Chapitre 10

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Rhys fixait avec déréliction la liste d’invités qu’on lui avait demandé d’apprendre par cœur pour son introduction à la cour. Seulement, personne n’avait jugé bon de lui apprendre à lire et à écrire depuis son arrivée. Il se retrouvait ainsi à bêtement regarder la feuille qu’on lui avait donnée dans l’espoir de comprendre les symboles tarabiscotés sur le papier. Parfois, il reconnaissait les lettres de son prénom ou quelques sons et il tentait vainement de deviner le nom d’un éminent personnage.

Le jeune héritier jura avant de froisser la liste pour former une belle balle. Il la lança à travers sa chambre de toutes ses forces. Depuis que seigneur Bretzel lui avait remis le papier, il cherchait un moyen d’échapper à cette cérémonie ridicule qui visait à l’intégrer officiellement parmi les héritiers et à la cour. Puisque toutes ses tentatives de fuite avaient désespérément échoué, il s’était résigné à paraître un minimum présentable et à ne pas se ridiculiser. La mission paraissait impossible lorsqu’il jetait un coup d’œil à sa penderie flashy ou à cette fichue liste d’invités qu’il devait connaître. Et personne à qui demander de l’aide ! Astyal continuait de bouder avec acharnement, pendant que Zéphyr était introuvable depuis deux jours. Rhys passa en revue toutes les alternatives qui s’offraient à lui. Il ne s’abaisserait jamais à demander de l’aide à seigneur Fier Zèbre ! Il songea aux autres héritiers, mais il n’était à leurs yeux qu’un serviteur qui se perdait un peu trop souvent dans leur aile, puis aux soldats, avant de se remémorer qu’ils avaient tendance à abandonner leur poste pour une partie de jambes en l’air. Il restait toujours Hélène et Malza, ses deux servantes attitrées, mais il avait bien trop honte de ses origines et de ses lacunes pour oser leur demander de lui apprendre à lire.

Un long soupir échappa au jeune homme qui commença à battre des jambes contre le matelas de frustration. Trop occupé à se lamenter sur son sort, Rhys ne prêta pas attention à des coups portés à sa porte. Le battant s’ouvrit sur une tête d’ange aux cheveux blonds.

— Héritier Cétout ?

Le concerné fit un bond de trois mètres en hurlant au viol.

— À L’AIDE ! HOMME BATTU !

Le nouveau venu le fixa avec stupeur. Heureusement, personne n’entendit la crise du danseur et ne vint le sauver du « viol ».

— Sytian ? fit le jeune homme lorsqu’il réussit à se calmer.

Que faisait ce sublime spécimen princier dans sa chambre ? Dans sa… chambre ?!

— Euh… balbutia-t-il. Ce n’est pas ce que tu crois ! Enfin ce que vous croyez ! Je ne suis pas… Je suis… perdu ? Ce n’est pas moi !

Le blond rit doucement avant de le rassurer.

— Héritier Cétout, ne vous en faites pas, je suis au courant de votre situation.

— Que… Comment ?

— Vous n’étiez pas très discret.

Sytian lui adressa un clin d’œil. Son interlocuteur repensa à Astyal et ses mises en garde contre le favori de la cour. Selon elle, c’était son principal ennemi. En tout cas, il le serait, si Rhys convoitait le trône. En cette absence de désir pour la couronne, il n’avait pas besoin de se méfier.

— Que faites-vous ici ?

Mister Parfait se balança d’un pied sur l’autre, mal à l’aise, ce qui, grâce à son charme naturel, se traduisait plutôt par un léger déhanchement séducteur.

— Eh bien… J’ai conscience que ce n’est pas très protocolaire, commença-t-il avant de prendre une profonde inspiration. Enfaitj’avaisenviedefairevotreconnaissanceetpeut-êtredevenirvotreamisaufquej’avaispeuralorsjen’aipasosveniravant.

— Pardon ?

— Je voulais…

— Oui ?

— Devenir…

Le jeune homme marmonna une suite inintelligible aux oreilles du danseur.

— Qu’est-ce que vous avez dit ?

— JE M’INTÉRESSE À VOUS !

Le cri avait échappé à Sytian dont le stress avait atteint son apogée. Son exclamation désarçonna Rhys qui le fixa plusieurs secondes sans comprendre. Lorsqu’il reprit possession de ses moyens, il tenta tant bien que mal de répondre au jeune homme sans le blesser.

— Écoutez, je suis flatté par votre… intérêt, mais… Voilà, je ne suis pas attiré par les hommes. Et euh… Nous ne nous connaissons pas assez alors…

Les joues de Prince Charmant virèrent carmin à la vitesse de la lumière.

— Non, non, pas du tout ! Je ne m’intéresse pas à vous ! Mais ne croyez pas que je ne vous porte pas d’intérêt ! Simplement, je ne suis pas attiré dans ce sens-là…

— Oh…

Le danseur le regarda avec incertitude, perdu sur l’objet de la conversation. Sytian le remarqua et prit de nouveau la parole pour essayer de dissiper le malentendu :

— C’était pour être amis…

— Amis ?

— Oui.

— Qui donc ?

Non, décidément, Rhys ne comprenait rien.

— Mais… Amis, avec vous !

— Avec moi ?

— Oui !

La lumière se fit dans le minuscule cerveau de l’héritier. Sa compréhension se traduisit par un long « Ah » peu protocolaire, avant qu’il ne fronce les sourcils. Pourquoi diable un jeune homme aussi parfait que Mister Prince Charmant voudrait devenir ami avec lui ? Ce fut ledit blond qui lui répondit :

— Vous n’êtes pas noble et visiblement peu intéressé par le trône. Je vous ai vu avec la demoiselle Astyal et l’apprenti Zéphyr, vous aviez l’air… vraiment proche. J’ai grandi dans un milieu difficile où toutes les relations étaient calculées pour être la plus avantageuse possible. Depuis que je suis héritier, c’est encore pire. J’aimerais juste… quelqu’un à qui je peux dire la vérité, sans un sourire plaqué sur le visage et l’inquiétude que mes propos soient retournés contre moi.

Lorsqu’il entendit cette réponse, Rhys n’hésita pas longtemps. Il se leva de son lit pour se placer face à son interlocuteur et lui tendit la main avec un grand sourire.

— Je m’appelle Rhys, enchanté. Vous pouvez me vouvoyer.

— Sytian. Ravi de vous… te rencontrer.

Ils conclurent leur nouvelle amitié d’une poignée de main. Le danseur constata que la paume et les doigts de son ami étaient particulièrement fins et doux. De plus près, il remarqua également sa petite corpulence et les traits gracieux de son visage. Maintenant qu’il le voyait, Sytian lui semblait particulièrement androgyne. D’ailleurs, sa voix n’était pas très grave…

— Tu n’es pas trop stressé pour la cérémonie d’intronisation ?

Rhys manqua de se frapper la tête contre un mur. Cette fichue soirée ! Son regard dériva jusqu’à la liste d’invités délaissée au sol, toute froissée. Il poussa un long soupir désespéré qui fit sourire son nouvel ami.

— Je suis sûr que tout se passera bien. De plus, le dernier héritier est arrivé ce matin, alors ils vont coupler la cérémonie d’intronisation par la clôture des recherches d’héritiers et d’héritières, donc ce ne sera pas trop long pour toi.

— Qu’est-ce que cela veut dire ?

— Les places d’héritiers et d’héritières sont limitées. Maintenant qu’elles sont toutes prises, ils vont organiser une journée en notre honneur, puis les épreuves pour nous départager arriveront dans les prochaines semaines.

Un gémissement de dépit s’échappa des lèvres du jeune homme.

— Pitié, tuez-moi.

— Ce serait puni d’une peine de mort par écartèlement.

— Mais quelle horreur ! Ils sont fous ces nobles !

Étonné par le franc parler de son ami, Sytian le dévisagea avec étonnement. Cette spontanéité était bien loin de tout ce qu’il avait connu jusqu’à présent. Cela lui fit le plus grand bien d’entendre quelqu’un remettre en question ces principes acquis depuis sa naissance.

— Et toi, tu es stressé ?

— J’ai l’habitude.

Rhys lui lança un coup d’œil suspicieux.

— En fait, je suis terrifié…

— Pourquoi ?

— J’ai l’impression qu’au moindre regard de travers, je serais banni du palais et renié par mes parents…

— Pourtant, tu es le prince parfait.

— Seulement en apparence.

— Ce n’est pas ce qui compte les apparences par ici ?

Sytian réfléchit à la question avant d’admettre qu’il avait raison.

Ils discutèrent de tout et de rien pendant un long moment. Ils apprenaient à se connaître au fur et à mesure. Rhys trouva en le jeune homme un équilibre que la personnalité enflammée d’Astyal et la folie de Zéphyr ne lui apportaient pas. Sytian était réfléchi, mais aussi empathique, gentil et terriblement anxieux. Le jeune danseur ne remarqua pas moins de cinq tics nerveux dont souffrait son nouvel ami. Il dut à plusieurs reprises l’empêcher de se ronger les ongles jusqu’au sang ou de se craquer les doigts.

Une complicité se créa rapidement entre les deux jeunes hommes. Ils s’appelaient l’un l’autre « Mister Parfait » et « Poireau Orange ». Après une remarque un peu trop acerbe au goût de Rhys sur ses habits, il jeta son oreiller en pleine face du blond. Celui-ci eut un instant d’hésitation sur la démarche à suivre. On ne lui avait jamais permis de sauter sur un matelas, de faire une bataille d’oreiller, d’avoir un mot plus autre que l’autre… Pourtant, lorsqu’il croisa le regard rieur de jeune hériter, ses doutes s’évaporèrent et il renvoya le coussin vers le danseur. S’ensuivit ainsi un combat acharné qui n’eut ni vainqueur, ni perdant. Juste un envol de sourires.

La fatigue finit par avoir raison des deux adolescents. Ils se laissèrent tomber côte à côte sur le lit aux draps défaits. Leurs mots n’étaient plus que chuchotements. Pour la première fois depuis qu’il était arrivé au palais, Rhys se sentit chez lui, à sa place. Une chaleur s’installa au fond de son cœur.

— Je peux te confier quelque chose ? souffla soudain Sytian.

— Bien sûr.

— J’avais une arrière-pensée quand je t’ai demandé d’être ton ami…

Rhys se redressa sur un coude.

— Quoi, tu es vraiment intéressé par moi ?!

— Non ! Pas par toi…

— Par qui alors ?

Le danseur réfléchit à toute vitesse.

— Ne me dis pas que tu es intéressé par Zéphyr ?!

— Mais non ! C’est d’Astyal dont je parlais.

— Astyal ? Mais c’est… un dragon. Elle va te bouffer. Tu es masochiste ?

Mister Parfait fronça les sourcils avec consternation, puis, ils éclatèrent tous deux de rire.

— Alors comme ça, tu voulais être mon ami pour approcher Astyal…

— Non, j’espérais simplement la chose. Je voulais vraiment devenir ton ami.

Rhys hocha la tête, secrètement soulagé que Prince Charmant soit sous le charme d’Astyal et non de Zéphyr. Cette simple pensée le fit avaler de travers et il s’étouffa avec sa propre salive. La fatigue le faisait délirer.

Suite à la confession du blond, ils n’échangèrent plus. Le silence s’installa entre eux, les berça de longues minutes, jusqu’à ce que Morphée vienne les chercher. Le pays des rêves les accueillit et les mena vers d’autres contrées.

— HÉRITIER CÉTOUT ! SI VOUS NE SORTEZ PAS DANS LA MINUTE, JE VIENS VOUS CHERCHER MOI-MÊME !

Rhys se réveilla en sursaut en entendant la voix terrifiante de Seigneur Bretzel. Il jeta un coup d’œil par la fenêtre et constata avec horreur que la matinée était déjà bien entamée et que la cérémonie d’intronisation devait sûrement avoir lieu très bientôt. Il secoua Sytian qui sauta hors du lit, paniqué. Ils échangèrent un regard affolé qui les sortirent définitivement des limbes du sommeil.

— DIX SECONDES HÉRITIER CÉTOUT !

Ledit héritier se rua vers son dressing et attrapa la première tenue qui lui tombait sous la main.

— Neuf… Huit…

— Rhys, c’est le pantalon ça, pas la chemise !

— Bordel.

Sytian vola à sa rescousse pour l’aider à enfiler les bas bouffants violets et le haut à carreaux rouges et bleus. Il avait l’air d’un clown, une fois n’est pas coutume.

— Vite, les chaussures !

— Trois…

Cependant, en avisant les bottes immondes en cuir imitation léopard, Rhys se figea.

— Hors de question que je porte ça !

— On n’a pas le temps !

— J’ENTRE !

La porte s’ouvrit avec fracas sur un Seigneur Fier Zèle rouge de colère. Il portait un ensemble grisâtre très strict et un chapeau qui dissimulait son début de calvitie. Un air de surprise se peint sur son visage en remarquant la présence du favori de la cour dans la chambre de Rhys, mais il se reprit bien vite.

— Héritier Cétout, je vous prierais de me suivre dès maintenant. Quant à vous, héritier De Lamin, je vous rappellerais que si votre présence n’est pas exigée pour la cérémonie d’intronisation de notre jeune héritier ici présent, vous êtes toutefois dans l’obligation d’assister à la clôture des recherches d’héritiers et d’héritières.

— Entendu, Seigneur Ferzel. Je vous remercie pour votre prévenance.

Les deux hommes s’adressèrent un signe de tête sous le regard exaspéré du danseur qui ne voyait absolument pas l’utilité de toutes ces politesses.

Puis, l’instituteur conduisit Rhys jusqu’à l’une des plus grandes salles du palais. Le chemin semblait interminable. Par le plus grand des miracles, l’homme austère n’avait pas remarqué que son élève allait pieds nus à l’une des cérémonies les plus importantes du château. Il fallait souligner que la longueur démesurée du pantalon violet qu’il portait jouait un grand rôle dans ce miracle.

Ils avançaient à pas rapides, croisant parfois des serviteurs qui s’inclinaient respectueusement sur leur passage. Rhys trébucha à deux reprises sur le tissu bouffant qu’il portait, sans compter qu’il n’avait pas de ceinture pour retenir le vêtement qui glissait sur ses hanches trop fines ! Il n’osait imaginer quelle image il devait encore donner. Un autre miracle que Bretzel ne lui est pas demandé de se changer. En jetant un coup d’œil à l’homme en question, il constata ses lèvres pincées et son visage fermé. Se pourrait-il qu’il soit stressé pour lui ? L’héritier pria tous les dieux auxquels il ne croyait pas pour que ça ne soit pas le cas. Si le vieil homme s’inquiétait réellement pour lui, il était persuadé que cela relèverait d’un mauvais présage de mort imminente.

Leurs pas les menèrent jusqu’à une grande porte finement ouvragée. Derrière, on pouvait distinguer rires, éclats de voix et musiques. Rhys commença à discrètement reculer, mais une main ferme le retint. Soudain, ses horizons furent envahi d’un nuage blanc. Il éternua pour chasser une étrange poudre de ses voies respiratoire. Lorsqu’il rouvrit les yeux, une petite femme le regardait avec un sourire, un poudrier blanc à la main.

— Ne bougez pas.

Sans plus de cérémonie, elle commença à barbouiller le visage du jeune homme avec des pinceaux colorés. Il n’osait même pas imaginer le résultat. Et au vu du regard que Seigneur Fier Zèbre lui lançait, ça ne devrait vraiment pas être beau à voir.

Soudain, quelqu’un hurla :

— Héritier Rhys Cétout, venu de lointaines contrées. Orphelin et sans ascendance noble.

Un murmure se propagea dans la salle alors qu’on ouvrait les portes.

Des dizaines de pairs d’yeux se posèrent sur le pauvre danseur. Accusateur, désapprobateur ou curieux, leur regard le tétanisa. Toute raison l’abandonna. Il attrapa un pan de la porte et la ferma derrière lui. BAM.

— Non, non, ce n’est pas moi ! cria-t-il à l’attention de la foule. L’héritier Cétout est constipé et aux toilettes, merci d’attendre !

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