Chapitre 44
Le lendemain, ils levèrent le camp sans un mot. Avant de partir, Alban lui frictionna les pattes pour atténuer un peu ses douleurs. La licorne l'observa faire, les paupières mi-closes. Il semblait avoir l'esprit léger ; elle ne sut déterminer s'il avait oublié le rêve et sa conclusion, ou si, mortifié, il avait choisi d'enterrer ce souvenir au plus profond de lui. Le cœur percé des aiguilles de la peur à l'idée que le prochain cauchemar soit exactement le même, Iluth serra les mâchoires et prit son mal en patience.
Ils parcoururent encore des lieues et des lieues.
Alban proposa de la porter au bout d'une heure, mais la licorne refusa son aide dans un grognement moqueur. Son amour-propre venait de reprendre le dessus sur ses courbatures. Et à la lumière de la nuit dernière, il était hors de question qu'elle soit encore un poids pour lui. Hors de question qu'il continue de la ressentir comme une petite chose fragile, une faiblesse qui le démangeait telle une piqûre à son côté.
Alors elle marcha derrière lui pendant des heures et des heures, les membres enflammés de douleur, jusqu'à sentir une sorte d'endurance poindre en elle, une nouvelle force naître entre ses côtes. La nuque fière, les yeux fixés sur l'homme qui la précédait de son pas puissant, elle trottait sans plus se plaindre. Au bord de la route, traînant leurs bœufs paresseux, des fermiers la regardaient passer dans des rires surpris. Elle les ignorait royalement ou, parfois, les traitait d'incultes et de culs-terreux dans des explosions aussi revanchardes que comiques.
– Qu'est-ce que vous regardez, traînes-chiures que vous êtes ! Vous n'avez jamais vu de licorne ? Retournez manger de l'herbe avec vos vaches, bande de becs à foin !
Alban éclatait toujours d'un rire bref et les paysans, bouche bée, gardaient le silence jusqu'à ce que les deux énergumènes disparaissent au tournant.
Ils firent halte au zénith, partagèrent quelques fruits secs, du pain et des champignons, avant de se désaltérer. Alban mâchonna quelques lambeaux de lièvre séché, puis ils reprirent leur route.
Lentement, le chemin de terre redevint voie pavée, les montagnes rondes laissèrent place à des prairies et des champs. L'hiver n'avait pas encore frappé ici. Des feuilles mortes tourbillonnaient entre les charrettes et les voyageurs, poussées par la bise sifflante, dansant tout autour d'eux dans de grandes envolées ocres et rouges. Charmée, Iluth en oublia son angoisse et respira ces parfums d'automne et de paille. Elle en remplit ses poumons et se retrouva transportée trois mois auparavant, lorsqu'elle avait connu Alban. Tout était si étrange alors ! L'homme qui parcourait la route à ses côtés lui paraissait si laid, si repoussant. La moindre de ses odeurs lui faisait froncer le naseau. Elle l'observa du coin de l'œil. L'air renfrogné, il bousculait les badauds et évitait les femmes. Il sentit l'œil d'Iluth posé sur lui et leurs regards se croisèrent brièvement. D'une main sûre et si vive que personne ne vit son geste, il vola une pomme dans le chariot derrière lui et la lança vers la licorne. Au terme d'une courbe parfaitement maîtrisée, elle atterrit dans la bouche grande ouverte d'Iluth.
Celle-ci baragouina un remerciement tout en mâchonnant son butin délicieux ; le jus lui coula aux commissures des lèvres, dégringola dans sa barbiche. L'homme la couva d'un regard moqueur et la dépassa de ses amples foulées.
– On dit même pas merci ?
– Je viens de le faire, cesse de te moquer de moi ! Gourgandin ! grogna-t-elle la bouche encore pleine.
Deux énormes postillons fusèrent vers le visage d'un fermier qui, juste à côté d'eux, menait son attelage d'une main de fer ; ils s'écrasèrent sur sa joue dans des explosions baveuses et l'homme outragé bondit sur ses pieds.
– Qui a fait ça ?
Une vieillarde éclata de rire à ses côtés.
– C'est l'espèce de chèvre, juste là !
– Ma pomme ! beugla derrière eux le paysan auquel ils avaient pris le fruit. Cette bête vient de manger une de mes pommes ! Où est son maître ?
Iluth se mit à trotter à la vitesse supérieure.
– Alban ! brailla-t-elle. Alban !
– C'est quoi, ce bestiau étrange ?
– Reviens ici, satané animal !
– Je vais te mettre une chaîne, ça te passera le goût de cracher où bon te semble !
Les joues gonflées comme celles d'un rongeur, elle se carapata ventre à terre entre les carrioles, dans le sillage du chasseur qui avait disparu depuis longtemps.
Lorsque la nuit vint, ils n'eurent pas besoin d'établir un camp ni d'allumer un foyer. Une famille de bergers, les voyant marcher courbés sous la force du vent nocturne, les hébergea spontanément dans un coin de leur étable. Iluth, surprise, découvrit l'hospitalité qui régnait dans ces campagnes pleines de vie, ainsi que la générosité de ces gens rudes d'esprit. Les deux vieillards les invitèrent à leur table, aux côtés de leurs six petits-enfants ; et pour la première fois, Alban, mis en confiance par l'absence de femme ou de fille, se montra un tantinet sociable avec les siens. Iluth, ébahie, le regarda parler un peu avec les adolescents, échanger des nouvelles de la ville avec les vieux, taquiner un peu les enfants dans des grognements peu amènes. Elle s'était trompée, une fois de plus. Cet homme n'était pas qu'un fauve acculé prêt à mordre tout ce qui l'entourait. Il était aussi ours à la carrure rassurante, plantigrade calme et discret. Une émotion inconnue, en dents de scie, perça le cœur d'Iluth à cette pensée. Elle découvrait cet homme capable de s'ouvrir à d'autres, de les apprécier, de partager quelques mots – aussi peu que ce fût – avec eux. D'un coup, elle n'était plus seule à pouvoir l'approcher. Ce constat hérissa un peu son échine et la succube prit conscience de cette chose étrange qu'elle n'avait jamais ressentie auparavant : le besoin d'exclusivité.
Au fil de ce repas frugal, mais partagé de bon cœur, elle sentit la haine grandir entre ses côtes, devenir de plus en plus puissante, jusqu'à écraser tout le reste.
Elle ne comprenait pas. Il n'y avait nulle raison de détester ces gens. Les mépriser pour leur cervelle simple, pour leur vie pauvre et sans ambition, pour leurs odeurs de terre et de sueur, tout cela aurait été logique pour un pur esprit de sa trempe ; mais ce n'était pas le cas. Comme si à force de vivre auprès des hommes, elle avait fini par le devenir un peu avec eux.
Non, elle ne les méprisait pas. Elle les jalousait.
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