Potion de soin
Je déglutis. Le liquide amer quitta finalement ma bouche. J’aurais dû m’en trouver soulagée, mais le goût persistait, m’arrachant une grimace dégoûtée que je ne réussis pas à dissimuler.
« Très bien, me dit-elle d'une voix douce. Vous vous en tirez très bien. »
Ce n’était pas tant l’amertume de la potion qui me dégoûtait que la texture. Je peinerais à la décrire, tant elle était indéfinissable. Huileuse, mais épaisse. Gélatineuse, presque. Je sentais encore une fine pellicule recouvrant l’intérieur de ma bouche. Je mâchai dans le vide quelques instants, espérant faire passer le goût, et constata avec un immense déplaisir que mes dents collaient. Après quelques instants pourtant, cette sensation passa et je m’autorisai à rouvrir les yeux. Non pas que cela était nécessaire dans l’ingestion de cette mixture, mais j’avais depuis l’enfance cette tendance à conserver les yeux clos dès que je devais avaler quelque chose qui me déplaisait. Je rencontrai les yeux de la sorcière, qui me fixait avec un sourire que je décrirais presque comme amusé.
« Et qu’y a-t-il donc là-dedans ? », demandais-je avec circonspection.
Mon ton, évidemment, était aimable. Ne jamais être déplaisant avec une sorcière : une leçon qu’on apprenait à tout citoyen du royaume dès leur plus jeune âge.
« Oh, de tout et de rien, chevalière », répondit-elle avec un sourire malin. « Un peu d’hibiscus du jardin, du miel de rosée, du suc de figuier… Délicieux, n’est-ce pas ? »
Je détournai le regard et observai la cabane autour de moi, dans l’espoir de trouver un sujet de conversation qui m’éviterait toute réponse indélicate. Je soupçonnais la sorcière d’avoir empiré le goût de cette potion de soin plus que nécessaire afin de s’amuser de mon inconfort. Je m’efforçai de conserver un visage neutre, refusant de ne lui montrer ne serait-ce qu’une seule émotion. Du moins, pas une seule émotion en dehors de la grimace que j’avais fait en buvant sa mixture. Cherchant une diversion, mon regard parcourut les meubles et objets. Des livres anciens remplissaient des étagères qui semblaient sur le point de s’effondrer à n’importe quel instant. Des plantes poussaient dans de multiples pots en terre. Des fleurs de toutes les couleurs séchaient, accrochées au plafond à l’aide de ficelles. Dans un miroir, je surpris mes yeux bleu acier en train de détailler les multiples cicatrices qui décoraient mon visage. Je constatai avec satisfaction que les blessures les plus fraîches avaient cessé de saigner, et que les tâches qui décoraient mon armure argentée avaient déjà séché. La potion avait commencé à faire effet. Honteuse de m’admirer ainsi, mon regard quitta le miroir, dépassa la large porte par laquelle j’étais entrée quelques heures plus tôt, et se posa sur une imposante horloge aux rebords poussiéreux que je n’avais jusqu’ici pas remarqué. Elle m’intrigua. Ses deux aiguilles, l’une en or, l’autre en argent, ne s’arrêtaient jamais, avançant à un rythme familier mais que je n’aurais su nommer.
« Elle ne donne pas l’heure votre horloge, n’est-ce pas ? »
Un rire léger. Enchantant, presque.
« Ah ! Je n’aurais que faire de connaître l’heure. Cette horloge m’est bien plus utile que cela.
« Dites-moi donc, je vous en prie.
« Priez-moi autant que vous le voulez, chevalière, mais les sorcières ne révèlent que rarement leurs secrets.
« Vous pouvez m’appelez Zara. L’utilité de cette horloge est-elle donc un secret, sorcière ? »
Je levai enfin mes yeux pour rencontrer ceux de mon interlocutrice. Elle m’observait avec intensité. Un sourire malin décorait son visage, rougi par la chaleur des feux faisant bouillir des chaudrons alentours. Les tâches de rousseur décorant son visage en ressortaient presque dorées.
« Nous autres sorcières avons une devise, Zara. Tout savoir a un valoir. Toute information a un prix. Et je ne suis pas sûre que vous puissiez vous offrir cette information-là. »
Je soupirai. Elle avait probablement raison. Je pouvais déjà à peine m’offrir cette potion de soin. Je n’avais pas besoin de lui poser des questions inutiles. Je lui offris un sourire contrit, et mon regard se tourna à nouveau vers cette horloge énigmatique. Comme si l’observer pouvait me permettre de la décoder. L’aiguille dorée me semblait trotter légèrement plus rapidement qu’auparavant.
« Mais puisque vous m’avez offert une information, chevalière, je vous en offre une autre en retour. Mon nom est Orianne. Vous pouvez m’appeler ainsi, plutôt que sorcière. »
Je tournai ma tête pour lui faire face, surprise. Il était rare pour des sorcières de révéler leur nom. Je fus toutefois prise de court lorsque je constatai que, loin d’être à son emplacement initial à l’autre bout de la pièce, Orianne n’était désormais plus qu’à quelques centimètres de moi, penchée de manière à ce que son visage soit en face de moi. Je ne l’avais pas entendue arriver. J’étais pourtant entraînée. Il était presque impossible de tromper mes sens. Avec son visage si proche de moi, je pouvais désormais constater que ses yeux marrons étaient constellés d’éclats dorés. Elle porta un de ses doigts à mon menton.
Mon estomac se noua. Qu’allait-elle me faire ?
« La potion semble faire effet », souffla-t-elle en faisant tourner mon visage à gauche et à droite. Effectivement, la douleur était passée sans que je ne m’en rende compte.
Son doigt quitta mon visage, non sans laisser une trace. Non pas physique, mais comme un sillon enflammé. Elle s’éloigna pour retourner à ses chaudrons, alors que je sentis quelque chose s’emballer au fond de moi. Mon cœur accéléra. Je reconnaissais cette sensation. C’était la même que celle que je ressentais juste avant une bataille. L’appréhension. La peur. Mon corps me soufflait que quelque chose clochait. Je me remémorais ce que l’on m’avait rappelé tant de fois depuis mon enfance. Les sorcières étaient dangereuses. Celle-ci pouvait faire n’importe quoi de moi. Me transformer en souris, en crapaud, ou me soumettre à n’importe lequel de ses ordres. Je n’étais même pas certaine que cette soi-disant potion de soin en était réellement une. Je jetai un nouveau coup d’œil vers l’horloge. L’aiguille argentée avait accéléré. Je me penchai pour récupérer mon casque en acier.
« Et bien merci beaucoup Orianne. Je vais y aller.
« Vous êtes sûre ? »
Je m’arrêtai dans mon geste et levai les yeux vers elle. Elle me tournait le dos, ne me regardait pas, mélangeant à l’aide d’une grande cuillère en bois l’une de ses mixtures dans un chaudron. Lentement, je reposai mon casque sur le sol. Non. Je n’en étais pas sûre. Mes compagnons m’attendaient, je le savais bien. Nous avions une guerre à gagner. Je devais défendre mon pays. Et pourtant, dans ce confortable fauteuil en velours, dans cette cabane enveloppée de volutes de fumée violette, je ne voulais plus partir. J’étais si bien.
Non. Mon sang se glaça et je me redressai d’un geste brusque. Je m’approchai de la sorcière à grands pas, main sur le pommeau de mon épée. Je pouvais sentir l'adrénaline parcourir mon corps. Orianne se retourna alors que je n’étais plus qu’à quelques centimètres d’elle. Son visage avait perdu l’assurance qu’elle avait jusqu’ici arboré. J’y aurais presque vu de la peur.
« Zara ? », demanda-t-elle presque timidement.
Je la saisis par le col.
« Diable ! Non… sorcière. Que m’avez-vous fait ? »
J’étais si proche d’elle que je pouvais sentir son souffle.
« Je pourrais… vous retourner la question, chevalière. »
Il m’apparut soudain que la confiance qu’elle avait affiché jusqu’ici n’était qu’un masque. Cet air timide, voire même intimidé, lui allait beaucoup mieux. Ses yeux avait du mal à affronter les miens, elle tourna la tête pour observer l’horloge. Je suivis son regard. L’aiguille en or avançait désormais à un rythme plus rapide encore, dans une course effrénée qui ne semblait pas s’arrêter. Je ne comprenais pas où elle voulait en venir.
« Observez plutôt… », chuchota-t-elle du bout des lèvres.
Sa main s’empara de la mienne et, doucement, la déposa sur sa poitrine. Je pouvais sentir son cœur. Il battait à toute allure. Après un temps, je finis par saisir ce qu’elle cherchait à me faire comprendre. Son cœur battait au même rythme que l’aiguille dorée de l’horloge.
« Et si vous me le permettez… »
Alors que l’une de ses mains restait collée à la mienne, l’autre monta jusqu’à mon visage. Ses doigts graciles effleurèrent mes lèvres, les entrouvrant légèrement. Au même instant, l’aiguille argentée accéléra prodigieusement, allant même jusqu’à dépasser en vitesse celle en or.
Je m’étais gravement trompée. Ce n’était pas la peur qui faisait battre mon cœur sur les champs de bataille. C’était l’excitation. Je déglutis.
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