Chapitre 47
Ils établirent le camp à bonne distance de la voie pavée, dans une ancienne cabane de berger à moitié écroulée. Bien vite, sous les mains expertes d'Alban, un feu s'éleva entre les pierres et une chaleur bienfaisante se diffusa dans leurs membres. Iluth, blottie entre deux poutres humides tout près du foyer, emplissait ses naseaux de fumée ; transie d'épuisement, les muscles enfin libérés de leurs tremblements incessants, elle se perdit dans les reflets chatoyants qui dansaient sur les murs.
– Parbleu, recule un peu ! s'exclama Alban lorsqu'il arracha son attention du cuissot de faisan qui l'occupait jusqu'à présent. Tu veux te faire roussir les poils, la ribaude ?
– Et pourquoi pas ? murmura Iluth en fermant les paupières dans un soupir d'aise. Tu nous as bien fait geler dans ce froid glacial, laisse-moi donc me faire rissoler la couenne si ça me chante !
Alban essuya dans sa manche ses lèvres pleines de gras, puis l'observa pendant plusieurs minutes. Nichée entre le feu et les pierres éclaboussées de lumière, son pelage blanc plein d'éclats dorés et les flammes dessinant des masques mouvants sur son visage, la licorne semblait nimbée d'une aura éclatante.
– Tu ressembles à mon vitrail, dit-il doucement sans même réfléchir.
Elle rouvrit son grand œil d'or. Sa prunelle était immense, ronde et brumeuse, déjà alourdie de sommeil.
– Ces vitraux… me diras-tu un jour d'où ils viennent ?
Silence.
– Est-ce que c'est toi qui les as conçus ? Tu as retiré la corne de la licorne, n'est-ce pas ? Je l'ai vu. Quand j'ai perdu ma corne, tu as…
Elle n'osa pas achever sa phrase et referma la paupière, convaincue qu'il n'allait pas se livrer encore. Le chasseur l'observa sans un mot ; il lisait dans l'esprit de la licorne aussi clairement que dans le sien. Son regard flotta vers les flammes têtues qui, tant bien que mal, parvenaient à vivoter malgré la bise qui sifflait entre les pierres disjointes des murs.
– En fait…
Ils retinrent leur souffle tous les deux et, dans un silence délicat, se posèrent la même question. Jusqu'à quel point son cœur méfiant allait-il accepter de se confier ?
– C'est l'un de mes frères cadets. C'est lui qui…
Un grognement indistinct succéda à ces quelques mots. Alban ne terminerait pas cette phrase. Il n'y parviendrait pas. Ces trois vitraux étaient une trame de souvenirs, une ficelle à laquelle personne n'avait touché depuis une éternité ; il savait qu'à partir du moment où il accepterait de tirer dessus, tout le reste de la pelote viendrait avec elle.
– Je n'aime pas beaucoup parler de ma famille.
– Je ne l'avais nullement deviné, railla Iluth.
Contre toute attente, cette pique moqueuse réveilla l'esprit engourdi d'Alban et secoua les miasmes du passé qui l'encrassaient. Ce n'était qu'Iluth. La ridicule bestiole incapable de monter plus de trois marches sans y trébucher. La jeune fille étrange qui lui avait offert sa confiance et la vision de son corps. Et cette conversation serait exactement semblable à toutes celles qu'ils avaient déjà eues. Dans un battement de cœur plus violent que les autres, Alban continua, plein d'une soudaine volonté, déterminé à mettre à jour les spectres flous qui dansaient derrière ses paupières.
– Une fois mes parents morts…
– Ta mère est morte ? réagit la licorne. Tu m'avais parlé de ton père, mais…
Un regard d'Alban la cloua au sol, l'épingla comme un papillon de nuit.
– Je ne t'ai jamais parlé de mon père. Je n'ai jamais parlé de lui à qui que ce soit.
Chiabrena !
Encore une bêtise à rattraper. La succube se mordit la langue.
– J'ai dû le lire dans ton esprit, dans tes souvenirs. Lorsque j'accède à tes rêves, j'y vois parfois des choses cachées au commun des mortels.
Les yeux de l'homme devinrent deux fentes obscures lorsqu'il plissa les paupières.
– Vraiment ? Qu'y as-tu vu d'autre ?
Au désespoir, la licorne enfouit la tête dans la poussière terreuse sous son ventre.
Chiure, chiure ! Pourquoi est-ce que ça se passe toujours comme ça ?
Chaque fois qu'il était sur le point de se confier à elle, quelques mots lui échappaient en une question bancale ou un mensonge imprévu ; alors la situation se retournait subitement, comme un scorpion prêt à tuer, et c'était à elle de subir un interrogatoire.
C'est de toi dont je veux parler ! De toi ! Pas de moi et de mes stupides menteries ! Chiure !
– Pas grand-chose, répondit-elle d'un ton las. La mort de ton père. Le sort de ta famille. Mais c'est tout.
L'homme accusa le coup. Cette petite garce savait donc déjà tant de choses ! Il se sentit ferré jusqu'à l'os. Incapable de déterminer comment réagir, ni quel rôle jouer. Pour la première fois, il y avait une fissure dans son masque et quelqu'un, à travers elle, apercevait une parcelle du véritable lui.
À ses pieds, la licorne observait son silence atterré. Comment l'encourager à se livrer ? Elle avait souvent tenté de se rapprocher de lui, mais n'avait jamais lu, sur son visage, cette envie et cette peur de faire de même. Ils se retrouvaient face à face, comme toujours ; mais pour la première fois indécis et sans armes. Aussi malhabiles que deux chats qui, sur un lac gelé, auraient tenté de se rejoindre sans briser la glace sous leurs pas. Minute après minute, comme dans un jeu d'échecs sans fin, ils observaient l'autre à s'en user les yeux et cherchaient où poser leurs pattes pour que rien ne s'écroule sous leur poids. Il y avait un seul bon endroit où se placer, une seule parcelle qui supporterait leur avancée ; mais à chaque instant, au fil de leurs pensées chaotiques, cette marche à suivre se mouvait en une autre, explosait en un millier de possibles qu'ils ne pouvaient deviner.
Iluth, qui n'avait jamais aimé les jeux de logique et de stratégie, bondit sur la glace dans un coup de tête. Quitte à ce qu'elle se brise.
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