Chapitre 42

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L'après-midi, Iluth put se remettre à trottiner pendant quelques heures. Pendant leur pause du midi, Alban avait bandé sa plaie suppurante d'une main maladroite, avec un bout de drap arraché d'un de ses baluchons ; puis il avait massé ses pattes avec de l'eau chaude, suscitant les quolibets de la licorne qui ne l'avait jamais vu si attentionné.

– Dis encore un mot et je cesse immédiatement, avait-il répliqué d'un ton sec.

Elle s'était tue et, les paupières fermées sous le bien-être qui l'envahissait lentement, l'avait laissé prendre soin de ses membres meurtris.

Jamais, au grand jamais, elle n'aurait imaginé Alban en soigneur attentif, et pourtant…

C'était à croire que ce voyage, aussi banal aux yeux de l'homme et aussi extraordinaire aux yeux de la succube qui jamais n'avait parcouru la terre ainsi, allait lentement changer leur vision l'un de l'autre.

Le soir, ils s'éloignèrent à nouveau de la route et de son chaos plein de charretiers, d'ânes et de bœufs. Alban établit le camp sous l'ombre chaude d'un grand chêne, au feuillage encore mordoré de soleil. Puis la nuit étendit son manteau sur eux, faisant soudain chuter la température, et ils se blottirent près du foyer tremblant auquel Alban venait de donner vie. Ils s'endormirent ainsi, l'un contre l'autre, roulés en boule dans les couvertures comme les chiens d'une même meute. La licorne était emmitouflée dans la chaleur d'Alban, les narines pleines de son odeur.

Sans un instant d'hésitation, poussée par un réflexe forgé par l'habitude, elle le rejoignit au cœur de ses cauchemars dans un battement de paupières.

Son esprit s'y incrusta et soudain, sans comprendre pourquoi, elle qui avait prévu de revêtir une deuxième fois le corps de l'humaine se trouva changée en licorne. Une fois de plus, elle n'était qu'un halo éblouissant, une silhouette mangée de lumière qui repoussait les ténèbres dans son sillage. Mais dans un éclair de douleur, des dizaines de sillons sanglants creusèrent sa peau. Et le long de ces plaies ouvertes glissèrent des chaînes d'acier, comme autant de serpents froids et durs, qui s'incrustaient dans sa chair éclatante en y créant des bourrelets gorgés d'humeurs.

Iluth, consumée de souffrance, le crâne prêt à éclater, ne comprenait rien. Comment s'était-elle retrouvée là ? Pourquoi ? Où était Alban ? Qu'avait-elle fait de mal ? Elle tenta en vain de rassembler les miettes de ses pensées brisées, mais c'était impossible. Son corps entier était brûlé de lésions, les chaînes lui creusaient la chair dans des caresses languissantes puis fracturaient ses os dans des étreintes brutales.

Puis, par-delà les battements affolés de son cœur et la ouate de la douleur qui lui bouchait les tympans, un son ténu se fit entendre.

Des pas.

Quelqu'un marchait juste devant elle, et ce quelqu'un ne pouvait être qu'Alban.

Elle finit par comprendre qu'à chaque son, à chaque pas, les chaînes se refermaient d'un coup sec sur son corps morcelé. C'était ainsi, morsure après morsure, qu'elle avançait dans cette obscurité.

Il me traîne… Alban me traîne derrière lui…

Sa grande silhouette était là, elle la percevait à présent. Floue et imprécise dans les entrelacs de ténèbres. Une chaîne, comme un fil d'araignée tendu au travers de l'obscurité, reliait leurs deux corps.

– Pourquoi… murmura-t-elle.

Mais elle ne put jamais achever sa phrase. Ses lèvres étaient trop sèches, brûlantes et craquelées. Cet unique mot lui avait arraché la bouche.

Toujours ces bruits. Celui des pas. Celui des chaînes qui cliquetaient avant de refermer leurs anneaux sur sa chair, dans une étreinte répétitive qui n'en finissait pas.

– Alban…

Il ne l'entendait pas. Il marchait toujours droit devant lui, courbé, comme portant tout le poids du monde sur ses épaules. Comme si la licorne, pendue au moindre de ses pas, pesait autant qu'une enclume de forgeron.

– Qu'est-ce que… qu'est-ce que j'ai fait de mal ?

Silence.

– Alban…

C'était forcément lui qui l'avait mise là. Il faisait pression sur son esprit démoniaque, l'écrasait littéralement pour la contenir dans ces liens d'acier, dans cet écrin de douleur. Pour la première fois, ce n'était plus un jeu. La succube était piégée.

Pourquoi ? Pourquoi, quand tout semblait se passer au mieux ?

Jamais elle n'avait été si démunie qu'en cet instant. L'esprit d'Alban rongeait son essence ; son cauchemar la digérait tout entière.

Ses jambes cédèrent sous son poids, incapables de la porter plus longtemps. Ce fut à cet instant, lors de sa chute, qu'elle réalisa qu'Alban l'avait lentement laissée prendre forme humaine et qu'elle occupait à présent, toujours étincelant de lumière, le corps de la jeune fille qui avait gagné son cœur.

Sa vision s'obscurcit un instant et lorsque la vue lui revint dans un hoquet douloureux, la silhouette colossale du chasseur était penchée sur elle. Dans un éclair de lucidité, la scène de la veille s'y superposa et se mit à danser devant ses yeux. Guidée par ce souvenir, elle vit le visage imperturbable d'Alban ausculter son ventre dans des répliques cinglantes, puis marquer un arrêt plein d'inquiétude.

Mais la silhouette du chasseur se mit à parler et cette double vision vola en éclats. Le cauchemar reprit ses droits.

– Pourquoi est-ce que tu me suis, Iluth ?

Elle ne parvint pas à formuler un seul mot. Qu'aurait-elle pu dire, de toute manière ?

Je te suis pour te posséder tout entier. Pour satisfaire Lilith, mais surtout ce désir qui est de plus en plus chevillé en moi. T'arracher cette vie et cette vertu qui refusent de quitter ta carcasse si forte. Triompher de toi, et ce avant que je finisse par en crever moi-même.

Mais l'être penché au dessus d'elle n'attendait pas de réponse.

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