Le secret d'Agathe.

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Lorsque Agathe sortît de chez ses parents, la peur et l'envie se mélangèrent en une indescriptible confusion. La jeune femme aux cheveux longs et châtain, pendant sur ses épaules, se demandait bien ce qui allait lui arriver. Une boule au ventre terrible, accompagnée d'une intense compression des poumons, la broyait terriblement.

L'étudiant en école de commerce n'avait que vingt-deux ans, et allait vivre le premier moment intense de sa vie, celui dont elle se rappelleraît jusqu'à la fin de ses jours. Pour son père et sa mère, elle allait passer la journée avec un groupe d'amis, réviser pour des examens. Mais en fait, elle allait voir son petit ami... Depuis quelques temps déjà, le ton de leurs voix se faisait plus chavirant au téléphone.

Agathe se sentait parler d'une voix rauque chaque fois qu'elle répondait à Thomas. Et ce dernier, entrecoupant ses paroles en profonds soupirs, enivrait chaque fois un peu plus l'étudiante. Aussi apeurée que transie, elle avait finalement pris son courage à deux mains, et lui avait proposé rendez-vous chez lui. Agathe se réjouissait de retrouver à nouveau Thomas, après plus d'un mois d'absence pour cause de séjour universitaire à l'étranger.

Elle monta dans le bus, rassurée. Vêtue de son long manteau noir, bien utile en cet automne frais, ouvert sur un pull gris porté à même le buste, faisant discrètement saillir ses tétons pointés, elle marcha, faisant claquer ses bottes sur le plancher du véhicule. A peine pouvait-on percevoir le bruissement de ses pantalons, qu'elle agrippa aussitôt la barre de maintien, juste à temps avant que l'autobus ne démarre.

Le trajet durerait un long moment, et Agathe observait le paysage urbain défilant, histoire de tromper l'ennui... Mais ses angoisses reprîrent vite le dessus ; s'étant demandé si elle n'eût oublié quelque chose à la maison, elle profita d'une halte à un arrêt-bus pour jeter un bref coup d'oeil dans son sac à main. La jeune femme n'avait rien oublié, mais cette vérification, loin de la tranquilliser, amplifia ses peurs...

C'était une boule de peur qui envahît son cerveau, comme si elle eût été condamné à la peine capitale, et que l'autobus l'emmenât au lieu de l'exécution. Autour d'elle, la foule indifférente lui sembla soudain hostile, comme des spectateurs venus assister à la mise à mort. Le corps d' Agathe se raîdit, et sa main se crispa sur la barre de maintien, au point de devenir moite...

Dans le sac à main de l'étudiante, se trouvait une petite boîte qu'elle avait retiré d'un distributeur placé près d'une pharmacie, un soir où il y avait peu de monde dans les rues. Elle n'avait même pas osé demander à son grand frère, en qui elle avait toute confiance pourtant, de lui procurer cet article à sa place...

Agathe avait peur pour la première fois, dans les deux acceptions du terme. La peur de l'inconnu, la peu d'avant. Et la peur d'après, de ce qu'elle deviendraît après l'épreuve, et comment la dite épreuve la transformerait. La jeune femme, sentant ses entrailles se retourner, faillît défaillir. Reprenant l'inspiration à bouche ouverte, en de grandes bouffées, elle parvînt à se maîtriser. Dans l'autobus, pourtant bondé, personne n'avait prêté attention à elle. Cet isolement de la grande ville qui d'ordinaire, la mettait mal à l'aise, lui rendît bien service pour une fois.

Sa respiration se stabilisa quelque peu, quoique encore oppressée. Au dehors, les rues et avenues défilaient, sous les yeux indifférents d' Agathe. Ce qui l'inquiétait, c'est non pas ce qui allait se passer un jour, puisque " cela " aurait lieu de toute façon. La passion était trop forte, et le consentement acquis. Elle voulait se donner à lui entièrement, et espérait qu'il en ferait de même. Mais c'était quand. " Quand "... A chaque fois que le mot résonnait dans sa tête, son ventre recommençait à se nouer, et le malaise repartait...

Amplifié par les mouvements du véhicule, le mal des transports rajouta au mal-être d' Agathe, se demandant si elle n'allait point vomir, alors qu'elle avait justement déjeuné léger. Le trajet durerait moins d'une quinzaine de minutes, délai très raisonnable dans la mégalopole où elle vivait, et à un heure de circulation plutôt calme. Mais chaque minute passé dans le véhicule lui sembla être une heure ; une heure de trop s'ajoutant à d'autres heures, formant des siècles...

Lorsque l'autobus s'arrêta enfin à son arrêt, la jeune femme était encore plus angoissée. Paradoxalement, c'est la perspective de descendre de cette carcasse d'acier qui la fît tenir. Délivrée de l'engin, elle pourrait enfin respirer à l'air libre. Sitôt franchie la porte de sortie, elle marcha quelques mètres avant de s'immobiliser plus loin sur le trottoir, laissant filer la foule des passagers tout juste débarqués.

Ses poumons s'emplirent à pleine capacité de la fraîcheur du matin, donnant à Agathe la puissance d'affronter l'avenir. Elle ferma les yeux, et ressentît enfin son corps dans sa plénitude. Etirant ses bras vers le haut, si haut qu'elle manqua de renverser le contenu du sac à main par terre, ses seins se levèrent sous le pull, dressant encore plus les fiers mamelons, bien décidés comme leur propriétaire, à empoigner l'avenir...

Maintenant l'immeuble du CROUS était face à elle, à quelques dizaines de mètres. Juste assez pour faire repartir ses peurs. C'était là, derrière ces murs, que résidait son bien-aimé. Son coeur se mît à tambouriner fort dans sa poitrine, si fort qu'elle crût que sa cage thoracique allait exploser. Un étau invisible lui contracta à nouveau la poitrine, et une boule de feu s'alluma dans son ventre.

Toutes ces sensations confuses la mettaient plus mal à l'aise encore, les entrailles ravagées de l'intérieur. Agathe aurait voulu retourner chez elle, mais il était trop tard maintenant. Elle devait aller de l'avant, et c'est ce qu'elle fît. Un boulevard s'étirant entre elle et l'immeuble, elle n'attendît pas le feu rouge, et slaloma entre les voitures, s'attirant deux coups de klaxons rageurs, et quelques noms d'oiseaux.

Elle en fût effrayée, mais à peine plus tant les émotions les plus contradictoires passaient et repassaient. Dans sa tête, c'était un puzzle confus dont certaines pièces s'étaient volatilisées, et sa marche rapide dissimulait mal le but de cette frénésie d'activité : ne pas " craquer " en public. La jeune femme monta les marches menant au CROUS, et entra.

Il y avait un gardien dans le hall, mais l'étudiante rusa pour ne pas se faire repérer. Fébrile, elle monta l'escalier en courant. Plus elle les avalait, plus son homme se rapprochait. Ce qui pour les étudiants n'était qu'un bâtiment blanc et sans âme des années 1970, devînt son joyau. La cathédrale où vivait Thomas, l'homme de ses rêves...

Enfin, elle arriva devant sa chambre ; essoufflée mais extasiée. Trois petits coups : " Toc, toc, toc ". Des bruits de pas s'approchant, les tempes d' Agathe se mîrent à battre. La porte s'ouvrît enfin. Lorsque le regard de Thomas croisa le sien, ce fût le plus agréable coup de poignard qu'elle eût jamais pris.

Elle se jeta sur lui, poussant un cri strident. Jusqu'à la dernière minute, elle redoutait la rencontre. Maintenant ce n'était plus le cas. A peine la porte refermée qu'une pulsion sauvage poussa les amants à se déshabiller complètement... Les murs de la chambre, aussi fins que du papier à cigarette, laissèrent filtrer les émotions des amants, brutes de décoffrage...

C'est ainsi que les étudiantes et étudiants, voisins de Thomas, écoutèrent malgré eux le jeune couple faire l'amour. Aux gémissements déchirants et tellement féminins, répondîrent les cris rauques du garçons. Partagé(e)s entre le rire et la gêne, tous captèrent ces instants inoubliables, qui alimenteraient beaucoup plus tard, leurs souvenirs de vie étudiante...

Lorsqu'enfin la passion rendît grâce, Agathe était étendu sur le dos, son homme allongé sur elle. Il était lourd et l'empêchait de respirer parfois, tellement il l'écrasait. Mais cet inconfort était paradoxalement le plus agréable pour elle. L'étudiante n'avait plus peur maintenant, elle était au plus près de l'être aimé, qui l'avait honorée avec douceur et attention.

Lorsqu'elle dût, à regrets, se séparer de lui, le soir venant, elle n'était plus l'éternelle adolescente à peine sorti du lycée, mais une vraie jeune femme, qui commençait à comprendre le sens de son engagement. La crainte la saisît à nouveau, non plus celle de faire l'amour maintenant, mais la même crainte que tout un chacun : une vague inquiétude face à l'avenir...

En même temps qu'elle se rhabillait, elle vît le garçon ramasser le préservatif usagé traînant à terre, le nouer soigneusement avant de le jeter dans la poubelle. Tous deux s'affairaient chacun de leur côté, comme s'ils n'osaient s'avouer la vérité. Comme Thomas, Agathe n'éprouvait aucune honte, mais partageait avec lui de la gêne. Comment s'expliquer cette tempête sexuelle déréglant les âmes les plus sereines ?

Pas plus que son amant, elle n'avait de réponse. Alors, elle enfila son manteau et reprît son sac à main. Le garçon ouvrît la porte et, après s'être échangés un dernier baiser, elle quitta le couloir, le visage encore illuminé de bonheur, échangeant un dernier salut avant de disparaître dans la cage d'escalier.

Sur son passage, des portes s'étaient ouvertes. Garçons et filles voulaient voir " la " phénomène qui avait fait dépenser tant d'énergie à leur condisciple. Stupeur, gêne et sourires en coin étaient les attitudes les plus répandues, et Agathe se sentît fière de les avoir provoqués ainsi. Elle qui avait eu tant de mal à obtenir le baccalauréat tenait enfin sa revanche...

Narguant les occupant(e)s du CROUS d'un sourire mutin, la jeune femme était devenu Reine des lieux, Reine de la saison universitaire, et Reine d'un jour. Tant de titres pour celle ayant fait trembler tout un immeuble de sa fougue amoureuse, cela faisait " pas mal "... Lorsqu'elle sortît, il commençait à faire nuit. Elle se ferait probablement sermonner quand elle rentrerait à la maison, mais cela n'avait plus d'importance désormais.

Agathe était sereine, comme si elle voyageait sur un tapis volant. Ses pas effleuraient le sol, légers, et son corps semblait avoir acquis une nouvelle dimension, comme plus épanoui. Alors qu'elle s'apprêtait à gagner l'arrêt de bus, la jeune femme croisa une ancienne camarade de lycée, étudiante au CROUS également, qui lui proposa de la raccompagner chez elle.

Agathe fût au summum de la félicité, et lui proposa d'être présentée à ses parents, histoire de détourner leur attention. Son amie accepta, ce qui combla la jeune amoureuse d'aise. Jamais elle ne se sentît plus heureuse que ce jour-là. Toutes ses craintes et ses peurs avaient disparu, comme en un clin d'oeil, lui faisant entrevoir l'art difficile de la sérénité ; subtil mélange entre vigilance et lâcher-prise.

Son retour à la maison se passa le plus merveilleusement du monde, et les quarante-huit heures suivantes la vîrent des plus détendue, ce qui surprît son entourage. Et puis la vie quotidienne reprît le dessus, pour elle comme pour n'importe qui d'ailleurs. Mais elle ne souffrait plus d'angoisses maintenant. La jeune étudiante avait un secret lui permettant d'avoir confiance en elle désormais. Ce secret avait un prénom, connu d'elle seule pour l'instant : Thomas. Le secret d' Agathe, amoureuse.

( Fin )

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