Chapitre 05
C’est bien le recueil qui dispose des réponses à mes interrogations. Tu parles d’en avoir retranscrit le contenu, je ne peux donc que me questionner sur la nature de ce dernier. Sans plus d’hésitation, j’ouvre ton journal sur la page de fin. Dans le rabat en carton, des feuillets sont visibles. Ta manie de stocker des fiches à la fin de tes cahiers ne t’a pas quitté ? Mon visage se pare d’un sourire mélancolique à cette pensée. Pourtant, je préfère me concentrer sur les bouts de papier. Probablement est-ce pour oublier ce que tu as dit à la fin de ta rédaction ? Assurément même.
Ma première remarque se porta sur ta belle écriture. Tes kanjis facilitent ma lecture. Par chance, je constate que tu as numéroté la paperasse en vrac ! Grand merci, j’aurais mis du temps à retrouver le bon ordre sinon. Ma main tremble légèrement, alors que je regarde sans vraiment voir. J’ai peur de ce que je trouverais, et c’est la petite complainte de Pochi qui me ramène dans ma chambre. Pour me calmer, je caresse mon fidèle compagnon. Ma voix glisse comme un murmure dans la nuit. Comme pour raconter une histoire à mon chien, plutôt qu’à moi-même.
« Autrefois, alors que la neige envahissait les champs, un prunier sauvage essayait de surpasser le froid. Captivé par la volonté de l’arbre, un kami y apposa sa bénédiction. Dès lors, un temple fut construit et l’esprit du prunier devint le protecteur fort et vaillant de la déité. Sa dévotion servait d’exemple, de même que la bonté de son maître. Jusqu’au jour où le jeune seigneur de ces terres tomba gravement malade. »
Je ne me trompe pas en affirmant que pour l’heure, on observe une histoire occulte comme beaucoup d’autres. Le ronflement de mon lectorat canin me dépite, et je ferme alors les yeux dans un soupir navré. Sans comprendre pourquoi, je visualise sans peine les champs enneigés ou la construction du tori, et de l’autel. Oui, j’imagine parfaitement bien comment le village s’est fondé autour d’un site sacré. J’inspire et expire, avant de finalement reporter mon attention sur tes écrits.
« Le Kami estima que la dévotion du peuple méritait d’être mise à l’épreuve, aussi refusa-t-il de guérir le fils du daimyo. En échange de quoi, fut-il dit que tous les enfants à naître obtiendraient force et vaillance. C’est avec fatalité, et sagesse que cette contrainte fut acceptée par le jeune homme. Il voyait sa mort comme étant utile : un sacrifice pour le plus grand bien. »
Moi, je ne peux m’empêcher de trouver ce fait triste. Mais j’ai conscience que c’est raccord à l’esprit de notre pays. Le groupe avant l’individu.
« Il vint alors vivre au Temple, et prier chaque jour pour la santé de son peuple. Mais, il est dit qu’un soir où le dieu sortit se promener, le prunier apparut à l’humain. Il s’agissait d’une femme de grande beauté, à la délicatesse jamais vue. Elle possédait le parfum des fleurs, et la froideur de l’hiver. »
Ma langue claque contre mon palais, alors que je m’impose une pause. Je ne peux m’empêcher de me redresser dans mon lit. Finalement, j’allume ma lampe de chevet. Les éclats lunaires ne me suffisent plus, et ce n’est pas à cause de la fatigue. Je dirais plutôt que cette description me rappelle tellement cette « Umejo » que j’en ai les poils qui se hérissent. Je change de morceau de papier, et reprends donc la lecture. Pour l’heure, l’apparition est la seule similitude.
« Les deux devinrent amis puis amants. Ils s’aimèrent, dans le dos du dieu. Une union interdite. Un tabou. Si encore Umejo s’en était tenu à ce fugace amour. En secret, elle déversa son essence dans le corps du malade, le purifiant. Par amour, elle alla à l’encontre des ordres de son maître. La santé du jeune seigneur cru. Si le peuple pensa à un acte de miséricorde de la part du kami, ce dernier identifia un miracle de la nature. Il est dit qu’il ne suspecta nullement le prunier qu’il avait béni, sa dévotion à le servir ayant fait ses preuves. »
Certes, elle l’a soigné, mais… son geste reste une trahison, non ? Pourtant, je me visualise parfaitement à sa place. Si j’avais la force et le pouvoir de te sauver Kizuna, je l’aurais fait. Calmement, je reprends ma lecture. Pochi s’en fichant, je ne peux plus nier que c’est pour comprendre tes idées, chère amie.
« Cette année-là, le jeune seigneur put retourner chez les siens. Il avait surmonté sa maladie, et l’épreuve du dieu : tous obtiendraient la santé pour les années à venir. À son âge, un mariage fut donc prévu et annoncé avec la princesse de la région voisine. Les deux humains étaient autrefois amoureux, aussi leurs peuples étaient-ils en liesse à l’idée d’une union d’amour et de convenance à la fois. Pourtant… »
Pourtant quoi ? Kizuna, s’il te plait, ne te met pas à faire des cliffhangers bidon. Je ne peux m’empêcher de fouiller dans les morceaux de papier, jusqu’à trouver celui avec la suite aux combien salvatrices. Mes yeux parcourent la page rapidement. Mon timbre gagne en gravité, et mes mains tremblent. Je continue pourtant de lire à haute voix, comme pour graver les sonorités aux lettres manuscrites. Mon cœur accélère au rythme de ma lecture, avant de violemment se serrer.
« … Tout changea lorsqu’un soir, le jeune seigneur se faufila pour retrouver sa belle Umejo. Curieuse, la princesse le suivit. Elle était gênée, son futur mari ne semblait plus voir en elle une future promise, mais une simple amie. Tout à son espionnage, elle les prit sur le fait. La trahison du prunier et celle de son fiancé furent insupportables à ses yeux. Elle arracha le seigneur des bras de l’esprit protecteur. Elle hurla au prunier qu’elle ne possèderait jamais le jeune seigneur. La cohue en territoire sacrée réveilla le dieu qui, abasourdi, ne put qu’attester de leurs actes. Sa gardienne, celle-là même qui protégeait ses terres des esprits malins l’avait trahi pour un humain. »
Je ne peux m’empêcher de blêmir. Cette scène est identique à celle de mon rêve. Une femme de belle famille, qui arrache un homme des bras d’Umejo. Un homme qu’elle a nommé « Kizuna ».
Je ne veux pas y croire. Pourtant, petit à petit, je visualise des choses dont je me serais passée. Je ferme les yeux, cherchant à calmer mon cœur. Ma tête tourne, et la contemplation des flocons de neige dans la nuit me rend ma quiétude. Un peu plus sereine, je sens une larme glisser sur ma joue alors que je reprends mon histoire. Ma gorge s’assèche : je retiens mes émotions. Je ne veux pas arriver à la même conclusion que toi, mon amie.
« Furieux, le dieu lança une malédiction aux amants. Il entrecroisa leur destin funeste à celui de la princesse. Pour l’éternité, leurs trois âmes seraient liées. La princesse et sa jalousie iraient jusqu’au bout pour l’amour du jeune seigneur. Ce dernier serait toujours condamné à finir loin d’Umejo, à lui être arraché. Jamais leur amour ne les fera se rejoindre, à moins que… »
À moins que, quoi ?! Bon sang, Kizuna ! Tu aurais pu retranscrire la fin ! Je râle tout en jetant les notes par terre. Cette histoire n’est que pure folie. Qu’as-tu fait et surtout, qu’as-tu trouvé comme « solution » pour agir comme tu l’as fait ?
Mon regard se porte à nouveau sur le journal, mais je préfère me lever. Mon esprit se perd dans un capharnaüm d’émotions. Ce n’est qu’après avoir interrompu le rêve de Pochi, fait trois fois le tour de ma chambre, et ouvert ma fenêtre que je commence à me calmer.
L’air frais de la nuit me revigore. Ou est-ce la neige qui recouvre de plus en plus le quartier ? Pourtant, le parfum de cette ville de campagne me transporte. Les yeux rivés sur la lune, je sens le vent qui pénètre dans mon sanctuaire. Un bruit de feuilles détourne mon attention de l’astre : le journal est battu par la brise.
Le regard ancré sur tes mémoires, je réfléchis à toute cette affaire. Si tu es morte pour être éloignée d’Umejo, est-ce à cause de la réincarnation de la princesse ? La police l’a assuré : tu as agi seule. Ce n’était ni un accident ni un meurtre. Je ne comprends pas. Pourquoi te suicider ? L’autre monde ne te permettra jamais de retrouver ton Umejo !
« Raaaah ! »
Ma voix reste basse pour ne pas réveiller mes parents, mais je rage complètement.
Je laisse glisser ma main sur ma nuque, et referme la fenêtre. Cette affaire est à se tirer les cheveux. Vaincue, je décide de rejoindre la cuisine. Peut-être que boire ou grignoter un truc m’aidera à y voir plus clair ? J’aimerai bien, mais mes yeux sont attirés par le journal.
Avec la lumière de la lune, il me donne cette impression de briller d’un éclat surnaturel. Je le récupère et quitte ma chambre. C’est après m’être servi un thé chaud que je prends place sur la table à manger. Comment s’est déroulée la suite ? Quel est ce moyen dont tu parles ? Mon esprit ne peut trouver le sommeil dans cette situation. Alors, autant continuer.
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