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Un soir, alors que tout le monde s'apprêtait à prendre le souper dans la grande salle commune, Jean-Baptiste remarqua que Léonie, d'habitude ponctuelle, n'était pas revenue de ses travaux.
— Bernadette, demanda-t-il à l'une de ses camarades, mademoiselle Léonie n'est pas descendue avec vous ?
— Elle a glissé dans une grosse flaque de boue la pauvre, elle est dans sa chambre en train de se décrotter. Et puis as-tu besoin de lui donner du « mademoiselle », quand nous autres ne sommes bonnes qu'à être appelées par nos prénoms ? ajouta Bernadette d'un ton gentiment moqueur.
— Ha, ça il peut lui en donner, intervint madame Alphonse, étant donné que Mademoiselle a demandé sa propre chambre ! Et puis elle ne se lave jamais avec les autres femmes, toujours seule dans sa chambre, comme une comtesse ou que sais-je. On n'a pas idée d'avoir de telles exigences : elle n'est plus à Paris !
— Bah, rétorqua Bernadette qui s'était prise d'affection pour la jeune parisienne, sa chambre est si petite que vous pourriez difficilement y loger qui que ce soit d'autre. Et pour sa toilette, elle prend toujours soin de partager l'eau, elle porte toute seule son baquet à l'étage, et elle nous laisse toujours nous en servir en premier. Au fond, ça ne dérange pas grand monde.
— Oui, oui, bon, répondit madame Alphonse un peu agacée, Jean-Baptiste, ne reste donc pas là à bailler aux corneilles ! Elle a sûrement fini de se préparer, va la chercher qu'on puisse servir le souper : on ne va pas lui porter dans sa chambre en plus !
Le jeune garçon quitta la salle et traversa la cour à grandes enjambées pour rejoindre le bâtiment où logeaient les ouvrières.
Arrivé en bas de l'escalier, il réalisa qu'il entrait là dans l'espace d'intimité des femmes : c'était ici qu'elles parlaient entre elles de ce qu'elles n'osaient pas dire devant les hommes, qu'elles dormaient et se lavaient, ici surtout qu'elles se déshabillaient. Saisi d'une soudaine timidité, il monta l'escalier à pas de loup, comme pour ne pas déranger ce sanctuaire de la féminité où il n'avait pas sa place.
En haut des marches, devant la porte de la chambre, il songea que Léonie avait dû se tenir dévêtue quelques instants auparavant juste de l'autre côté, et ses joues se tintèrent de rouge à l'idée qu'une maigre cloison de bois seulement les séparait.
Prenant une inspiration, il frappa doucement à la porte et appela :
— Mademoiselle Léonie ?
Il n'y eut pas de réponse. Tendant l'oreille, Jean-Baptiste hésita un instant puis poussa lentement le panneau de bois.
La jeune femme se tenait debout, de dos à la porte et, penchée au dessus d'une trousse remplie de produits de maquillage, ne sembla pas remarquer l'intrusion. Elle était entièrement nue, ses cheveux mi-longs habituellement noués en chignons étaient lâchés et tombaient sur ses épaules carrées. Sans ses jupes, ses hanches semblaient plus étroites, et Jean-Baptiste remarqua la musculature de ses cuisses.
Léonie se retourna, laissa échapper une exclamation horrifiée et d'un coup sec attrapa sa robe de travail pour se couvrir. Mais ce qu'elle avait tenté de dissimuler n'avait pas échappé au regard de Jean-Baptiste.
Les deux jeunes gens se dévisageaient sans parler, tout à la fois pétrifiés sur place et prêts à bondir. Le garçon ouvrit la bouche pour parler mais aucun son ne sortit. Finalement, il bredouilla :
— Le souper va être servi.
Et sans ajouter un mot, il tourna les talons, ferma la porte, dévala les escaliers, traversa la cour et rejoignit la salle commune où déjà les ouvrières dressaient la table en jacassant.
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