Chapitre 6
Depuis sa fenêtre, elle voyait des panaches de fumée s’élever très haut dans le ciel, noirci par les cendres qui retombaient tout autour : des flocons de ténèbres cristallisées, tapissant les toits et les rues du village. Le grondement du volcan se propageait dans la terre et la faisait trembler, renversant des cruches et les brisant sur les pavés.
– Il y a forcément quelqu’un là-dessous, dit-elle à sa mère, tandis qu’elle ramassait des morceaux d’une amphore tombée de l’étagère.
– Le dieu s’est réveillé, mais il ne faut jamais l’appeler.
– Pourquoi m’avoir appelée comme ça, alors ?
– C’est un autre dieu, en-dessous. Personne ne connaît son nom. Lorsque le premier s’endort, le second se réveille et sa colère balaye tout sur son passage ; elle retourne les montagnes et détourne les rivières, inverse le cours des cascades et fait s’abattre sur la terre des milliers d’étoiles incandescentes. L’une d’elles est tombée le jour de ta naissance.
– C’est vrai ?
– Non, ma chérie, ton père trouvait seulement que ça sonnait bien, alors nous t’avons appelée…
* * * *
Dione se réveilla en sursaut sur un tapis de paille. À ses côtés, Antès se retournait dans tous les sens, ronflant comme un loir. Quelle ironie, pensa-t-elle : habitué au confort, il avait presque l’air plus serein, ainsi. Un garde posté dans l’encadrement d’une porte les surveillait. Elle ne voyait pas très bien son visage, dans l’ombre, mais tenta d’attirer son attention.
– Combien de temps allons-nous rester ici ?
Le garde s’avança vers les barreaux qu’il frappa du pommeau de son glaive, produisant un son désagréable. La pièce entière vibra à l’impact.
– Vous êtes venus à Thèbes sans être répertoriés dans nos registres. Avec les récentes affaires de meurtres, on se méfie des voyageurs. Si vous n’avez rien à vous reprocher, vous sortirez dès demain. Maintenant, faites moins de bruit, j’essaye de dormir.
Des meurtres ? Une autre chose qui ne changeait pas selon l’endroit. Les heures passèrent, identiques, implacables. Dione se demanda depuis combien de temps ils étaient ici. Une sorte de vrombissement : un fracas infime, mais diffus, au-dessus, laissait supposer qu’il pleuvait. Parfois, une goutte traversait les tuiles et, s’infiltrant dans la roche, atteignait leur cellule. Dans sa robe déchirée, les cuisses à l’air libre et ses pieds douloureux, Dione grelottait. Ce n’était pas une simple morsure, mais un froid discret, sournois, qui s’était glissé dans les cachots et rappelait sa présence dans son dos, chaque fois qu’elle arrêtait d’y penser. L’esclave en vint à confondre la lumière de la lucarne avec celle de l’aube et comprit qu’elle n’avait presque pas dormi.
Le craquement des lattes ressemblait à des bruits de pas ; les ombres, projetées sur le mur par la lune, à des lémures qui pénétraient leur cellule. Était-ce Naros qui leur rendait visite ? Visiblement, le soldat ne l’avait pas remarqué. Rêvait-elle ? Même quand elle voyait des esprits courir sur les parois de leur maison pour y grossir les courbes peintes, les motifs minoens qu’affectionnait Antès, personne d’autre ne les remarquait.
– Que dois-je faire ? chuchota-t-elle, Naros, réponds moi.
Elle tremblait toujours. Plus seulement de froid ou à cause des vibrations. Le mutisme du garde et le sommeil d’Antès la laissaient dans un état de solitude infernale.
Les ronflements cessèrent. La forme allongée de son codétenu parut s’agiter. Dione s’en approcha, tout en restant suffisamment éloignée pour qu’il ne se fît pas de fausses idées, et l’entendit murmurer. Elle ne comprenait pas, mais ses lèvres bougeaient. Cela avait tout l’air d’injures.
– Vous ne dormez pas non plus, souffla-t-elle, avouez.
Antès roula sur son profil pour la regarder, surpris, mais pas embarrassé, comme elle l’avait imaginé.
– Je ne l’ai pas dit parce que ça n’avait aucune importance.
– Pourquoi tenez-vous tant que ça à venger la mort de Naros ?
– C’était mon esclave.
– Une simple propriété. Mais ça ne tient pas debout. Seriez-vous allé jusqu’à Delphes et offrir toutes vos richesses à un prêtre d’Apollon, simplement pour un objet volé ? Je ne crois pas, non. Ce que je crois, c’est que vous cherchez à vous donner bonne figure. J’ai vu vos larmes quand vous avez découvert le corps.
– Tu ne sais pas qui je suis, cracha-t-il avec une certaine agressivité.
– Je crois que vous êtes un petit boiteux aigri par la guerre et que, sous couvert de changer de mode de vie, vous êtes resté très attaché à votre jeunesse aristocratique, et votre supériorité. Vous étiez amoureux de Naros, voilà pourquoi vous prenez la chose aussi personnellement. Cela, je peux le comprendre, puisque je l’aimais autant que vous.
La face de l’athénien se décomposa.
– Dione…
– N’allez pas croire que je cherche à mieux vous comprendre, ou à excuser toutes vos humiliations, vos coups. Les maîtres ne changeront jamais, et vous serez encore plus mauvais avec l’âge. C’est vrai que j’ai mis beaucoup de temps à vous répondre, mais c’est assez maintenant. J’admirais les arts et la culture grecque à travers les céramiques et les voyageurs que nous recevions à Ulcern. Je pensais que vous étiez aussi nobles que les héros que vous dépeignez dans vos histoires. Maintenant, j’ai revu mon jugement à la baisse ; assez de ce monde d’hommes. Et arrêtez de m’appeler comme votre femme morte ! J’ai un nom – celui qui m’a été donné à ma naissance – et c’est Vulca.
L’athénien resta interdit. Les cheveux noirs de l’étrusque s’agitaient en volutes sur sa tête, portés par une brise nocturne. Il ne savait plus quoi répliquer et cette figure d’érinye vengeresse le fascinait autant qu’elle l’emplissait d’horreur.
– Que dois-je faire, alors ?
Vulca prit une longue inspiration et caressa un pan du mur où les mânes semblaient s’être fixés. Ce n’était pas un hasard s’il lui posait la même question, au moment opportun. Qu’en savait-elle ? La réponse viendrait forcément avec le temps.
– Quitter cet endroit, tout d’abord, ensuite, nous rentrerons et nous nous chargerons nous-mêmes d’enquêter. Si vous tenez encore à ce que justice soit rendue.
Sur ces mots, elle se tut et retourna à sa place, attendant le lever du soleil et le réveil des gardes dont les ronflements rendaient leur sommeil d’autant plus difficile.
Quand la lumière pointa à l’intérieur de la cellule, un homme à l’air patibulaire leur apporta un coffre dans lequel se trouvaient leurs affaires confisquées. Qui eût cru que les cadméens avaient encore assez de principes pour ne pas avoir dérobé tout ce qui leur restait, c’est-à-dire à peine assez pour ne pas avoir l’air de simples vagabonds ? Certainement pas le berger.
Ils sortirent non loin de l’agora de Thèbes, où se devinait encore le passage des soldats perses ; les statues importées de Suse et d’Ecbatane n’avaient pas été déménagées après leur départ. Cette négligence irrita d’autant plus Antès qu’il croyait entendre des voyageurs athéniens autour de lui. Une vive douleur le prit aux muscles rien qu’à les imaginer pactiser avec l’ennemi à leur tour. Pour Vulca, tous les dialectes de la péninsule se ressemblaient, elle qui pratiquait un grec uniforme, comme on l’enseignait de l’autre côté de la mer ionienne.
– C’est bien beau de vouloir repartir, soupira le berger, mais cela m’étonnerait fort que Merkion nous ait attendus toute la nuit au marché.
– Rien ne nous empêche d’aller vérifier.
Il haussa les épaules. Peut-être qu’ils dégoteraient une bête pour rejoindre l’Attique une fois sur place. L’esclave pourrait s’y rendre seule, mais lui, avec sa jambe qui le lançait encore, ce n’était même pas la peine d’y songer. Par chance, ils retrouvèrent le chemin de la ville-basse en un temps record, la place où ils s’étaient arrêtés et cette fameuse ruelle où flottait une odeur d’urine, et les vêtements à quelques trois mètres de hauteurs qui séchaient de la veille. Un détail sur un mur leur avait échappé : une imposante fresque représentant un soleil aux rais ondulés, effigie d’Apollon Phoibos.
Ils rejoignirent enfin le bazar et ses échoppes désordonnées, ses marchands de passage et d’innombrables esclaves venus se ravitailler pour leurs maîtres qui n’osaient pas s’y aventurer eux-mêmes. Cela non plus ne changeait pas d’une cité à l’autre, songea Vulca. Elle chercha du regard le fameux vendeur de poteries, sans succès. Aucune trace non plus de sa charrette ou des bêtes de trait. Il devait déjà être loin de la ville de Cadmos.
Une voix résonna dans la foule, d’un timbre unique qui les fit frissonner. La jeune femme se mit à chercher de plus belle d’où elle provenait, se frayant un chemin parmi les crieurs torses nus et luisants de sueur, bousculant un charpentier qui vantait les mérites de ses armatures de vaisseaux, alors qu’il n’y avait pas d’eau pour tremper une galère à l’horizon. Antès l’appelait en se glissant parmi les badauds, dégageant un enfant en haillons d’un coup de canne. Comme la voix s’était tue, ils tendirent l’oreille de concert, étonnamment synchrones. Rien à faire. S’ils n’avaient pas été trompés par leur intuition, leurs chances de trouver une connaissance dans la foule grouillante des bas fonds étaient presque nulles. C’est alors qu’une corde sonna tout près d’eux. Vulca recula et se heurta à un musicien roux, aux paupières teintes en noir et recouvert de bibelots aussi brillants que superficiels. L’athénien la rejoignit en soufflant et reconnut l’homme à son tour. Comment avaient-ils pu le rater ?
– Kiterion, c’était donc vous ! s’écria l’étrusque, victorieuse.
Vulca venait de faire le rapprochement avec le chanteur thrace de la place où ils s’étaient arrêtés, peu après leur arrivée à Thèbes. Elle remercia les Dieux d’avoir finalement fait preuve de clémence en les guidant jusqu’à lui.
– Dione, Antès ! Qu’est-ce qui vous amène par ici ? Laissez-moi deviner ! Les jeux ? Le concours de poésie ? Ou bien le lancer de disques. À vrai dire, je préférerais participer à ceux d’Athènes, mais je n’y ai pas une très bonne réputation, et je crains d’être jeté comme un malpropre aux portes de la ville. Thèbes a l’avantage d’être plus inclusive.
Une chaleur débordante gouttait de ses mots, sans artifice cette fois, sans cette raillerie permanente qui accompagnait les éclats de voix de Propis. Antès l’avait trouvé intrusif et par trop exalté la dernière fois, mais il ignorait totalement qu’il était chanteur. Ces gens là sont toujours un peu en marge des communs, pensa-t-il, entre l’artisan et le prêtre dévoué. Ils ont accès à des aspects de l’existence interdits aux mortels. Quelque chose attira néanmoins son attention : un homme qui s’était volatilisé dès qu’ils avaient abordé Kiterion.
– L’homme avec qui vous discutiez, s’aventura Antès, de quoi avait-il peur ?
Une sorte de sauvagerie contenue luisait dans les yeux bleus du chanteur.
– Lui ? Ce n’était qu’un de mes admirateurs venu me remercier. Vous ne m’avez toujours pas répondu.
Le rhapsode fit un clin d’œil appuyé à l’athénien qu’il n’avait pas su convaincre. Dans son coin, Vulca trépignait d’avoir été mise de côté. Elle prit les devants.
– Nous revenons de Delphes, sans argent et sans moyen de locomotion. Athènes est encore à deux journées de chevauchée et nous n’avons nulle part où dormir.
– Hormis les cellules, la corrigea Antès, et je ne suis pas près d’y retourner.
Une sorte de complicité avait fini par naître entre les deux ; malgré les gestes clairement hostiles de l’esclave et la gêne du maître, qui ne savait plus sur quel pied danser depuis qu’elle l’avait confronté à ses paradoxes. Le poète ne cacha pas son bonheur.
– Croyez-moi, lança-t-il au duo, j’aurais vraiment voulu vous raccompagner, mais j’ai encore à faire dans la région. À moins que vous n’acceptiez de m’attendre, là où je me rends. Ce n’est pas un endroit où on a l’habitude de recevoir des visiteurs, sachez-le, et encore moins des citoyens athéniens. Cela dit, je n’ai pas eu de compagnon de route depuis longtemps, et j’ai comme l’impression que vous avez beaucoup de choses à me raconter.
Vulca haussa les épaules.
– Ce ne sera pas notre premier détour.
Kiterion voulut consulter Antès, mais il agita la main d’un air évasif. Elle ferait ce qu’elle voulait. Leurs positions étaient à présent inversées. L’aède les mena jusqu’à un abri, protégé du soleil par des peaux tendues, cousues entre elles, provenant d’animaux différents. Apparemment, c’était ici qu’il avait l’habitude de dormir : à Thèbes. Une petite statue, à l’échelle humaine, trônait au milieu de la paille et des tissus rongés. Peinte en bleu, seuls ses yeux manquaient d’expressivité, malgré un visage empli de rides accueillantes et ses bras tendus.
– C’est le dieu de tous les suppliants : des étrangers et des miséreux, expliqua le poète à Vulca qui s’intéressait plus à la statue qu’au fier étalon qui les attendait à l’ombre, sans même être attaché.
– Ses yeux me font un peu peur.
Ils étaient vissés au milieu des pupilles, noires et tellement larges qu’on les aurait crues dilatées, s’il ne s’agissait pas d’une sculpture. Même son épaisse barbe était en partie craquelée. Kiterion jeta un voile sur la tête de la statue et se tourna vers la jeune femme.
– C’est mieux, comme ça ?
Antès quant à lui avait déjà apprivoisé l’animal et lui flattait l’encolure. La perte de sa monture était déjà plus supportable.
– Un pur sang macédonien.
– Vous avez l’œil, s’étonna le poète. En effet, il revient de loin.
– J’avais le même du temps où je combattais sur les champs d’Athènes. Chaque rue de cette cité me rappelle la guerre et ma haine pour les Perses.
L’aède ne voulut pas s’attarder sur la question et un silence pesant s’installa, que Vulca brisa en déposant quelques affaires dans une embarcation de fortune. Il fut entendu qu’Antès monterait le cheval, répondant au nom de Théoside. La charrette de Kiterion était plus étroite que la leur – du moins ce qui en restait, sur le bord d’une route de montagne. Heureusement, Vulca était habitué à rester prostrée et ne prenait guère de place dans l’embarcation, contrairement au poète et à ses parures envahissantes. Au moins, pensa l’esclave, ils ne manqueraient pas de conversation sur le chemin.
Le groupe ainsi constitué quitta la cité par la porte sud où abondaient les commerçants et les voyageurs venus de la face méridionale de la Grèce : Corinthe, Argos, Sparte, et bien entendu la ville de Cécrops. Une file épaisse attendait à l’entrée qui bloqua le passage jusqu’à ce que Kiterion présentât un document attestant son identité, et assurât qu’il reviendrait en ami à Thèbes.
* * * *
Sur sa terrasse, Propis enrageait, face à un jeune homme buté qui lui rendait coup pour coup ses menaces de prévenir l’archontat et de le destituer de tous ses privilèges.
– À force, vous me connaissez, rétorqua-t-il avec hauteur.
– Qu’est-ce qui vous dérange à ce point dans la mort de ces femmes ? L’une d’elles était votre favorite ? En vérité, je ne crois pas que vous fréquentiez ce genre de milieu. Vous avez mieux à faire de vos journées, et moi aussi. À votre âge, j’étais pareil. Un rien me révoltait et seules importaient pour moi l’intégrité et la justice.
– C’est bien de cela qu’il s’agit : de justice. Avez-vous oublié cette période de votre vie, au point de préférer un accuser un innocent et laisser libre un dangereux meurtrier ? D’autres morts vont arriver, bientôt, et vous ne faites rien pour les empêcher !
– Si meurtre il y a, les magistrats prendront les décisions adéquates.
– Je n’y crois pas un instant, et vous ne devriez pas non plus y croire.
– Ne me dites pas ce que je dois faire ou non, mon garçon. Ce sont des gens comme moi qui ont permis à notre belle démocratie de voir le jour. Respectez-les, et respectez-moi, par la même occasion, si vous ne voulez pas vous attirer des désagréments.
– L’excès d’orgueil vous sera fatal un jour : Propis. J’aimerais tant réussir à vous convaincre, mais il faut croire que nous n’arriverons jamais à un compromis. Thémis soit de votre côté. Honorez-la, à défaut de vos pairs.
L’archonte laissa repartir le jeune homme sans un mot, franchir le portail, avec ses serviteurs attitrés, et s’enfoncer dans une ruelle maculée de flaques boueuses de la nuit dernière. Perplexe, il réfléchit à ses dernières paroles. S’agît-il de menaces, elles ne le feraient pas changer d’avis si facilement. Son esclave berbère parut derrière la colonne médiane de la tour, tenant un épais codex qu’il était lui-même incapable de lire.
– Le proxène a reçu la somme demandée, mais il y a un problème.
– Un problème, soupira Propis, au point où nous en sommes, un souci de plus ou de moins. A-t-il accepté notre arrangement ?
– Il ne témoignera pas en faveur d’Æther.
– Formidable ! Où se situe le problème, alors ?
– C’est-à-dire qu’il avait déjà engagé un misthios pour enquêter.
L’eupatride demeura silencieux quelques secondes avant d’éclater de rire.
– Qu’il engage autant de mercenaires qu’il le souhaite, et rende justice lui-même, si ça le chante ! Tant que cela ne s’ébruite pas – il nous ôtera même une épine du pied. Cet enfant a tort s’il croit connaître notre démocratie. Chacun est libre. Chacun agit comme il l’entend.
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