Partie 1

8 minutes de lecture

Je me réveillai en sursaut en entendant un cri qui provenait de l'extérieur. D'autres lui succédèrent et se transformèrent peu à peu en paroles et rires suraigus. La situation ne paraissait pas urgente ; je pris le temps de me lever et m'étirer. Mon corps tout entier était endolori, souvenir du travail intensif de la veille. Un rai de lumière passait entre les volets fermés et réchauffa ma joue. La croûte formée sur ma blessure tirait sur ma peau. Je n'en avais pas pris soin et redoutais qu’elle ne se soit infectée. Je cherchai un miroir pour inspecter mon visage, mais n'en trouvai aucun.

Sobre, la chambre se résumait à un lit double, une bassine d'eau, une commode légèrement bancale et une fenêtre. Je fronçai les sourcils sans comprendre où je me trouvais. Je ne me souvenais pas d'être allée me coucher. Nous avions pris soin des chevaux de la délégation royale, puis j'étais allée voir Milo. Ensuite, plus rien. Je me rappelai vaguement de la chaleur des couvertures et d'un sommeil de plomb.

— Eve !

Je sursautai et tombai du lit dans un bruit sourd. Sur le seuil, Jordan retint un éclat de rire. Je lui jetai un regard noir et me relevai tant bien que mal, trop fière pour lui demander de l'aide. Quand je fus sur pied, la chemise de nuit glissa sur mes jambes et je regardai le tissu que je voyais pour la première fois. Où étaient passés mes vêtements ? Le palefrenier ne s'inquiéta pas de mon accoutrement et entra dans la chambre pour fouiller l'armoire. La porte grinça et se dégonda en s'ouvrant, mais cela ne l'étonna pas. Habitué, il referma le battant comme s'il ne s'était rien passé.

— C'est… c'est ta… balbutiai-je, la bouche pâteuse de sommeil et de surprise.

— C'est ma chambre.

Jordan sourit à pleines dents et me lança une pile de vêtements que je reçus au visage. Le choc m’empêchait de réagir. J'étais entrée, je m'étais changée et j'avais dormi dans la chambre d'un inconnu ; pourtant, je n'en gardais pas le moindre souvenir !

— Change-toi vite, le prince part en chasse et nous devons partir avec lui.

— J'ai pas envie, protestai-je.

— Tu n'as pas le choix.

Je fulminai de rage. Je n'aimais pas la chasse et ne souhaitais pas courir après le prince pour le regarder tuer un animal et s'en vanter.

— Depuis quand les palefreniers accompagnent les chasseurs ?

— Depuis qu'ils sont leurs amis.

— Et moi alors ?

Jordan hésita. Dans ses yeux sa battirent mensonge et honnêteté. Je le fusillai du regard dans l’espoir qu’il choisisse la vérité. Il ne servait à rien de mentir. Je connaissais déjà la réponse.

— Le prince Liam ne te fait pas encore confiance, expliqua-t-il. Il ne veut pas te laisser au château sans surveillance.

— J’ai rien fait.

— Habille-toi.

Le jeune homme sortit de la chambre sans rien ajouter. Soane était enfin à portée et l’on m’éloignait de lui à nouveau. C’était absurde !

Je me débarbouillai en vitesse avec l’eau de la bassine et enfilai les vêtements. Les mêmes que la veille à ceci près qu’ils étaient bien trop grands. En sortant, je passai devant une remise et piquai une corde que je nouai à ma taille. Ainsi coincé, le pantalon ne risquait pas de glisser. Satisfaite, je me pressai dehors. Si je ne me dépêchais pas, le prince Liam serait capable de me jeter aux cachots pour conspiration, insubordination ou que savais-je encore.

En débouchant dans la cour, je remarquai que tout le monde était déjà en selle. Trois gardes du château et deux de la princesse, elle-même se chamaillait avec Soane sur la même monture. Au moins, nous ne serions pas séparés cette fois. Jordan aussi attendait sur le dos de la jument baie de la veille. Il ne restait que Liam, les bras croisés sur le torse, qui faisait face à Milo, les oreilles plaquées sur la nuque. Aujourd’hui encore, l’étalon n’était pas d’humeur à obéir. Dissimulée derrière une colonne, je ris de leur petit manège. Une fois l’hilarité passée, je me glissai jusqu’au couple princier en faisant le moins de bruit possible. Je m’arrêtai derrière Liam et saluai l’étalon :

— Bonjour, Milo !

Le prince se crispa, surpris. J’espérais le voir bondir de stupeur, mais me contentai de cela. Je tendis la main et flattai l’encolure du cheval en jetant un coup d’œil à son cavalier. La colère tirait ses lèvres vers le bas, mais il ne dit rien et se contenta de mettre un pied à l’étrier. Il n’attendait qu’une distraction pour se mettre en selle sans craindre l’étalon vicieux ! Je retins une remarque et cherchai des yeux le cheval qui m’était destiné. J’eus beau compter et recompter le résultat restait le même : huit chevaux attendaient dans la cour, pas un de plus.

Je me tournai vers le palefrenier, responsable de ce complot. Jordan sourit et haussa un sourcil amusé. Puisqu’il ne voulait pas s’expliquer, je pivotai vers le prince dans l’intention de lui soutirer l’information. Les mots se coincèrent dans ma gorge quand je vis la main qu’il me tendait. Il ne pensait pas sérieusement que j’allais monter avec lui ? Il me prouva vite que l’on ne me demandait pas mon avis. Impatient, Liam attrapa mon coude et me tira à lui. Je capitulai et m’aidai de sa force pour grimper sur le dos de Milo. Contrairement à ce que j’imaginais, l’étalon se laissa faire sans broncher. Je m’installai du mieux que je pus sur la croupe et jetai un coup d’œil à Soane et la princesse Natalie. Un grand sourire aux lèvres, celle-ci s’amusait à lui donner des coups de coude ou à remuer entre les mains qu’il avait posées sur son ventre pour ne pas tomber. Je serrai la mâchoire, tentant tant bien que mal de retenir la jalousie qui m’envahissait. Il valait mieux que je concentre mon attention sur Milo et Liam.

Vu de près, le dos du prince paraissait plus large et capable de me soutenir. Néanmoins, si je chutais, il ne ferait sûrement pas le moindre geste pour me rattraper. J’étais certaine qu’il contemplerait le spectacle avec son dédain habituel. Je ne pouvais pas laisser cela arriver ! Je mis de côté mon aversion pour le prince, tendis les mains et m’agrippai à lui. Je le sentis se crisper entre mes doigts.

C’est son idée, qu’il aille au diable !

— Vous prenez exemple sur la princesse ?

— On ne t’a jamais appris le respect ? cracha-t-il, l’ego piqué au vif.

— Pas plus qu’à vous.

Liam ne répondit pas. Il resserra les genoux et Milo bondit en avant. Je me tins plus fort pour ne pas tomber. La puissance de l’étalon surpassait celle de la jument baie. Il dépliait ses jambes sur de longues foulées et se propulsait en avant avec une force incroyable. Deux cavaliers ne l’empêchaient pas d’atteindre, en un temps réduit, une vitesse soutenue. En sa qualité de prince – et pour flatter sa fierté – Liam maintint l’allure sur plusieurs mètres et distança le groupe qui suivait. Il les « invitait » à partir en chasse, mais ne les attendait pas. Sa logique ne trouvait aucun écho en moi.

Je n’osai pas regarder en arrière pour vérifier comment Soane s’en sortait, de peur de perdre l’équilibre. Mon frère faisait un piètre cavalier ; la jument de Bartohl l’avait souvent désarçonné. Je craignais qu’il ne s’en sorte guère mieux avec la princesse Natalie. Elle semblait prendre un malin plaisir à le taquiner, ce qui éveillait en moi une jalousie que je ne me connaissais pas. Soane était tombé la veille, dans la cour du château, et je suspectais Natalie d’être responsable. Plus que la jalousie, j’avais peur qu’il ne se blesse pour divertir la princesse.

Quand Milo ralentit enfin, je reconnus l’immense prairie où l’on m’avait trouvée. L’herbe verte ondulait gracieusement sous le vent et quelques lièvres détalèrent à l’approche de l’étalon. Pas à un instant, Liam ne brandit l’arc qui reposait en travers de son dos. Je frissonnai en comprenant à quel genre de chasse je participais.

— Que cherchons-nous ? demandai-je dans l’espoir qu’il brise mes doutes.

— La sorcière.

Sa franchise me laissa muette. Existait-elle réellement ? M’avait-il emmenée avec lui dans le seul but de me faire avouer l’endroit où je l’avais cachée ? Je ne savais ni qui elle était, ni à quoi elle ressemblait ! Cela, le prince s’en fichait. Il s’était persuadé que j’étais coupable et ne changerait pas d’avis.

Je fus tirée de mes rêveries par une branche d’arbre qui me fouetta le visage et réveilla la douleur sur ma joue. Liam nous conduisait dans la forêt, slalomant habilement entre les troncs. Dès que les arbres se firent plus denses, il reprit le pas et inspecta chaque recoin d’un œil attentif. Quand un oiseau brisa une branche en s’envolant, il tourna vivement la tête de côté et fit pivoter Milo sur ses talons. Si la sorcière se cachait dans cette forêt, elle n’aurait aucune chance de lui échapper.

L’étalon reprit le pas. Tout autour, les arbres se balançaient et grinçaient dans la brise. Les feuilles sifflaient et les oiseaux, au loin, chantonnaient gaiement. La forêt sortait d’un conte de fées et paraissait peu appropriée pour cacher une sorcière. Même si nous continuions de nous enfoncer dans les bois, le soleil ne cessait pas de percer le couvert des arbres et inonder le tapis feuillu d’une douce lueur dorée. Quelques fois, j’apercevais entre les troncs, un cerf ou une biche. Ils relevaient vivement la tête, nous observaient d’un œil perçant et s’éloignaient sans se presser. La forêt entière se berçait dans son calme olympien, ne s’inquiétant plus du monde, ni du temps ; comme s’il n’existait rien d’autre que l’instant présent. Également touché par la magnificence du lieu, Milo ralentit et le bruit de ses pas, en partie étouffé par le sol moussu, s’estompa encore un peu. Moi-même je n’osais plus dire un mot, serrée contre le prince, et ne parvenais à penser à rien d’autre que l’air frais qui dégringolait dans mes poumons et engourdissait mon esprit. Entre mes doigts, Liam se détendit aussi.

Il n’en restait pas moins attentif. D’une pression des jambes, il fit bondir l’étalon en avant, évita quelques arbres et stoppa net. Juste devant Milo, les deux mains plaquées sur la bouche, était prostrée une vieille femme. Ses grands yeux noirs débordaient de peur et de stupéfaction. Elle ne pensait pas être repérée.

La sorcière.

Ses haillons déchirés laissaient entrevoir sa peau sale. Ses ongles étaient noirs de crasse et ses pieds nus. Je ne parvins pas à mettre un nom sur la couleur de ses cheveux. Longs, dans un piteux état, ils reposaient lourdement sur ses épaules, emmêlés. Quelques feuilles d’arbres et des brindilles parsemaient sa chevelure cauchemardesque. Si, au premier abord, elle paraissait vieille et dangereuse, ses poignets menus tremblaient de peur et sur ses joues creuses serpentaient les traces de larmes séchées. Un souffle de vent aurait pu la soulever de terre et une gifle la briser. Ses yeux débordaient de jeunesse et d’innocence.

Une grimace dégoûtée sur le visage, Liam s’empara de son arc, encocha une flèche et visa l’inconnue. Celle-ci hoqueta sans bouger.

— Non ! criai-je.

Je dénouai mes mains et donnai un coup dans l’arc pour dévier sa trajectoire. La flèche bondit, la corde claqua et le prince tourna la tête, furieux. L’élan me déséquilibra et je glissai sur la croupe de l’étalon. La chute fut rude. La douleur explosa dans mon dos. Je n’eus même pas la force de gémir, le souffle coupé par le choc. La sorcière me fixait, les yeux écarquillés de stupeur. Liam resta bloqué dans son mouvement, une main inutile tendue trop tard pour me rattraper. Un pli nouveau se creusait entre ses sourcils. J’esquissai un sourire qui ressembla à une grimace.

Il s’inquiète pour moi.

Ma tête roula sur le côté et je perdis connaissance.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Epic Whale ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0