Chapitre 03

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Je ferme le journal avec rage. Un claquement trahit la violence de mon geste. Abasourdie : c’est l’unique terme qui me vient en tête pour me qualifier. Je sais bien que tu as toujours été très spirituelle Kizuna, contrairement à moi. Tu adores la culture passée de notre pays, et son folklore. Mais de là à croire en l’existence d’un esprit : il y a un monde ! Ne penses-tu pas ?

J’ai beau regarder la couverture de ton recueil secret, cela ne m’apporte aucune réponse. Dehors, la journée bat encore son plein. Le ciel gris s’est éclairé. Mes incisives viennent mordiller ma lèvre inférieure : je réfléchis. J’attrape finalement mon sac pour repartir.

Je n’ai toujours pas mangé, et la faim semble le cadet de mes soucis. Ma mère risque de faire un ulcère, vu comment je passe mon temps à quitter les lieux sans un mot, le visage grave. Mais j’ai un objectif : me rendre à la bibliothèque universitaire. L’avantage, c’est que je connais quelques-unes de tes camarades, alors, me faire entrer en douce ne sera pas trop difficile. Le plus dur c’est si j’ai besoin d’emprunter des livres. Pourquoi ai-je oublié mon ordinateur portable à Tokyo ?

Ainsi, une fois arrivée sur les lieux, ma quête démarre. Ton école est toujours ouverte, contrairement à la mienne. Et même à l’université, on trouve de nombreux clubs et activités en parallèle. Je repère un visage familier et l’accoste alors qu’elle fait son jogging. Un zeste de mensonges, et elle me guide vers ton antre habituel.

Je ne perds pas de temps et me dirige directement au comptoir. Une jeune étudiante, probablement a-t-elle un ou deux ans de moins que nous, est captivée par sa lecture. Son chignon parfaitement tiré, avec ses lunettes fines, en fait un stéréotype de la première de la classe. La rondeur de son visage, et ses taches de son, cela lui donne cependant du charme. Par habitude, je hume l’air ambiant discrètement. Cet effluve : un léger parfum de vanille Bourbon ? C’est qu’elle garde un petit côté coquet derrière son allure de sainte nitouche. Mais j’ai besoin de son aide en cet instant, alors, je me dois de briser l’idylle que sa lecture semble lui apporter.

« Excusez-moi, j’aurais besoin d’un renseignement. C’est au sujet des emprunts de Takagi Kizuna en seconde année de sociologie. »

Je devrais enchaîner, dire que je viens vérifier que tu n’as rien oublié… Mais les mots se meurent dans ma gorge. Mes yeux sont vitreux et ma main tremble. Elle a l’air de s’en rendre compte, car c’est elle qui reprend la discussion :

« Je regarde ça tout de suite. Mais ce n’était pas la peine de vous déplacer, un courrier aurait été envoyé au domicile de ses parents.
— Certes, mais sa mère préfère qu’on s’en charge rapidement… »

En temps normal, mentir ne me dérange pas. Je le fais pour arranger mes affaires, et je ne suis pas trop mauvaise dans le domaine. Mais là, une affreuse sensation me retourne l’estomac, réveillant une envie de vomir. Je suis dégoûtée par mes actes mesquins et mensongers. Mon souffle n’est pas aussi calme que je le voudrais. Au moins, je n’ai pas à entrer dans les détails, car déjà elle pianote sur son clavier d’ordinateur.

Dans un coin tranquille comme celui-ci, ton geste a fait grand bruit, mon amie. Une vie stable, une réussite scolaire sans pression familiale derrière… Tous se demandent quelle mouche t’a piqué ! Je suis la première à m’interroger. Mes doigts tapotent le comptoir. Mon stress est visible, et le fait que je me retienne à plusieurs reprises de me ronger les ongles le trahit davantage.

« Alors... mademoiselle Takagi a rendu tous les exemplaires qu’elle avait empruntés, si ce n’est un recueil de Kaidan. Vous savez, ces histoires de fantômes et de monstres de notre folklore... »

Cette annonce sonne pour moi comme une délivrance. Mon regard doit être brillant, et le rat de bibliothèque doit interpréter mes gestes, car déjà elle poursuit de sa voix aiguë :

« Tous ses derniers emprunts étaient sur ces thématiques... ou sur les notions de karmas et de réincarnation. Étranges choix de lecture, pour quelqu’un en sociologie. »

La façon qu’elle a de parler de tes actions me hérisse le poil. Mon poing se serre et mes yeux se plissent. La colère masque mes traits. Alors qu’elle me voit, je constate qu’elle blanchit un peu et s’excuse en baissant la tête.

« Pardon ! Je... Je ne voulais pas être insultante.
— J’imagine bien. » Dis-je d’un ton sec.

Sur la même intonation, je cherche plus d’informations. J’essaie de faire un sourire de convenance, mais mes zygomatiques sont figés et je dois plutôt faire une grimace terrifiante. Te rends-tu compte de ce que je fais pour toi, Kizuna ?

« Comment se nomme le recueil ? Que je vous le rapporte.
— Légendes de nos contrées. Ce n’est pas vraiment une œuvre connue d’ailleurs. Vous pouvez nous l’envoyer par le service postal si vous préférez. Au vu des circonstances…
– Merci. C’est bien aimable. » Ai-je terminé, coupante et désagréable au possible.

Si j’ai pu la trouver touchante lorsqu’elle était dans sa lecture, son absence de délicatesse ne me revient pas. Sur le chemin, je me questionne sur comment récupérer ce livre. N’aurais-tu pas pu le glisser avec le journal ? Ou le mettre en consigne et me l’indiquer en bas de page ? Enfin, j’imagine qu’à ce stade ton acte n’était pas encore prémédité.

Si ta mère l’a découvert et déjà renvoyé, j’en serais réduite à fouiller toutes les vieilles librairies ? Le fait que le jour décline ne me permet pas de m’y attarder. Impossible de m’inviter à l’improviste. En plus, la veillée n’était qu’hier... aujourd’hui, ils ont dû incinérer ton corps, et récupérer tes os pour glisser l’ensemble dans l’urne cinéraire : avec tes cendres. Mon cœur se sert à cette pensée.

Telle une âme en peine, je rentre chez moi.

Les plaintes de ma mère font écho à mes émotions, même si je sais qu’elle s’inquiète juste pour moi. Je me contente d’un simple « Je n’suis pas d’humeur » pour m’enfermer — encore une fois — dans ma chambre.

Arrivée là, je saisis le journal et me laisse choir sur mon matelas. Finalement, c’est en gardant ton recueil en main que je m’assoupis. La fatigue de cette journée hors norme m’emporte : en même temps qu’une larme glisse pour marquer ma couette. Une larme solitaire échappée de mes yeux embués par la peine.

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