Au-delà des Alpes suisses
Le bruit strident de la cloche surgit, une ambiance à la fois euphorique et chaotique s’empare des lieux. L’enseignant se hâte à effacer le tableau vert, les élèves après une longue semaine d’école et une dure journée de cours rejoignent leurs amis tandis que d’autres se ruent à l’extérieur du local. Moi, au contraire de mes camarades, je retiens le professeur avec mes multiples questions. Ce dernier, impatient de retourner chez lui, me donne des réponses brèves avant de me saluer précipitamment. Je range mes affaires dans mon sac et, à l’aide de mon bras, essuie la sueur sur mon front. Les vacances d’été approchent à grands pas. La chaleur étouffante de la classe en témoigne. Je ne m’attarde pas davantage dans le local dorénavant vide. À mon casier, j’enfile mon casque, prend mon Walkman puis ma musique remplace la cacophonie des élèves. Une fois dehors je sens un courant d’air très agréable et me mets à marcher en direction de chez moi. À la maison, je fais rapidement mes devoirs prévus pour la semaine prochaine. L’heure du souper se rapprochant, je sens une odeur de steak haché. Je vais dans la cuisine et aperçois ma mère derrière le fourneau.
- Qu’est-ce qu’on mange ?
- Oh ! Tu étais là ? Je t’ai pas entendu rentrer. Aujourd’hui, vu la belle journée, j’ai décidé qu’on mangerait des hamburgers, me dit-elle joyeusement en replaçant son imposante chevelure tenant au Spray-Net.
Réuni avec mes parents et mon frère autour d’une table, on prépare chacun de notre côté un hamburger. Ma mère, pour une raison qui m’échappe, se contente de rajouter une pauvre feuille de laitue, une tranche de tomate et de la moutarde. Mon père, en plus de la laitue et du fromage, rajoute trois bonnes tranches de cornichon, un bon paquet de relish et un peu de ketchup. Mon frère n’aime pas les légumes, alors il n’a mis qu’une tranche de fromage, mais avec tous les condiments possibles, ketchup, moutard, mayonnaise et relish. Pour ma part, j’adore le fromage et mets toujours des deux côtés du steak hachés une tranche suivie de la laitue, de la tomate et de la mayonnaise. Chaque repas se passe de la même manière : on mange en silence puis ma mère commence la conversation. Cette fois-ci n’a pas fait exception.
- C’est bientôt les vacances.
- Mais ça veut aussi dire bientôt les examens de fin d’année, rajoute mon père.
- Ne leur met pas la pression ! De toute manière tes fils ont des notes très correctes !
- Tant mieux alors…
Un silence surgit de nouveau autour de la table.
- Sinon… C’est bientôt la fête de Michel ! Tu vas voir treize ans ! Qu’est-ce que tu voudrais pour ta fête ? Peut-être inviter des amis à la maison ? dit-elle joyeusement.
- Je…
- Inviter des amis ? Il faudrait déjà qu’il en ait, m’interrompt mon frère en riant.
Ma mère se mit à le réprimander. Elle sait que mon frère n’a pas forcément tort.
- C’est pas grave. Je suis très bien seul, lâché-je sereinement.
- Tu es sûr que ça va ? me demande ma mère visiblement inquiète.
- Oui. Pour en revenir au cadeau, j’aimerais bien les cassettes de Heidi.
Mon père lâche des mains son hamburger et se tourne vers moi.
- Heidi ? Tu parles bien de la petite fille qui court dans les montagnes et qui a pour seul ami des chèvres ? T’es pas un peu trop vieux pour ça ?
- C’est vrai que tu aimais beaucoup cette émission plus petit… Pourquoi tu veux ces cassettes maintenant ? m’interroge ma mère.
- Vous savez le disquaire proche de l’école. J’ai vu qu’il les avait et j’ai eu envie de les écouter.
- D’accord mon coeur. Si c’est ce que tu veux… dit ma mère soucieuse.
J’ai fini mon souper en silence. Dire que Heidi n’a que des chèvres comme ami m’énerve, car c’est faux. La petite fille se fait plusieurs amis au cours de son histoire, son grand-père, Pierre et Claire. Heidi qui court innocemment dans les Alpes, se couche dans les herbes entourées de chèvres ou mange du bon fromage fondant sur un morceau de pain. Pour moi, elle est le bonheur à l’état pur, la liberté et l’innocence.
- J’aimerais bien être comme Heidi… me dis-je à voix haute.
Quelques jours ont passé, j’arrive de l’école et je vois, sur la table, les cassettes. Je ne peux pas m’empêcher de sourire. Cela fait longtemps que je n’ai pas été aussi heureux. J’enlace ma mère pour la remercier. En retirant mon étreinte, je la vois à la fois les yeux gorgés d’eaux et arborant un grand sourire pour une raison qui m’échappe.
- Ça va ? lui demandé-je désarçonné.
- Oui, oui, ça va. File écouter Heidi, me répond-elle en s’essuyant les yeux.
J’ai enchaîné je ne sais combien d’épisodes d’affilés. J’aurais continué sur ma lancée, mais ma mère est venue me faire comprendre qu’il est l’heure de dormir.
Je ne suis plus dans la réalité. J’en ai conscience, car je me retrouve entouré de Heidi et Pierre en train de courir joyeusement dans les hautes montagnes des Alpes suisses. Même en rêvant, je sais qu’autant de bonheur est trop beau pour être vrai. La réalité est que je marche seul sur un trottoir de béton avec mon Walkman pour revenir à la maison, sans rire, sans bonheur, sans rien, juste accompagné par du Céline Dion et d’autres artistes que ma mère aime. J’ai dit que je suis très bien seul, mais au fil que les jours défilent, au fil que j’avance dans les épisodes de Heidi, plus je ressens cette envie déconcertante de me faire des amis. À l’école, ces groupes d’élèves riants joyeusement m’étaient indifférents, maintenant, je les envie. J’entends un groupe dire qu’ils vont aller cet été à la discothèque, à l’arcade, au patinodrome et au cinéma voir le nouveau Star Wars. J’ai juste eu envie de leur demander :
« Je peux venir aussi ? »
Ils se retournent, j’ai pensé tout haut… Je tourne la tête, gêné. Le groupe d’élèves se met à chuchoter entre eux.
- Hum ? Les gars vous savez c’est qui ?
- Je sais pas trop, il parle jamais ce type.
- Son nom c’est pas Mi… Michael ?
Qu’est-ce que j’imagine ? Qu’ils allaient me proposer de venir avec eux, alors qu’ils ne me connaissent même pas ? Il n’y a que dans Heidi où le monde est aussi insouciant…
- On a qu’à lui demander ! Hé toi ! Comment tu t’appelles ? m’interpelle l’un des garçons du groupe.
- Euh… Je m’appelle Michel… réponds-je mal à l’aise, le regard fuyant.
- Pourquoi nous avoir demandé si tu pouvais venir ? T’as rien à faire de ton été ?
Timidement, je réponds non de la tête. Un court silence survient, mes camarades ne sachant pas trop comment gérer la situation.
- Je vois… T’as qu’à venir avec nous alors !
Surpris de la réponse, je lève la tête et vois mes camardes pour la première fois. Je veux répondre, mais suis sans mot. Je parviens bien que mal à dire oui avec un sourire timide. À ce moment, je crois avoir compris pourquoi les yeux de ma mère étaient gorgés d’eaux. À ce moment, dans cette classe à la chaleur étouffante, je me suis dit que la vie peut être aussi joyeuse que dans les Alpes suisses.
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