Partie 3
Il fallait trouver un plan pour partir d’ici au plus vite. Néanmoins, sans Soane pour m’aider, je n’arriverai à rien.
Ne brimez pas votre peur, nourrissez-vous-en. C’est elle qui vous ramènera ici le plus rapidement. Mais n’allez pas trop vite, les choses doivent être faites correctement, avait dit Bartohl.
Je retournai ses mots encore et encore, mais la peur continuait de m’étouffer. Je ne parvenais pas à m’en nourrir. Je me sentais oppressée par le temps qui s’égrenait plus vite que je ne l’aurais voulu. Combien de jour pouvait-on rester ici ? J’espérais seulement que l’histoire ne se déroulerait pas sur plusieurs années… D’ailleurs, quelles répercussions cela aura sur nos véritables vies ? De quelle façon le temps d’ici était-il lié au temps dans lequel nous attendait Bartohl ? Et s’il mourait avant que nous revenions ? Tout pouvait arriver !
Je sursautai, ramenée sur terre par la main de Jordan sur mon épaule. L’air inquiet, il me fixait sans un mot, mais je compris, dans la puissance de sa poigne, ce qu’il pensait : il se tenait prêt à me soutenir si je m’effondrais. Je soupirai et le repoussai sans ménagement. Je ne savais pas de quelle façon considérer son comportement et décidai de passer à autre chose au plus vite.
Le palefrenier ne s’imposa pas et se contenta de flatter l’encolure de la jument baie. Je fis de même, puis me hissai sur son dos. La selle me parut plus confortable que la croupe de Milo. Les deux pieds dans les étriers, je ne risquais pas de glisser !
Jordan ne fit pas mine de monter. Il attrapa les rênes de la jument et la mena par la bride. Nous serions allés plus vite au galop, mais je ne protestai pas. Un léger vertige me fit tourner la tête aux premiers pas de la bête. Je n’osai imaginer ce que cela aurait été en exigeant d’elle une allure moins confortable et plus soutenue.
— Est-ce ton fiancé ? demanda Jordan de but en blanc.
Je le fixai un moment, trop choquée pour répondre. Il posait la question sans gène, comme s’il s’agissait de quelque chose de tout à fait naturel. Pendant un instant, je crus avoir mal entendu ou inventé les mots, plus touchée par la chute que je ne le pensais, mais il me jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, en quête d’une réponse.
Je ne pus me retenir plus longtemps et explosai de rire. Il n’apprécia guère mon hilarité. Il ne dit rien, mais je vis ses muscles et sa mâchoire se crisper. Si je ne m’expliquais pas très vite, il ne me le pardonnerait jamais…
— Non ! niai-je avec force. C’est mon frère.
Jordan fronça les sourcils et fit stopper la jument. Il regarda Soane que l’on apercevait au loin. Ses cheveux blonds et sa peau blanche brillaient presque sous les rayons du soleil. Je n’avais pas besoin de jeter un œil à mes cheveux noirs et ma peau hâlée pour comprendre ce que le palefrenier pensait.
— Notre père nous a adoptés, avouai-je.
— Tous les deux ?
— Tous les deux.
Son regard passa de mon frère à moi-même, puis il haussa les épaules et reprit le pas.
— Vous êtes très proches, commenta-t-il.
— Oui.
Je ne savais pas quoi ajouter. Tout avait été dit, le reste ne le regardait pas. Il n’en demanda pas plus et se contenta de cela. En silence, il se concentra sur le chemin qui nous ramènerait au château.
Quand nous arrivâmes, il confia la jument à un apprenti et me poussa gentiment vers sa chambre. Il m’indiqua le seau d’eau, m’offrit des vêtements propres et sortit. Je pris mon temps pour laver mes bras tachés par la chute, mais n’osai pas toucher à mon visage. Le tiraillement sur ma joue m’indiquait qu’il valait mieux laisser quelqu’un d’autre s’en occuper. J’enfilai ensuite la tenue et pliai soigneusement celle que j’avais salie, puis la posai à côté du seau.
Je sortis dans la cour en quête de Jordan. Les gardes escortaient la sorcière vers les cachots et Soane se faisait emporter par la princesse dans le château. Le prince approchait à grands pas. Son éternel air sévère fronçait ses sourcils noirs. Sans s’expliquer, il m’agrippa le bras et me tira derrière lui.
— Vous me faîtes mal ! me plaignis-je.
Contre toute attente, Liam desserra son emprise. En vérité, je ne ressentais aucune douleur et m’étonnai qu’il réagisse à ma plainte. Sous ses airs de bourru, peut-être cachait-il un cœur, finalement…
La grande porte s’ouvrit devant nous, poussée par quelque laquais qui s’effaça aussitôt pour nous laisser passer. Le hall était immense et le plafond s’élevait si haut que j’en eus le vertige. Si l’extérieur faisait penser à un château fort, l’intérieur donnait l’impression d’une cathédrale. Mélange de style tout à fait incongru.
De nombreux tableaux ornaient les murs ; pour la plupart, des portraits ou des scènes de batailles victorieuses. L’un d’eux me rappela le prince. Il représentait un grand homme à la mâchoire carrée, au regard sévère et au nez aquilin. Quelque chose dans sa posture inspirait tout à la fois respect et crainte. Le même mépris que le prince transparaissait sur le rictus à ses lèvres. Ils étaient si semblables que c’en était troublant. Son père, assurément.
Je pensais que Liam passerait, sans un regard, devant le portrait qu’il devait voir tous les jours ; pourtant, il lui jeta un coup d’œil mauvais et retint très mal la grimace qui lui vint aux lèvres. Je gardai précieusement cette information en tête : les relations du roi avec son fils posaient problème.
Nous pénétrâmes dans un couloir, puis nous nous engageâmes dans un escalier pour traverser un nouveau couloir. Habituée au dédale du château de Bartohl, je notai chaque direction pour ne pas me perdre au retour. Dès qu’une porte ouverte me permettait de découvrir une pièce, j’ajoutais l’emplacement et dessinais, dans ma tête, une carte des lieux. Dès que l’occasion se présenterait, je découvrirai ce qui restait. Pour le moment, je retins soigneusement l’emplacement de chaque porte close.
Concentrée sur le plan du château, je remarquai une seconde trop tard l’arrêt du prince et mon front heurta son épaule. Il ne flancha pas, droit comme un i, dur comme un roc. Il ne se retourna même pas et se contenta d’interpeller quelqu’un. Je fis un pas de côté pour apercevoir un masque blanc, deux yeux vifs et un linge immaculé sur de longs cheveux gris. Le vieil homme, couteau en main, ne m’adressa qu’un regard rapide avant de revenir au prince.
— Elle est tombée, expliqua Liam.
Je soupirai et, d’un coup sec, arrachai mon bras à sa prise. Cela l’amusait peut-être de donner si peu d’informations à un professionnel, mais comment pouvait-ce être suffisant ? Le médecin ne savait ni d’où, ni de quelle façon et en quelles circonstances j’avais pu chuter. Je m’apprêtais à expliquer ce qu’il en était quand le vieil homme s’avança d’un pas. Je restai pétrifiée sous le regard soutenu qu’il me lança. Par réflexe, je refermai mes bras sur mon corps. J’avais l’impression gênante d’être mise à nue. En quelques secondes qui me parurent interminables, il me jaugea de la tête aux pieds. Toujours sans un mot, le médecin reporta son attention sur le prince.
— Une lance, dit celui-ci.
Je restai bouche bée devant cet échange, si l’on pouvait appeler cela un échange… Était-ce commun, à la cour royale, de papoter sans dire un mot ? Là où Liam comprenait des questions, je ne voyais que deux iris sombres se fondant avec la pupille. Deux billes qui s’agitaient rapidement sans aucune émotion, mais qui observaient le monde avec grande attention.
Le médecin posa son couteau, se racla la gorge et approcha. Le prince Liam plaqua sa main dans mon dos pour m’empêcher de fuir. Je déglutis péniblement et fermai les yeux aussi fort que je le pus. Mon cœur tambourinait à mes oreilles. Je sentis ses doigts sur ma joue. Son ongle gratta, pinça et tira violemment la croûte à lui. La douleur fusa sur mon visage et j’eus du mal à retenir le cri qui s’écrasa contre mes lèvres.
— Bien, commenta le médecin.
Sa voix rappelait un éboulement de rocs en pleine montagne. Elle raclait le fond de sa gorge et s’échappait sur des basses attirantes. Si ses cheveux paraissaient vieux, je découvris, en ouvrant les yeux, une peau parfaitement lisse entre les tissus blancs. Même sa voix grave possédait une force que les années auraient dû effacer. Ainsi, faisait-il plus vieux que son âge véritable.
De quelques gestes, il m’indiqua un siège et m’ordonna de soulever ma tunique. Je jetai un coup d’œil inquiet à Liam qui me fixait. Il eut un soubresaut curieux au coin des lèvres, puis se retourna. Je soulevai le vêtement et frissonnai au contact frais de l’onguent. Quand le médecin eut fini, il essuya le sang sur ma joue, nettoya la plaie et la referma de quelques points de suture sans anesthésie. Chacun de mes cris de douleur crispait un peu plus les muscles du dos princier. Il ne devait pas être l’homme sans cœur que j’imaginais, si mon malheur ne le laissait pas indifférent. Il fallait seulement trouver le bon moyen de le toucher.
— Remerciez le prince, commença le médecin en pointant ma joue du doigt. Sans son intervention, ça au-…
— Ça suffit, le coupa Liam.
Il pivota sur ses talons, darda un regard sévère à l’homme-sans-age et sortit de la pièce sans rien ajouter. Je balbutiai quelque remerciement au médecin et bondis à la suite du prince qui disparaissait déjà dans un nouveau couloir. Je trottinai derrière lui jusqu’à le rattraper.
Quand je fus à sa hauteur, je remarquai une crispation familière dans son dos. Je me stoppai net et Liam se retourna, un sourcil dressé sur son front. Chaque fois qu’il s’arrêtait, les muscles de ses épaules se contractaient de manière subtile. Je me félicitai silencieusement de reconnaître cette habitude. Cela me serait sûrement utile à l’avenir.
Je levai mes yeux bleus vers lui et cherchai sur son visage ce qu’il attendait de moi sans le dire, mais je ne vis que son masque habituel, sévère et méprisant. Je décidai de passer outre ses commandements incompréhensibles et souris à pleines dents.
— Merci, soufflai-je avec un clin d’œil complice.
Sans lui donner le loisir de répondre, je filai à toute vitesse dans le couloir. Il n’était plus temps de jouer, je devais trouver Soane.
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