Chapitre 6
— Ô Seigneur, si tu savais, si tu savais ! MAIS TU NE SAIS PAS ! hurla-t-on.
Rhys se prit une branche en pleine gueule. Privé de vue par des feuilles écarlates, il ne put qu’entendre la suite des cris hystériques. Et il vit rouge (forcément, il n’y avait pas d’autre couleur). À peine arrivait-il quelque part qu’un évènement étrange survenait : il n’avait pas eu le temps de faire deux pas avant d’entendre un idiot crier.
— Et je susse que tu ne susses pas ! Car si tu savais, cela aurait signifié que tu saches, mais tout le monde n’a pas le capacité de mettre une tête dans deux chaussettes ! SALSA SAUCE PIMENTÉE !
L’évidence s’imposa au jeune danseur : il lui fallait fuir. En continuant sa route, il allait au-devant d’un grand danger, vers le timbré qui déblatérait de telles inepties. Il se frotta les yeux et commença à faire tranquillement demi-tour. Ou tout du moins, l’intention y était. Car la curiosité l’emporta et il ne put s’empêcher de jeter un coup d’œil vers l’origine des hurlements : au milieu de la végétation pourpre, sur une petite place, un adolescent était monté sur une chaise, elle-même placée sur une table basse, dont les quatre pieds trônaient fièrement sur un banc en bois.
Rhys fronça les sourcils en écarquillant les yeux (moi non plus je ne sais pas comment il fait) et s’approcha sans s’en rendre compte. L’inconnu tenait un livre à la main, comme s’il récitait un texte, mais en y regardant de plus près, on pouvait se rendre compte que toutes les pages étaient barbouillées de peinture et que le livre débordait de rubans et de confettis. Il était habillé étrangement, avec des bottes montantes à talons et une cape violette. Encore un fou.
Warning alert : FUIR IMMÉDIATEMENT.
Trop tard, évidemment. Rhys s’était approché un peu trop près, les arbres ne camouflaient plus sa présence et le jeune noble le repéra aussitôt. Ce dernier afficha un air ravi en constatant qu’il avait un public et dégaina une épée (sortie d’on ne sait où) pour la brandir vers notre protagoniste. Celui-ci aurait sans doute dû se sentir menacé, seulement, la personne qui pointait son arme vers lui était en équilibre sur une chaise à trois mètres au-dessus du sol. On se demandait qui était en danger.
— C’est donc toi ! TU ES TOI ! cria l’adolescent aux cheveux châtain.
Sans blague. Il était lui. Incroyable !
— Tu es donc venu me voler ma demoiselle en détresse ?!
Rhys regarda rapidement autour de lui, à la recherche de la demoiselle en détresse, en vain.
— Elle n’est pas encore arrivée, inutile de la chercher.
— Comment je peux te voler quelque chose qui n’est même pas là ? demanda le danseur en regrettant aussitôt d’avoir parlé.
Il ne fallait pas encourager les timbrés dans leurs timbreries (si, si, ce mot existe).
— Il faudra demander à quelqu’un d’intelligent.
Ainsi, ce fou était au fait de sa stupidité. Il y avait du progrès !
— TU T’APPELLES COMMENT ?
— Inutile de crier, je suis à trois mètres de toi ! répliqua l’héritier.
— Oui, mais il y a du vent entre nous deux, il risque de faire envoler mes mots !
Tout en s’expliquant, il balança son épée au beau milieu de la forêt. L’arme disparut dans un nuage de feuilles rouges et dans un concert de piaillements agacés.
Sûrement par peur qu’une bourrasque lui vole une réplique, le jeune homme sauta de son échafaudage avec une élégance qui n’égala que son atterrissage dramatique. Inquiet malgré lui, Rhys s’enquit de son état et l’aida à se relever. L’inconnu se mit aussitôt à lui serrer la main et à la secouer dans tous les sens.
— Je suis tellement content de te rencontrer sur la terre ferme !
Hein ?
— Tu n’es pas ma demoiselle en détresse, mais je ne t’en veux pas !
C’est gentil, merci.
— C’est génial de te voir !
… ?
— Je m’appelle Zéphyr, et toi ?
— Rhys.
Zéphyr se jeta aussitôt au cou du jeune danseur, tout en continuant à secouer sa main.
— Nous sommes désormais liés pour la vie !
— Pardon ?
— Ne t’inquiète pas, je me marierai avec ma demoiselle en détresse.
Sans plus d’explication, Zéphyr relâcha Rhys et commença à démonter l’assemblage de meubles. Il plaça la chaise sous la table basse, d’où il sortit tout un tas de papiers colorés qu’il disposa de part et d’autre. Il attendit un moment, avant de soupirer d’un air déçu et de ranger le bazar qu’il avait causé.
L’héritier, muet de stupéfaction, resta planté là, tétanisé. Il n’était pas certain d’avoir bien assimilé la situation. Il songea à s’enfuir, mais tous les gens de ce palais semblaient vouloir le forcer à rester avec eux. De ce fait, grâce à un procédé aussi subtil qu’incongru, le noble réussit à l’empêcher de détaler à l’autre bout du monde, en lui jetant des feuilles au visage dès qu’il tentait une retraite stratégique.
Rhys rendit les armes : il consentit à s’asseoir dans un coin, non sans maudire tout un tas de divinités. C’était toujours la faute aux dieux. Nah.
— Qu’est-ce que tu fais là ? demanda-t-il pour faire la conversation.
— J’attends ma demoiselle en détresse.
Évidemment, il aurait dû s’en douter. Il ne répondit rien, alors Zéphyr se chargea de continuer la discussion.
— En fait, je l’ai sauvée ! C’était une jeune fille magnifique. Elle dansait en plus ! Grâce à moi, elle a pu venir au palais. J’ai tellement hâte de la revoir.
— Hum.
— Elle portait une robe rouge, c’est pour ça que je lui ai donné rendez-vous ici, mais j’ai oublié de prendre en compte le trajet de retour, alors je ne suis pas arrivé à temps. Je viens ici tous les jours pour l’attendre ! Je sais que ça peut paraître idiot, parce qu’elle m’a peut-être oublié, mais j’attends quand même au cas où elle viendrait.
— Mmh.
— D’après mes pronostics, on devrait sortir ensemble pendant deux ou trois ans, et ensuite je lui ferai ma demande en mariage. J’aimerais avoir cinq enfants. Tu viendras au mariage ?
Rhys n’écoutait évidemment plus, alors il se contenta d’acquiescer. Son interlocuteur continua son fantasme à voix haute, tout à sa jeune demoiselle en détresse, qu’il avait sauvée des griffes de la pauvreté et qui vivrait une belle vie luxueuse grâce à lui. Il inventait à peu près tous les détails possibles et imaginables pour étoffer ses idées.
Au bout d’un certain temps, il finit par s’interrompre et bombarda le danseur d’une foule de questions, comme s’il se rappelait soudainement de son existence et tentait de justifier les précédentes minutes à parler uniquement de lui-même. Une mitraillette à paroles.
— Tu as quel âge ? Tu viens d’où ? Tu es domestique ? Pourquoi tu es venu ici ?
— Oh. Stop.
— Tu penses qu’il y a des oiseaux qui sont capables de marcher sans lancer leur tête en avant ? Ou tu penses qu’on peut mettre trois fois la même chaussette sur son pied comme des couches de gâteau ?
— Zéphyr ! s’écria l’héritier.
— C’est moi ! Présent !
Il était épuisant. Et c’était peu dire.
— Je suis arrivé ici par hasard, répondit néanmoins Rhys pour calmer l’ignoble débit de parole qu’il devait subir. Mais j’avais un rendez-vous avec un pervers pédophile ici, il y a quelques semaines.
— Oh non, tu l’as loupé !
— Ouais, j’aurais bien aimé lui en coller une. Quoique… Il vaut mieux que je ne le revois pas.
— Qu’est-ce qu’il t’a fait ?
— Il m’a pris pour une fille !
— OH !
— Et il m’a fait devenir héritier devant tout le monde !
— Mais quel idiot ! Ça me rappelle que j’ai sauvé ma demoiselle en la faisant devenir héritière à la cour alors qu’elle dansait au milieu d’une foule.
— …
— Quoi ?
Chargement en cours. Traitement de l’information. 99% effectués.
Lent et idiot, comme à son habitude, Rhys finit ENFIN par comprendre qui se tenait à côté de lui. Il s’étouffa avec sa propre langue, puis se mit à bégayer d’une voix vibrante de colère.
— Tu es… Tu es… CE PUTAIN D’ATTRIBUTEUR DE ROIS !
Il n’en fallut pas plus pour que le jeune danseur se jette sur Zéphyr. Il lui colla une droite en pleine face. Et paf. Dommage qu’il n’ait pas pu prendre de photo à ce moment, pour pouvoir le revoir en boucles. Ils roulèrent tous deux par terre, jusqu’à le blond réussisse à prendre le dessus et bloque les deux bras de Rhys.
— Attends, attends ! STOP !
— T’étais un adolescent ?! Pourquoi t’étais un adolescent ? T’es vraiment un Attributeur de Rois ?!
— Pourquoi tu t’es transformé en mec ? Qui a osé te transformer en homme ?!
— Mais j’ai TOUJOURS été un mec. Il n’y avait que toi pour ne pas t’en rendre compte !
— Bien sûr, c’est de la magie noire, tu ne peux pas dire que tu as été victime d’un sort. Ne t’en fais pas, je vais te sauver et tu pourras redevenir une fille.
Malgré sa condition de danseur aguerri, Rhys n’était pas bien fort. Il savait se servir de ses poings quand la situation l’exigeait, mais Zéphyr était définitivement plus entraîné que lui : il tenait ses poignets comme si de rien n’était et continuait à converser comme si de rien n’était.
Alors que le faux Attributeur de Rois cherchait à voix haute toutes les formules du monde pour transformer Rhys en femme, ce dernier s’égosillait en jurons. Concert de hurlements ! Le spectacle était terrifiant : deux adolescents entremêlés, l’un désespéré et l’autre enragé. On aurait dit un combat de cochons dans une arène de mouffettes.
— Si tu ne te retransformes pas en fille, je vais me suicider !
— C’est très bien, si tu me traites encore de fille, je vais te tuer !
— Peut-être qu’on peut essayer de te faire boire du jus d’asperge mélangé à du piment et du gingembre ? Ça pourrait marcher.
— Si tu essayes de m’approcher à moins de cinq mètres avec un truc pareil, je te jure que je… euh… T’éclate la gueule !
À force de jurer, on n’a plus d’arguments. Rhys ne savait même plus comment menacer celui qui avait bouleversé sa vie. Il était à court de mot et à court de tout honnêtement.
Finalement, il fallut attendre que les deux jeunes s’épuisent d’eux-mêmes. D’un commun accord, ils rendirent les armes et s’allongèrent, sans voix. Leur gorge les irritait, la joue de Zéphyr le brûlait là où il avait reçu un coup et les poignets de Rhys présentaient des traces rouge vif.
— Je pense, commença le noble, que…
— Pas un mot. Sinon je te coupe la langue.
Tous deux avaient chuchoté pour préserver leurs cordes vocales. Un long silence s’ensuivit. Comme le calme après une tempête. Rhys sentit sa colère s’amenuir, jusqu’à disparaître.
— Je suis vraiment un mec depuis ma naissance. Je ne suis PAS une fille.
— Pourquoi tu étais en robe alors ? Ça prêtait à confusion !
— Évidemment que ça prêtait à confusion, c’est le but ! C’est un spectacle de rue, le but est d’attirer le plus de monde possible. Et ça marche beaucoup mieux d’être habillé en fille et de dissimuler son visage pour entretenir l’illusion. Mais tout le monde sait bien que je suis un mec, c’est… Enfin ça se voit quoi !
— Et comment j’aurais pu le savoir moi ? C’est insupportable à porter le costume d’un Attributeur de Rois ! C’est plein de tissus pour rien et il faut garder le visage toujours couvert, j’arrivais pas à respirer.
— C’était vraiment toi alors ?
— Ouais. En fait, je suis le fils d’un Attributeur de Rois, et je l’accompagnais. Je sais modifier ma voix et j’ai utilisé des échasses pour me grandir ! Je devrais faire ça plus souvent.
— T’es juste un gamin…
— Eh oh ! J’ai quinze ans !
— Et moi seize, je suis ton aîné.
Zéphyr ne répliqua rien, et prit un air soucieux. Enfin, il essaya, parce que son visage était bien trop illuminé pour qu’on puisse y déceler la moindre trace d’inquiétude.
— Rhys, tu es déjà officiellement un héritier ?
— D’après l’impératrice, oui. Pourquoi ?
— Eh bien euh… Mise à part le fait que je n’ai pas les habilitations pour te nommer héritier et donc, que si ça se découvre, nous finirons tous les deux exécutés, il s’avère que les héritiers ne sont pas censés avoir plus de quinze ans lors de leur nomination.
Il fallut quelques secondes pour que les informations montent au cerveau du danseur. Il récapitula sa situation dans sa tête. Il avait été nommé héritier à la couronne par un Attributeur de Rois il y a quelques semaines. Suite à cela, il avait été forcé à fuir de sa région natale pour rejoindre le palais, où on l’avait obligé à se déguiser en poireau orange et rencontrer l’impératrice. Il était devenu officiellement un héritier, donc un membre de la famille royale.
Sauf que… Ce n’était pas un Attributeur de Rois qui l’avait nommé héritier. Juste un adolescent idiot qui l’avait pris pour une fille de quatorze ans. Et désormais, si quelqu’un découvrait la vérité, tous deux finiraient décapités.
Rhys tourna lentement la tête vers… vers… Il n’avait plus de mot pour décrire cet insupportable connard. Sans réfléchir, il se jeta sur lui et la bagarre reprit comme si de rien n’était. Deux idiots qui se tapaient dessus pour une histoire de travestissement et de broche dorée.
Les choses n’étaient pas prêtes de s’arranger.
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