Chapitre 2

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 Ce matin-là, des rafales battirent les dunes broussailleuses de l’Attique. La tribu avait été mise au courant du décès de Naros, mais personne dans le dème n’était resté pour la veillée, et personne d’autre que leur voisin n’avait remarqué d’individu suspect. Son corps, étalé dans le foin de la grange et enveloppé dans un étroit linceul qui lui voilait la face, avait séché et était devenu aussi rigide qu’un bloc de marbre, une statue d’éphèbe dont la peinture se serait effacée avec le temps. Antès voyait ses yeux noirs briller en songe, alors qu’il les avait soigneusement fermés. Il ne savait pas pourquoi ; l’étrusque n’était pas le premier esclave à périr sous ses ordres. Quand bien même il ressentait de la frustration, elle devait être guidée par la colère, entièrement dirigée vers le coupable, plutôt que sur la victime. L’atmosphère était morose et les regards fuyants.

 Dione comprenait mieux sa propre peine. Elle avait continué de la ronger, dès lors qu’on avait déplacé le macchabée, quelque chose en elle était incomplet et l’empêchait de songer à l’avenir. Quel avenir, d’ailleurs ? Privée de son compagnon, elle en devenait encore plus importante pour l’athénien, et la perspective d’être sans cesse appelée  ne l’enchantait pas vraiment.

 Baignant dans une clarté mêlant la chaleur printanière aux frimas, elle était en train de ramasser des laitues dans le potager quand son maître vint la chercher avec une étincelle inquiétante dans le regard.

 – Comment les étrusques rendent-ils hommage aux morts ?

 Dione écarquilla les yeux en l’entendant, de surprise tout d’abord, puis de suspicion. C’était si soudain et si incongru qu’elle ne savait même pas quoi répondre.

 – Vous avez bien des tholoi, comme nous, reprit-il, mais qu’en est-il des « autres » morts ? Vous leur érigez des autels, ou bien vous les entassez dans des fosses ?

 Il semblait presque sincère, et tellement pressé de savoir qu’elle en oublia, momentanément, sa haine pour lui et répliqua.

 – Dans ma tribu, nous brûlions nos morts et nous conservions leurs cendres dans des urnes, au sein de monticules.

 – Bien, soupira-t-il, faisons ça.

 Que lui importait-il d’enterrer un esclave à la mode de son peuple ? Lui-même ne savait quoi rétorquer, mais il le ressentait comme une nécessité, un besoin, une obligation pour ne pas se sentir monstrueux, et pas à l’égard de cette sauvageonne toujours prête à l’étrangler dans son sommeil et à disparaître dans la nature. Alors il restait sur ses gardes en s’assurant qu’elle ne s’approchât pas à moins d’un pas de lui. Dione n’en pensait pas moins de son maître, mais elle voulait aussi faire la lumière sur la mort de Naros.

 Ils firent ainsi qu’elle l’avait décrit et installèrent un bûcher sur la colline la plus haute des environs ; juste devant le bois sacré que Antès avait aménagé un peu après son exode urbain. Se sentant en partie responsable du drame, leur voisin aida à rassembler des pierres de bonne taille pour bâtir le four qui ferait office de tombeau. Ce fut à l’esclave de mettre le feu à l’installation, au lit creux où Naros avait été étendu et déshabillé. Le berger avait insisté pour lui glisser une obole dans la bouche : « au cas où Charon ne ferait pas d’exception pour les étrusques ». C’était en somme assez rare pour un vulgaire esclave d’être ainsi traité, et il s’étonna lui-même de son implication et de ce que la perte avait entraîné chez lui de considérations. Quant à Dione, elle respectait avec une rigueur procédurale toutes les étapes du rituel, déposant quelques offrantes pour sa vie d’après et approchant sa torche du lit de paille et de brindilles. Allumé, le tombeau ressemblait à un âtre : des braises crépitant à l’extérieur, suivies d’une odeur âpre de viande grillée que l’encens n’arrivait pas à estomper complètement.

 Quelques heures après l’oraison rendue au défunt, dans sa langue, suivie de thrènes poussés par l’athénien qui ne supportait plus de rester là à ne rien faire, ils prirent leur premier repas depuis la veille : une bouillie d’orge et de lentilles séchées à la mode tyrrhénienne. Faute de place et craignant de céder à la mélancolie, Antès avait pour habitude de manger avec ses esclaves, à se faire servir aussi par ces derniers, bien qu’il se réservât l’accès aux amphores de vin coupé par ses soins. Dione quant à elle jeûnait trois jours sur dix, et cela aurait dû tomber aujourd’hui, mais son estomac l’implorait d’avaler quelque chose.

 – Je vais me rendre en ville, annonça le fermier improvisé en brisant le silence, rapporter aux prytanes l’assassinat de Naros.

 Dione ne savait pas pourquoi il ressentait le besoin de le dire. Il ferait toujours ce qu’il voulait, avec ou sans son avis. Néanmoins, son regard pesait d’une curieuse façon, brillant de sentiments refoulés : luisant, en fait. Ce dévouement faillit la toucher au point qu’elle désirât l’aider, malgré tout ce qu’il lui inspirait de mauvais.

 – Pensez-vous que la mort d’un esclave importera aux autorités ? osa-t-elle demander.

 – Propis m’aidera.

 – Je croyais que vous le détestiez.

 – Je le méprise, mais ma voix n’a aucun poids depuis que j’ai abandonné ma condition d’eupatride, et il sera forcément chargé de l’affaire, étant donnée son titre.

 Antès quitta le dème en fin de matinée, chevauchant sur les plaines de la Mésogée qui se ressemblaient toutes ; prises entre des bosquets obscurs aux herbes folles et aux nuances de vert kaléidoscopiques, et les montagnes escarpées du nord, qui ne lui laissaient le choix qu’entre la voie sacrée et la route d’Éleusis menant à l’ouest de la cité. La selle avait été harnachée à la hâte, qui réveillait ses douleurs à la hanche. Toutefois, il était pressé de parvenir à bon port et, approchant de la périphérie d’Athènes, se fit un chemin parmi les habitations aux toits de paille et les étendages. Ses pensées allèrent étrangement à Dione, à qui il avait confié la garde de la maison et de leur bétail en son absence. C’était la première fois qu’il la laissait seule à la maison. Il se demanda si elle n’en profiterait pas pour s’enfuir. Cependant l’ivresse de la chevauchée, comme la nostalgie de revoir sa ville natale après tant d’années d’isolement volontaire, la lui firent rapidement oublier.

 La rue du quartier de la céramique où vivaient Propis et sa famille n’avait pas changé d’un iota ; toujours agitée ; toujours en effervescence, des artisans et des commerçants en provenance de l’Agora ou qui s’y dirigeaient. Une différence notable résidait dans la présence de deux archers scythes à l’entrée, en armure de bronze : des disques encastrés dans un plastron de cuir qui lui rappelèrent son premier service. Il ne s’était pas donné la peine d’enfiler sa chlamyde, et ses bottines sales lui donnaient un air de vagabond. Les gardes lui interdirent l’accès à la grande porte, bien qu’il cherchât à expliquer qu’il était une connaissance de longue date de l’archonte.

 – Tu es le quatrième à nous la faire aujourd’hui, lui lança l’un des deux d’un air méprisant, retourne dans la chora.

 Il pesta que même des idiots sauraient reconnaître un eupatride tel que lui, à sa façon de parler, qu’il ne devrait pas avoir à présenter sa plaquette, et voulut franchir seul le portail, ce qui eu pour effet malheureux d’énerver les soldats étrangers. Le moins échauffé sortit son glaive et le menaça de frapper s’il persistait, mais Antès ne voulait rien entendre et commença à crier :

 – Propis ! C’est ainsi que tu accueilles tes amis : par le fer et le sang ? Où sont donc passées les fameuses règles d’hospitalité ?

 L’autre garde le saisit par l’épaule et le colla contre le mur sans ménagement. Hoquetant de surprise, l’athénien, qui n’avait plus combattu depuis des années, réalisa qu’il ne pouvait plus faire le moindre mouvement. On lui chuchota alors :

 – Continue, encore, et tu ne boiteras pas que d’une jambe.

 Il souhaita retourner à sa prime jeunesse pour lui refaire le portrait, façon géométrique, mais la simple action de tirer sur son bras réveillait sa quarantaine et il se contenta de gémir et d’enchaîner les injures sans craindre réellement pour sa vie. Il assommait les gardes de noms et évoqua tous les champs de bataille où il s’était rendu, en tant que cavalier, mais ils se moquèrent d’autant plus de son handicap et allaient pour le jeter au milieu de la route quand la porte s’ouvrit et qu’une vieille femme en habits doriens en sortit pour s’interposer entre eux et l’aristocrate reconverti.

 – Qu’Apollon le loup me dévore si ce n’est le petit Antès !

 Il reconnut la nourrisse de son ancien ami, malgré ses cheveux gris à l’allure d’une vieille filasse et ses chicots noirs, désordonnés. Dire qu’elle était magnifique à l’époque. A présent ce n’était plus qu’une ombre, errant dans la maisonnée en quête d’une utilité. Aujourd’hui, le garçon qu’elle avait élevé se souvenait à peine de son nom. Elle s’illumina en retrouvant même un soupçon de cette période de sa vie qui lui avait donné un sens, et s’indigna devant le comportement des factionnaires.

 – Vous n’avez pas honte, dit-elle, grinçante, de traiter ainsi le meilleur ami de l’archonte ? Vous mériteriez d’être envoyés à Salamine pour le restant de vos jours. N’imaginez pas que j’en resterai là.

 – Nous n’avons pas de leçon à recevoir d’une femelle rabougrie, grogna le plus jeune des deux.

 Elle l’ignora et aida Antès à retrouver son équilibre, ainsi qu’une certaine tenue, lui proposant d’attacher son cheval pendant qu’il pénétrait dans le bâtiment. Il avait été décoré depuis la dernière fois ; des fresques troyennes sur les battants et des fontaines recouvrant la cour et le portique. Propis l’attendait dans l’andron, réservé aux seuls hommes, allongé sur un fauteuil en pierre volcanique. Il feignit l’étonnement en l’apercevant. A cette distance, il avait forcément entendu ses appels. Antès choisit néanmoins de ne pas y prêter attention. L’étole sur son épaule indiquait que le magistrat s’était habillé pour l’occasion.

 – Antès, mon frère, je ne t’attendais pas aussi tôt, s’écria-t-il d’un ton presque ironique. Heureusement que cette vieille bique de Thénia passait par là, sinon mes hommes t’auraient pris pour un mendiant et jeté dehors.

 Il éluda sa provocation ; sa manière qu’il avait toujours de se poser en ami et de critiquer ses choix pour créer ensuite une impression de hauteur.

 – Désolé d’avoir dû prendre de l’avance. Je reviens de la prytanée, en ville, où j’ai déclaré la mort d’un de mes esclaves.

 – Vraiment ? Ce qu’ils peuvent être fragiles, de nos jours. Je demande toujours à mon benêt de fils de les ménager, sans quoi ils ne sont plus bons à rien, beaucoup plus vite qu’on ne le pense.

 – C’est un meurtre, soupira l’ex-soldat, Naros s’est fait tuer, avant-hier, peu après que vous soyez repartis.

 Antès lui décrivit les événements dans leurs moindres détails : du départ du temple d’Hécate à la découverte du cadavre sur le bord du fleuve, sans omettre la silhouette entrevue par Dione un peu avant. Propis semblait embarrassé, pour le berger comme pour lui-même, en proie au doute, car il ne devait pas trouver un intérêt personnel dans cette affaire.

 – Ce n’est pas contre toi, Antès, mais on nous rapporte des morts tous les jours dans les quartiers chauds d’Athènes. Le meurtre d’un esclave dans la Mésogée ne va pas intéresser grand-monde.

 – Tu es l’archonte-roi, non ? Si tu ne le fais pas pour la justice, viens au moins en aide à un ami.

 Il lui en coûtait de le supplier ainsi. Il se jura de ne plus jamais le faire. Davantage d’effusions lui auraient été fatales. Par chance, le mot « ami » semblait exalter quelques souvenirs d’enfance chez le magistrat qui se fendit largement en lui prenant la main.

 – Je ne peux rien te garantir, reprit-il, mais j’évoquerai cette histoire à l’archontat. Une prostituée a été retrouvée morte, elle aussi dans l’eau, près de chez-toi. Peut-être s’agit-il du même coupable ?

 Il aurait pu commencer par ça avant de le laisser s’humilier en réclamations. Cela dit, il y avait un début de piste, et Antès éprouva un semblant de satisfaction à l’idée qu’on mît en branle la machine judiciaire.

 – Nous en discuterons dans quelques jours avec l’assemblée, j’espère encore que tu y seras. Maintenant, si tu veux bien, j’attends la visite d’un héliaste pour une question de loi.

 L’allusion à ce titre qu’il avait jadis brigué le fit grincer des dents, mais il était presque heureux d’être chassé de chez Propis, songeant qu’il aurait eu à l’entendre encore longtemps ou à trouver lui-même une excuse pour s’enfuir. Lorsqu’il franchit le portique recouvert de bougainvilliers mauves, il aperçut le fils, Kalithos, qui discutait avec son fameux pédagogue de Samothrace. Il ne l’écoutait qu’à moitié et se retourna pour saluer l’ancien cavalier qui s’en allait.


 Dione attendait assise sur un tabouret à côté de l’enclos, communiquant avec l’étable, où les moutons étaient autorisés à sortir sans surveillance. Leur chien : un roquet au poil ras et à l’air stupide dont elle ne connaissait pas de nom, veillait au grain, ici comme au pré, et la soulageait d’un poids. Elle n’avait rien mangé du reste de la journée et ne songeait pas plus à s’en aller. Cette situation lui déplaisait, de rester plantée là, impuissante, et son désir de revanche en était plus grand encore. Rien ne l’obligeait à être là, hormis l’ordre d’un éclopé, et elle ne croyait pas à la machine judiciaire des hellènes. Cependant ils manquaient tant d’informations.

 Avant qu’elle se fût décidée, la nuit était tombée. La lune dardait sur le toit de la ferme ses faisceaux argentés qui n’en dévoilaient que la terrasse et le chemin jusqu’à la clôture. Quelque chose l’observait, tapi dans l’obscurité, impénétrable, rampant et salivant de plaisirs malsains. Dione crut y reconnaître la silhouette du bord du Céphise, bien qu’elle fût sans doute suggérée par son esprit, et ses jambes refusèrent de bouger. La peur l’intimait de se barricader, sa hargne de s’enfoncer dans les ténèbres. La jeune femme entonna une prière au dieu tutélaire de sa tribu et recula de quelques pas vers la cour. Puis, une forme se détacha des prés. Elle s’approchait.

 Des branches griffaient l’air du platane dans le jardin. Elle ferma les volets et plaqua son oreille contre la porte qu’elle maintenait également close. Des pas résonnaient, irréguliers, hésitants, une autre respiration se superposait à la sienne, saccadée, lourde comme la sienne. Et s’il ne s’agissait que de Médios en fin de compte ? Il avait pu avoir d’autres soucis avec ses bêtes. Cependant, le thessalien n’était pas du genre à faire des secrets ; il se serait déjà présenté arborant un sourire gêné.

 Dione sentit une pression de l’autre côté de la porte ; se précisant et s’affermissant. Elle jeta le loquet et recula de plus belle, haletante. Autour d’elle, il n’y avait guère de quoi se défendre et elle ignorait où son maître avait laissé ses anciens équipements. Fonçant en cuisine, elle attrapa le premier couteau venu et le brandit dans l’entrée tandis que le bois craquait sinistrement sous les assauts répétés du ravisseur. Était-ce à son tour, après Naros ? La vision de son propre corps gonflé d’humidité l’emplit d’effroi. Elle la chassa et, envisageant le pire, restait plantée en se préparant à l’accueillir de la seule manière possible. Les tremblements de la porte ralentirent, puis cessèrent. Après quoi, la maison fut plongée dans un silence religieux que ne vint interrompre Dione sous aucun prétexte, gagnée par l’adrénaline.

 Soudain, elle entendit un grincement derrière-elle, le plancher, depuis la réserve, à côté du gynécée. Elle fit volte-face : comment avait-elle pu oublier l’entrée arrière de la maison ? Son heure semblant venue, elle la ferait payer à prix coûtant, et s’aventura dans le couloir sans relâcher sa prise sur le couteau. C’est alors qu’elle tomba nez à nez avec le berger boiteux qui rentrait de la ville, exténué et surpris de la voir ainsi équipée. Au départ, il crut qu’elle le menaçait bel et bien, mais devant son expression désemparée, il comprit qu’elle cherchait à se protéger de quelque chose ; mais de quoi ?

 – Il est revenu, souffla-t-elle imperceptiblement, il était là, tout près.

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