Flotter dans un tube de liquide bleu, quelques heures, est une drôle de sensation. Y rester des siècles durant, en est une autre. Au terme d'une si longue période, vous ne ressentez plus, et cela fait déjà longtemps que vous avez oublié ce qu'était la notion de sens. La seule chose qui vous anime encore, en votre état semi-conscient est impalpable, on nomme cela l'esprit. Celui-ci peut, si vous êtes assez vaillant, vous transporter en de lointaines terres, en de lointains temps, en d'impossibles contrées. Mais il faut pour y parvenir pleinement, ne plus se laisser distraire par ses sens et ne faire confiance qu'en ses pensées.

Un choc violent, une secousse anormale m'a amené au réveil, mais sans doute était-ce une illusion de ma part. Quoi qu'il en soit, cela fait des siècles que je flotte en ce liquide. Des siècles passés à rêver, penser, inventer, puis oublier. Car bien que maintenant immortel, je reste avant tout humain, alors, aide-moi s'il te plaît, aide-moi à me souvenir. Je te parle, ou plutôt invente notre discussion, afin de ne pas perdre ce que j'ai acquis jusqu'ici, après un temps qui dépasse toute échelle humaine. Néanmoins, plus je fais remonter mes pensées, plus je m'aperçois qu'elles sont de la même nature que le fluide dans lequel je survis. Elles filent, coulent, sont flasques. Plus je me remémore ce que furent mes pensées, plus je m'aperçois qu'elles filent, coulent, sont...

Je me répète, serais-je devenu fou après tant d'années passées dans ce milieu ? Peut-être ai-je atteint les limites de l'humanité. Mais suis-je seulement encore humain ? Je n'ai plus conscience de mon corps, ne le ressens plus. Je vis bien la vie, la beauté, l'amour, en mes rêveries, mais cela me semble comme falsifié. Je n'entrevois, par contre, jamais la violence ou la haine, mon esprit est un fade paradis. Cela est sans doute le fruit de la multitude de drogues injectées en moi depuis tant de siècles, trop de siècles. Il est surprenant de penser que tant d'étoiles ont implosé entre le début de mon "grand voyage" et ma première pensée quant au sens de ma vie. Mon environnement frémit quelque peu, mais continuons.

Des machines m'avaient déposé dans ce tube, cela, je m'en souviens, puis mes rêveries avaient commencé. J'ai rêvé d'un monde utopique, où tous m'adulaient. J'ai rêvé des véritables plaisirs de la vie, drogues, musique, sexe. Ma vie était merveilleuse, j'ai gouverné l'univers et tous ses êtres, fait d'eux ce que je souhaitais, tour à tour les ai aimé puis les ai massacré. Ceci était une joie de tous les instants, je me suis délecté de ma réalité factice, en oubliant même sa nature. Alors pourquoi m'être réveillé à cet instant ?

Il semble qu'au fond de moi, quelque chose m'ait dérangé, s'est mise à gigoter assez pour démanger mon esprit et le pousser au réveil. Mais ce n'est pas tout, le monde extérieur paraît s'agiter autour de moi. Quoi qu'il en soit, maintenant, je ne suis plus heureux, je ne souhaite plus l'être à tout prix et à vrai dire, je ne souhaite plus rien. Peut-être, est-ce toi le coupable ? Est-ce toi, factice individu, qui gigotes ? Si tu as bel et bien décidé de contrer ma douce rêverie, j'aurais pour assouvir ma gloutonnerie, annihilé ton existence. Après tout, tu n'es qu'une invention, je peux te faire disparaître d'un claquement de neurone. Mais je n'ai pas envie de le faire, alors continuons notre discussion, si tu le veux bien, bien sûr.

Aucune réponse ? Eh bien retournons explorer le fil de ma pensée. Maintenant que je suis éveillé, essayons de rétablir mon identité. Ceci m'est encore assez flou, mais remonte. Quelques particules arrivent des abysses de mon oubli jusqu'à moi, tel mon nom, Para. Je ne me souviens pas d'avoir eu d'autre identité que cet unique nom, il n'est d'ailleurs ni nom de famille, ni même prénom, sans doute l'ai-je choisi. Si tel est le cas, j'ai dû apprécier cet étrange pseudonyme, j'étais sans aucun doute un excentrique.

Mais alors que je te parle, je viens de me souvenir de ce qui m'animait en dehors de ce clos espace, la flamme qui guidait mon existence. À l'époque, j'en avais donc une ! Je poursuivais le bonheur et celui de mon espèce, l'Homme. J'étais une personne généreuse qui voulait le bien de tous, envers et contre tous. Mais certains ne le souhaitaient pas et m'ont même poussé à les combattre. Hélas, leurs identités, leurs intentions me restent floues. Peut-être n'en avaient-ils aucune ? Peut-être ces individus puissants, contre lesquels je défendais le genre humain étaient oubliables et leurs buts futiles.

Quoique l'un d'eux resurgisse à la surface, son objectif était tout particulièrement intéressant. Il était mon antithèse, il ne voyait en l'Homme qu'un outil, contrairement à moi qui voyais en lui un contenant de son bonheur propre. Néanmoins, nos fins n'étaient pas si divergentes. Nous voulions tous deux la paix, lui une paix harmonieuse et parfaite, sans vie aucune, et moi, une paix harmonieuse et parfaite, avec une humanité passive et comblée. Il est le seul être duquel j'arrive à me souvenir. Bien que j'aimasse les Hommes, je n'avais apparemment d'estime que pour celui-ci. La scène de sa mort me revient nettement, je l'étranglai de mes mains et c'est sur son meurtre que je construisis mes projets. Le nom de mon tant respecté ennemi était... Mon cortex palpite, il est si proche... Mais le liquide de mon bassin frémit, il semble qu'une force bien au-delà de ma condition d'Homme fasse trembler l'espace...

J'abandonne, je n'y arrive pas, je n'ai pas les capacités de m'en souvenir, dérangé par l'extérieur. Revenons à ce qu'il était, un nom est une chose bien négligeable après tout. Ce pourquoi il a tant marqué mon existence est sans doute son immortalité. C'est de lui que je tiens cet idéal. Même après sa mort, sa vision a persisté et progressé. Son empire-planète, en lequel humains et robots cohabitaient, faillit précipiter ma perte. Gigantesque, avec une capacité de production semblant sans norme, elle n'avait qu'un point faible. En voyant trop grand, en contrôlant jusqu'au climat de la planète, en faisant un havre de paix entre Homme et machine, il l'avait rendue impropre à la vie, à l'agriculture. C'est en bloquant ses apports en nourriture que je mis sa population au pas, et ce, après des décennies de conflits.

Outre leurs gargantuesques forces armées, ils possédaient un autre atout qui leur permit de résister à mes répétés et sanguinaires assauts, la diversité. Sur leur planète, dotée de multiples centres de recherche, rassemblant les technologies et les sciences amassées par l'univers durant des millénaires, ils avaient construit une mégalopole basée sur un amas hors-norme de connaissances. Nulle part, l'œil ne pouvait se poser sur quelque chose qui n'était unique ou bien nouveau. Tout quartier possédait sa source d'énergie propre, du géothermique à l'hydraulique, de la fusion nucléaire à sa fission. L'unicité de chaque parcelle de la planète rendit sa conquête lente et laborieuse.

Je ne voulais d'ailleurs pas l'anéantir, je me souviens de cette folle obsession que j'avais : "garder le bijou intact". J'avais trouvé en cette planète le lieu qui allait devenir la capitale de mon empire futur. Pour moi, la science allait propulser l'humain vers la réussite de son ultime but, l'absolu et éternel bonheur. Que cela soit dans l'informatique, dans les drogues, ou tout autre chose encore, je ne m'en préoccupais que peu, je n'avais qu'un seul et unique souhait, que l'on explore toutes les possibilités que nous offrait la réalité. Le savoir allait apporter à ma civilisation nouvelle la possibilité de mettre au pas l'univers, et la "planète aux mille sciences", comme tous l'appelaient déjà, allait être notre emblème.

C'est ainsi, après d'interminables guérillas dans les rues et les profondeurs, que nous capturâmes le bijou. D'immenses immeubles perce-ciel fleurissaient à sa surface, intactes, selon ma volonté. Leur armature complexe et savante leur avait permis de s'élever à des hauteurs incommensurables, et ceci à un point tel, que l'air m'en aurait manqué si j'en avais fait l'éloge à leur sommet. Après avoir enfin installé les fondations de mon nouveau monde, je savourais quelques années de semi-repos avant de me plonger dans ce bain salvateur. Mais alors que je te parle, les secousses se font de plus fréquentes, elles me rappellent le vacarme des guérillas souterraines, mais mon intuition me chuchote à l'oreil que leur source est bien plus extraordinaire que de simples combats.

Je n'aurais survécu plus longtemps si... Mais voilà un nouveau tremblement, bien plus fort. Mais ce n'est pas tout, l'on tape aussi à ma porte. Néanmoins, étant donné que je n'ai de porte, cela signifie que l'on tape, mais où ? J'entends une perturbation extérieure, une perturbation fort dérangeante. On ne veut sans doute pas que je replonge dans ma rêverie, à moins que ce ne soit fruit de négligence. Je ne peux voir l'auteur de toute ma confusion, mes yeux sont fermés depuis bien trop longtemps sur le monde qui m'entoure. En tant que puissant, je n'ai de toute manière nullement besoin de percevoir le petit.

Seulement, si ma vie est en danger, je ne peux rester impuissant, il me faut ainsi prendre une décision, rester dans mon aveugle confort, ou bien ouvrir les yeux sur la réalité. Je choisis la seconde solution, si je ne souhaitais plus rien à mon réveil, je peux maintenant m'accrocher à une vérité : "je veux vivre". C'est un réflexe bien humain, en dessous de ma condition de quasi-divinité, mais après tout, je n'ai jamais voulu échapper à ma condition, bien au contraire, j'ai n'ai que voulu la faire évoluer.

J'ouvre donc un œil, un seul, qui sait ce qui peut arriver ? Le liquide entre en contact avec la surface de mon frêle globe oculaire, affaibli par des siècles d'ignorance. La surface de celui-ci me brûle quelque peu, les drogues atténuent sans aucun doute une hurlante douleur. Je suis surpris de constater que je n'ai pas perdu la capacité de voir, les techniques de conservation ont sûrement évolué depuis 196 ans. D'où me vient cette date d'ailleurs ? Je sais exactement quand on me déposa dans ce bain, mais ceci n'a pas d'importance.

J'ouvre grand l'œil droit, d'un mouvement brusque. Un grand flash blanc, un vide, un tout immaculé, c'est ce que je vois. Mais je distingue des formes, en me concentrant, peu à peu. À première vue, ce sont des êtres humains, ou bien des androïdes. Mais je ne comprends guère leur but, voudraient-ils me déplacer, me faire sortir ? Impossible de communiquer, je ne peux prononcer un mot dans ce liquide. J'ouvre mon second œil, je ressens la même faible sensation, brûlure, puis adaptation. Je me trouve décidément dans une situation bien inconfortable, privé de tout moyen d'action. Laissons les choses se faire et replongeons nous dans notre discussion. Je ferme les yeux, mais mon bassin tremble, encore, ce ne peut pas être dû à mes visiteurs, quelque chose de bien plus puissant est à l'œuvre.

D'autres informations importantes me reviennent soudain. Comment ai-je pu oublier cette femme ? Je n'ai jamais aimé une femme, mais l'une d'entre elles partagea mon existence durant les dernières années de mon éveil. Le bonheur mutuel et avide que nous nous procurions dépassait l'entendement. Je savourais à ses côtés le goût d'une joie solitaire, ne me préoccupant d'un autre, qui ne se préoccupait de moi en retour. J'avais, grâce à elle, entrevu ma vision de l'amour humain, un amour dénué de générosité.

Mais le fil de ma pensée se brise. Mon protecteur bassin de verre éclate, les câbles ne me retiennent que mollement et se détachent un à un, je m'effondre sur un sol froid. J'entrevois de mes faibles yeux de multiples bouts de verres, la lumière qui sur eux se reflète, et l'eau qui leur donne une teinte bleue. Mon sang, aussi, qui commence à couler de mes blessures éparses, la réalité est d'une souffrance si belle. J'entends un râle, le mien, je suis un poisson mort, suffoquant sur le sol, parterre aux arabesques liquides, au dégradé bleu-hémoglobine. Je ressens le contact du solide, le souffle de l'air, les odeurs pestilentielles, mon cortex est saturé de sensations enfouies. Je n'arrive plus à réfléchir, à comprendre, je lâche prise, attendons. Attendons que l'horreur se finisse ou bien que je m'y habitue. Je me demande combien de temps, je vais rester presque inconscient sur le sol, mais assez, dormons.

...

Enfin, mon esprit n'est plus harassé par le trop-plein de signaux sensoriels, je peux penser avec discernement. Ce sont sans aucun doute des humains et non des androïdes, qui m'ont sorti aussi brutalement de ma bienfaisante léthargie. Mes serviteurs mécaniques n'auraient aucune raison de commettre une action aussi stupide. Ces humains ne sont donc sûrement pas mes amis, il me faut me lever, pour mieux analyser la situation. Mais en aurais-je seulement la force ? Le sol tremble de nouveau, tout s'éteint, les rouges lumières de secours s'allument. Faisons vite frémir mes muscles atrophiés.

Mais ceux-ci ne sont pas faibles, je sens mes jambes bouger nettement quand je le leur commande. Bien! Rouvrons les yeux. Trois individus m'observent, ils sont armés, je n'ai aucune chance, suis-je condamné ? Je frémis à cette idée, je me lève. Les hommes armés ne remarquent pas ma levée. Ils regardent autour d'eux, analysent les effets du tremblement, en en cherchant peut-être la cause. L'un d'eux fixe l'horizon de l'immense salle, un horizon étrange, blanc, semblant presque vide. Mais après quelques secondes, leur chef m'adresse calmement la parole :

— Ne bouge pas.

— Bien.

— Vous êtes bien...

— Je suis Para.

Je ne juge pas utile de mentir, cela risquerait de compliquer une situation déjà assez désespérée ainsi.

— C'est bien, vous êtes honnête. Nous allons néanmoins procéder à votre exécution. Vous avez été jugé coupable par le tribunal des abysses.

— Coupable, pour quels motifs ? Excusez-moi, mais je ne vois pas en quoi rechercher le bonheur de l'humanité est condamnable.

Un nouveau séisme, bien plus violent rend nos appuis instables. Nous chancelons tous, à la limite de la chute, puis tout s'arrête. L'horizon semble s'être avancé, le véritable danger ne vient décidément pas de ces frêles humains. Je le sens qui arrive, mais qu'est-ce ?!

— Maudites secousses ! Mais enfin bref. Vous êtes coupable d'assassinat, de génocide, de despotisme, pour faire simple. Aucun besoin de vous justifier, les chefs d'accusation sont nombreux, vous allez mourir ici même, et sans attendre.

— J'avais à mon réveil des doutes quant au sens de ma vie, mais je suis maintenant à nouveau sûr de ce que j'ai entrepris, si je dois mourir, c'est en sachant que j'ai comblé l'humanité.

— Vous avez sans doute oublié les peuples annihilés, les enfants abandonnés, les libres-penseurs torturés. Mais cessons de tergiverser et procé...

L'homme ne continue pas sa phrase, il assiste, comme moi, à la fin. Cela est brusque, précipité, incompréhensible. Les immeubles se dissolvent rapidement, dans un fond blanc. Les massifs perce-ciel deviennent fines particules, immédiatement absorbées par... Le spectacle est magique, plus rien n'est. La lumière envahit le monde et remplace la matière, mes ennemis, eux aussi, ont disparu, quant à moi, je ne sais. Mon monde s'est évaporé, je suis de retour dans un lieu dépourvu de toute sensation. Je ne sais encore combien de temps il me reste avant de véritablement disparaître à mon tour, de perdre toute conscience de mon être. Ce qui se déroule n'est humain, mais divin. Ce qu'il se passe à cet instant dépasse nos limites, et de loin. Et voilà, je sens ma pensée s'effilocher, une douce voix me susurrer :

— Pars en paix, adieu, Parachoupinet.