Chapitre 2
Il avait franchi monts et marées, affronté nombres de monstres terribles. Il en ressortait plus fort, plus grand, il avait vaincu la peur et la douleur.
Bon, d’accord, il n’y avait pas d’océans à Alényor, ni de terribles monstres. Et Rhys n’avait pas grandi en à peine trois semaines, de même que la seule douleur qui avait pu l’étreindre durant son voyage était le froid. Mais il était (probablement) devenu plus fort (dans sa tête) et avait (peut-être) vaincu sa peur (ou pas).
En tout cas, Rhys était enfin arrivé à destination. Aldarant l’avait accompagné durant deux semaines, jusqu’aux frontières de la région où se trouvait le palais, puis il lui avait souhaité bonne chance. Ils s’étaient séparés sans effusion, mais avec une tendresse non-feinte. Satie s’était contentée de manger, bien sûr, mais elle avait émis un drôle de renâclement lorsque l’adolescent l’avait caressée. Sûrement une façon de lui demander de la laisser tranquille quand elle dégustait un repas.
Le palais se dressait fièrement devant Rhys. Les murs blancs resplendissaient au soleil et les nombreux bassins d’eau laissaient miroiter les nuages. Il n’existait pas plus grand château que celui. Les bâtiments étaient de cristal et de blanc, les jardins de pourpre et d’azur. Myriades de couleurs et de reflets qui valsaient sur des airs si doux.
L’adolescent contempla sa nouvelle demeure un très long moment. Comment ne pas rester bouche bée devant pareil spectacle ? Allait-il vraiment vivre ici à partir de cet instant ? En tant que potentiel futur empereur ?! Quelqu’un devait se foutre de lui, il n’y avait pas d’autre explication.
Tout à ses interrogations, Rhys marchait en marmonnant des propos incompréhensibles, sans se rendre compte que ses pas le rapprochaient toujours un peu plus de l’immense grille qui entouraient le palais. Des centaines de mètres se profilaient jusqu’au plus grand des bâtiments. Atteindre l’entrée allait être interminable.
— Ah ! C’est vraiment n’importe quoi, s’exclama l’adolescent. On rentre à la maison.
Évidemment, il n’eut pas le temps de tourner les talons (ce qui aurait été une sage décision) : un garde l’interpella sèchement, sûrement inquiété de ce gamin qui se présentait aux portes de la cour vêtu de guenilles.
— Hé toi ! Qu’est-ce que tu fais là ?
— Rien du tout, je repars.
Joignant le geste à la parole, Rhys tourna les talons, mais la main du soldat se posa fermement sur son épaule. Je suis maudit.
— Pas si vite gamin. Si tu n’as rien à faire ici, pourquoi tu es là ?
— Je prenais l’air ?
— Ah ouais ?
Le garde se pencha au-dessus du danseur, menaçant.
— Très bien, je t’emmène au QG pour qu’on s’explique.
— Mais je n’ai rien fait !
— Ça on n’en sait rien.
L’officier traîna Rhys sur le chemin qui menait au palais. Il essayait de se montrer raisonnable et de rentrer gentiment chez lui pour ne causer de tort à personne, et voilà qu’on l’emmenait de force ! Résigné, l’adolescent soupira de dépit, déjà préparé à ce que personne ne le prenne au sérieux. Il allait finir dans un cachot pour le reste de sa vie. Le bon côté des choses, c’est qu’en prison, il serait nourri et logé gratuitement.
La traversée des jardins extérieures fut in-ter-mi-na-ble. Ils mirent une quinzaine de minutes pour enfin arriver au QG militaire. Rhys, trop exaspéré pour être inquiet, était subjugué par le décor qu’il l’entourait. Il était né et il avait grandi dans la rue. Avoir un toit au-dessus de sa tête était déjà un luxe qu’il pouvait rarement s’offrir. Alors un toit de cinq mètres de longueur ! Il devait rêver. En fait non, il n’avait pas assez d’imagination pour rêver de ce genre de choses.
— Assieds-toi, lui ordonna le garde. Tout le monde est occupé avec la fête, donc je serai tout seul pour t’interroger.
— Quelle fête ?
— Tu sors d’une grotte, gamin ?
De l’autre côté du pays, ça comptait comme une grotte ?
— C’est l’anniversaire de l’empereur aujourd’hui.
— L’empereur fait une fête pour son anniversaire ?
Le garde le regarda avec consternation. Il se demandait si ce jeune garçon se moquait de lui en feignant l’ignorance, ou s’il ignorait réellement des choses aussi basiques.
— Peu importe. Comment tu t’appelles ?
— Rhys, et vous ?
— Rhys comment ?
— Avec un « r », un « h », un « y » et un « s ».
L’officier leva sa plume du papier qu’il griffonnait pour le fusiller du regard. Mais il rencontra simplement l’air fier de l’adolescent ; il savait épeler son prénom, chose si rare là d’où il venait. Il pouvait même se targuer de savoir lire quelques mots, et il n’en était pas peu fier.
— Je te demandais ton nom de famille, reprit le soldat.
— Je m’appelle Rhys, c’est tout.
— Bien, Rhys Cétout.
Le danseur fronça les sourcils. Ne venait-il pas de louper quelque chose à l’instant ?
— Quel âge as-tu ?
Alors qu’il s’apprêtait à répondre, Rhys fut interrompu par l’arrivée impromptue d’un garde. Celui-ci déboula à toute vitesse dans la pièce, traversa la salle en trébuchant et en se cognant contre les tables. Il se jeta vers son collègue et lui murmura à l’oreille des propos intelligibles. Le visage de l’officier qui interrogeait l’adolescent se décomposa progressivement. Il vira au blanc, puis au rouge vif. Même ses oreilles se colorèrent d’écarlate.
Le premier garde se leva brusquement. Le nouveau venu et lui se regardèrent longuement, avec une drôle d’intensité.
— Bien hum… Toi, tu ne bouges pas d’ici.
Cela s’adressait à Rhys évidemment. Néanmoins, l’adolescent ne s’attendait pas à ce que les deux soldats s’éclipsent de la pièce et le laissent seul. La dernière chose qu’il entendit fut des propos quelque peu… torrides :
— Attends au moins d’être dans une chambre pour te déshabiller !
— Je ne peux plus attendre…
Rhys se couvrit les oreilles. Où est-ce qu’il était tombé ? C’était un palais où tout le monde était arrêté sans raison et laissé seul pour une partie de jambes en l’air.
Bien sûr, l’adolescent quitta son siège. Il n’allait tout de même pas rester tranquillement à attendre que le garde ait fini sa petite affaire et qu’ils reprennent l’interrogatoire ! Le jeune danseur s’éclipsa hors du QG par une porte dérobée, sans la moindre idée d’où il se trouvait. Puisqu’il était là… autant en profiter et explorer.
Rhys marcha au hasard dans des couloirs plus somptueux les uns que les autres. Ceux qui n’étaient pas fait de marbre resplendissaient de mosaïques colorées. Des vitraux, des cristaux, tout brillait à faire pleurer. Le jeune danseur arpentait le palais sans avoir la moindre idée de la rareté de ce qu’il voyait. Parfois, des dragons couvraient de leurs écailles des mètres de toile. La peinture ressemblait tant et si bien à une photographie que l’adolescent sursauta à plusieurs reprises lorsqu’il tombait nez à nez à un des reptiles cracheurs de feu.
La plupart des couloirs étaient vides : sûrement l’influence de la fête d’anniversaire de l’empereur, mais Rhys n’aurait su le dire, tant il y avait de chemins, de pièces et de détours. Il lui semblait impossible que le palais puisse parfois être totalement rempli. Il aurait fallu des milliards de personnes.
Lorsqu’il croisait des servants, le jeune homme baissait la tête, mais c’était bien inutile : personne ne le remarquait, malgré ses vêtements débraillés. L’anniversaire de l’empereur devait réellement être un événement très important pour que personne ne se soucie davantage de la sécurité du palais.
Alors qu’il déambulait de couloirs en couloirs, de salons en salons, Rhys déboucha sur des escaliers. Il grimpa les innombrables marches, jusqu’à arriver à une aile très particulière du palais. Ce qui lui avait semblé jusqu’ici si luxueux n’était rien de plus que des breloques, comparé au décor qu’il venait de découvrir. Des murs de verres. Des tapis brodés d’or. Des lustres de cristal.
— Ah ça y est, j’ai compris. Je suis mort et c’est le paradis. C’était donc ça tous ces dragons !
Tout à fait rassuré à l’idée d’être décédé, Rhys s’avança sans crainte dans l’immense allée. Diverses portes la bordaient, chacun menant vers une chambre luxueuse. Pas une ne ressemblait à la précédente. Cela paraissait être le concours de qui aurait la plus belle.
— Que faites-vous ici ?
Rhys se retourna brusquement. C’était la seconde fois dans la journée qu’on lui posait cette question et qu’il ne possédait pas la réponse. Toutefois, en voyant qui lui demandait, il s’apaisa. Il s’agissait d’une servante à peine plus âgée que lui, à l’air sympathique.
— Je suis désolé, je crois que je me suis perdu.
— Ah…
La domestique sourit timidement et reprit son travail sans plus d’interrogations. Ses petits bras s’acharnaient à nettoyer de fond en comble chaque chambre. Elle astiquait, balayait, lavait, tout y passait, les draps, les rideaux, les tapis, les bibelots. C’était un spectacle hypnotisant de la voir travailler à une telle vitesse et avec tant d’efficacité.
Le jeune danseur ne put s’empêcher de voler au secours de la demoiselle alors qu’elle tentait de déplacer une pile de livres plus haute que son buste. Il prit la moitié des ouvrages et les posa par terre.
— Vous n’avez pas à m’aider.
— Ça ne me dérange pas.
— C’est mon travail.
— Je n’ai rien à faire.
Elle lui lança un regard d’avertissement, mais s’abstint de répliquer. Malgré qu’elle ait décliné son aide, la jeune fille confia quelques tâches simples à Rhys : emporter le linge sale, vider les poubelles, etc.
— Je m’appelle Rhys, et toi ?
— Astyal.
— C’est joli.
La servante lui jeta un regard noir. Bon, d’accord, pas de compliments.
— Où est-ce qu’on est ?
— Ce sont les chambres des héritiers. L’aile d’à côté est réservée aux héritières.
C’était donc pour ça que tout était si richement décoré. Rhys lorgna quelques instants sur les différentes chambres, soudainement inquiet qu’il y ait une possibilité, même infime, qu’il se retrouve lui aussi à loger dans ce couloir.
— Arrête de rêvasser et ouvre les fenêtres.
Le jeune danseur s’exécuta aussitôt, intérieurement content que la servante ait abandonné le vouvoiement. Une bourrasque ébouriffa ses cheveux châtains. Il respira l’air frais de l’extérieur et jeta un coup d’œil dehors. En bas, il pouvait voir un immense cortège coloré. Des tas de convives fourmillaient de toute part. Des éclats de voix lui parvenaient, même s’il n’en comprenait pas un traître mot.
— Pourquoi tu n’es pas à la fête avec les autres ? demanda-t-il.
— J’ai été punie.
— Pourquoi ?
Astyal lui offrit une seconde fois un joli regard assassin.
— Et toi alors ? Pourquoi tu n’es pas à la fête avec les autres ?
— Je suis arrivé au palais aujourd’hui. Je ne savais même qu’il y avait une fête.
— Es-tu un idiot ?
Rhys haussa les épaules en aidant à mettre les draps. Astyal semblait plutôt gentille et pas trop curieuse, peut-être pouvait-il en profiter pour poser quelques questions ?
— Dis, Astyal…
— Arrête de parler et travaille, sinon tu peux partir.
Bon, peut-être pas finalement. Le jeune danseur constata finalement qu’il gênait davantage la jeune fille qu’il ne l’aidait. Il se contenta d’ouvrir les fenêtres dans les chambres pas encore nettoyées, puis retourna auprès de la demoiselle.
— Tu sais comment ça fonctionne pour devenir un héritier ? demanda-t-il malgré l’interdiction de parler.
— Tout le monde sait comment on devient héritier.
— Pas moi.
Astyal soupira, épousseta une étagère, et prit le temps de répondre à son interlocuteur.
— Tu sais qui sont les Attributeurs de Rois au moins ?
— Des gens qui choisissent qui seront les héritiers à la couronne ?
Elle acquiesça.
— Les Attributeurs de Rois avaient pour mission à l’origine de choisir quinze garçons et quinze filles entre 11 et 15 ans qui auraient le potentiel d’accéder au trône. Jusqu’aux 20 ans de tous les candidats, ils devaient passer des épreuves pour évaluer leur compétence. La fille et le garçon jugés les plus aptes prendraient la succession, tout simplement.
— Ce n’est plus comme ça maintenant ?
— La principale différence est que les candidats ne sont plus limités au nombre de quinze et que…
La jeune fille s’interrompit, comme si elle avait été sur le point d’en dire trop.
— Et que ? l’encouragea Rhys.
— À l’origine, n’importe qui peut devenir héritier tant qu’il est jugé digne de l’être par un Attributeur de Rois. Mais avec les années, certaines familles riches ont commencé à avoir de plus en plus de pouvoir et le choix des héritiers est devenu des querelles entre nobles. Plus aucun roturier n’est désigné pour être héritier désormais.
Elle soupira en baissant les yeux et retrouva aussitôt son air féroce.
— Si tu racontes à quiconque ce que je t’ai dit, je m’assurerai que tu ne puisses plus jamais parler ! le menaça-t-elle.
Rhys hocha la tête.
— Qu’est-ce qu’il se passerait si un roturier venait à être choisi comme héritier ?
Sa voix avait un peu tremblé d’hésitation. La servante prit le temps de réfléchir à sa question avant de répondre :
— Je pense que ce serait une bonne occasion de remettre tous ces prétentieux à leur place, si la personne en vaut la peine évidemment.
La réponse d’Astyal convainquit Rhys de ne pas lui parler de sa nomination d’héritier. Il n’avait aucune intention de remettre quiconque en place et rester dans l’ombre lui convenait très bien. Mais évidemment, il fallut qu’à ce moment-là, la jeune fille le pousse brutalement pour ranger des vêtements et que Rhys trébuche. Il fallut qu’il tombe. Bien sûr. Et que la broche que lui avait confiée l’Attributeur de Rois tombe avec lui et se retrouve sous les yeux d’Astyal.
Non, décidément, il fallait vraiment que tout aille mal.
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