L'eau ne montera pas jusqu'ici
Ceci est une participation à un défi relevé à plusieurs : pour ce 9ème chapitre je devais reprendre le personnage de la jeune journaliste (Stella) là où elle en était (en forêt d'Amazonie) pour l'emmener où je voulais.
L'immensité de l'Amazonie l'étouffa soudain. Des arbres, des arbres à perte de vue, au sens strict de l'expression : elle y perdait la vue. Stella sentit qu'il lui fallait prendre de la hauteur, regarder les choses autrement, ou les voir, tout simplement.
Direction l'aéroport. En chemin elle consulta Google Maps dans l'idée de trouver un lieu d'enquête plus élevé. L’Himalaya ? Un peu loin. La Cordillère des Andes était plus près, mais elle n'était pas sûre d'y trouver l'humanité qu'elle souhaitait interroger. Rien que des gratteurs de pommes de terre, se dit-elle. Qu'auraient-ils à lui apprendre sur la vie, l'univers et tout le reste ?
Toujours aussi enfermée dans ses préjugés la jeune journaliste sauta dans le premier avion pour la Suisse : là, les montagnes auraient du répondant !
Le long vol lui laissa le temps de polir les questions qu'elle poserait à ces gens fortunés tels qu'elle se les imaginait : comment se positionnaient-ils face aux désastres qui guettaient l'humanité et la planète entière ? Après tout, si les riches sont si riches, c'est bien parce qu'ils ont quelque chose en plus, non ?
Elle se trouva confortée dans ses attentes dès qu'elle quitta l'avion : un peu à l'écart des pistes, deux personnages hauts en couleur – combinaisons rouges et jaunes, casques brillants – s'affairaient près d'un hélicoptère. Probablement des secouristes s'apprêtant pour une mission d'urgence. Stella récupéra ses bagages au plus vite et courut vers la zone privée où les pales de l'appareil commençaient à tourner.
Les deux personnes aperçues de loin se révélèrent être deux femmes aux magnifiques tenues de ski décorées de paillettes et d'empiècements de cuir. Elles vérifiaient leurs bagages – sacs et valises de luxe – chargés dans la soute latérale. Des témoins de choix !
– Bonjour, je suis journaliste, se présenta Stella. Me permettez-vous de vous poser quelques questions avant votre départ ?
– Bah, y a pas le feu au lac, répondit une des femmes avec un accent traînant et chantant.
– Merci bien. Vous partez en mission ?
– Heu... oui, en quelque sorte, répondit l'autre femme. Mission grand fun, total pleasure. Trente centimètres de poudreuse fraîche à Verbier, on ne voudrait pas rater ça.
– Ah, et vous y allez en hélicoptère ?
– Et pourquoi non ? On a les moyens, on le fait, c'est tout.
– Je ne sais pas, reprit Stella un peu choquée, l'état de la planète, les gaz à effet de serre, tout ça... Vous ne vous sentez pas un peu responsables ?
– Vous rigolez, ou bien ? C'est pas notre petit vol qui va faire monter le thermomètre ou les océans.
– Peut-être, mais un petit vol plus un petit vol, ça finit par avoir un impact, non ? Le climat est tout chamboulé et le niveau des océans s'élève déjà.
– Bah, l'eau ne montera pas jusqu'ici, et il nous reste encore de la neige. Et puis, tant que tous les pauvres gens du monde ne font pas pareil, où est le mal ?
– Justement, les pauvres gens, vous pourriez peut-être faire quelque chose pour eux, avec tous vos moyens ?
– Elle rigole, hein ? demanda l'une des femmes à l'autre.
– Je confirme, elle rigole, répondit l'autre. Entre les favelas de Rio, les bidonvilles de Nairobi ou de Calcutta, les camps de réfugiés de Syrie et Palestine, les villes usines de Chine ou les ghettos blacks d'Amérique, vous savez combien ça fait de pauvres gens qui vivent dans des conditions effroyables ?
– Et qui n'ont aucun espoir d'en sortir, poursuivit la première femme. Parce que, même si on s'y mettait toutes les deux au lieu d'aller skier, ce serait comme vider l'océan à la petite cuillère.
– L'océan qui monte, comme vous avez dit.
– Mais qui ne montera pas jusqu'ici, on vous le rappelle.
– Alors, c'est comme ça, reprit Stella outrée, vous partez skier parce qu'il n'y a rien d'autre à faire !
– Ah, si ! On va faire l'amour aussi.
– Toutes les deux, ensemble, quitte à vous choquer encore plus fort.
Stella ne sut plus quoi dire. Sa colère grimpait dans les tours comme la turbine de l'hélicoptère qui chauffait en rugissant, mais elle eut peur soudain de passer pour homophobe si elle l'exprimait. Il ne lui restait que la menace propre aux journalistes.
– Bien, je vois qu'il n'y a rien à ajouter. Tout ce que vous venez de me dire sera retranscrit au mot près dans mon article, et ça ne va pas être joli !
– Ah oui, au fait, c'est pour quel journal, votre article ?
Stella cita son employeur et lâcha le nom de M. Xai, croyant impressionner ses interlocutrices.
Pourtant, les deux femmes pouffèrent en se congratulant. Stella ne comprenait pas. Elles durent lui expliquer.
– Mais, ma pauvre fille, votre journal, nous en sommes propriétaires.
– Enfin, pas tout, mais nous disposons d'assez d'actions du groupe qui le contrôle pour considérer votre M. Xai comme notre employé.
– Et croyez-nous, votre article ne passera jamais.
– Allez, venez plutôt skier avec nous. Trente centimètre de poudreuse...
– … Et deux belles femmes à croquer, ça ne se refuse pas.
Stella resta un moment estomaquée. Tout se brouillait dans son esprit. Elle pensait autant aux ébats d’Églantine et Théo qu'à la philosophie de Spinoza, aux camps de réfugiés qu'aux pistes de Verbier, à son avenir de journaliste qu'à la proposition scabreuse – mais tentante, elle en convenait – des deux belles femmes... Elle avait envie de voir les choses de façon simple et directe, mais les points de vue se multipliaient en elle et aucune voie cohérente ne se dessinait.
Qu'allait-elle décider ?
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