Chapitre 50
Au fil des jours de voyage, Iluth vit son petit corps de licorne forcir remarquablement. Des muscles nouveaux la tiraillaient le soir ; ses os douloureux et ses sabots en miettes faisaient naître une certaine fierté en elle. Cela faisait plus d'une semaine qu'ils étaient partis de la ville d'Alban et elle commençait enfin à appréhender sa vie de chasseur, d'homme, de bête terrestre, telle qu'elle était réellement. En quelques jours, elle avait gagné plus d'acuité qu'elle n'en avait jamais eu auparavant, lorsqu'elle ne voyait que les murs de la ville et les robes des filles du bordel. Le simple fait de marcher aux côtés d'Alban, pendant des heures, en silence, avait fini par lui en apprendre bien plus sur lui que la majorité de leurs discussions tronquées ; le simple fait d'arpenter les routes et les chemins qui couturaient ces prairies, perdue dans la mêlée des bœufs, des paysans et des charretiers, lui avait appris bien plus sur les humains et leur société que toutes ses promenades au marché.
Toutes les nuits, sans plus aucune exception, elle le rejoignait sous forme humaine. Il évitait toujours la vision de ses seins, de son ventre offert, mais n'avait plus aucun mal à regarder son visage ou à se moquer de son corps ; au grand dam d'Iluth qui retrouva très vite les railleries goguenardes qui le caractérisaient.
Au fil de ses cauchemars, ils esquivaient ensemble des pluies de lames, couraient après des dindons sans tête dans des éclats de rire absurdes, fuyaient des marchands transformés en chimères, faisaient cuire à la broche des enfants à moitié levreaux, ou jouaient à cache-cache avec les silhouettes des frères d'Alban. Le ciel de ses songes était plus immense que jamais, parsemé d'étoiles ; la lune, comme un grand œil rond, surveillait leurs courses folles et leurs jeux obscurs. Iluth, pour la première fois, se sentait sa complice à part entière, presque une compagne ou une amie. Elle était humaine. Elle était montée sur deux jambes graciles, avait le même visage plat et laid que cet homme ; dans son esprit, elle se rapprochait enfin des bergers qui, l'espace d'une nuit, leur avait offert asile et avaient pu passer les remparts d'Alban. Elle était enfin son égale. Poussés par les ténèbres malsains de ses cauchemars, ils se livraient aux mêmes atrocités, couraient après les mêmes proies, roulaient dans les pentes herbeuses des montagnes comme deux chiens ivres de liberté. Ils étaient enfin comme deux semblables.
Et force était de constater qu'ainsi, lorsque leurs corps véritables n'étaient plus là pour les séparer, ils révélaient au grand jour le même esprit cruel et tordu, le même cœur parfaitement associé à celui de l'autre, pulsant d'un même battement sombre. Deux pièces imbriquées dans le même vitrail.
Lorsqu'elle réalisa tout cela, le désir ne cessa plus de grandir à l'intérieur d'Iluth. Peu importait qu'elle soit licorne ou femme. Lorsqu'Alban faisait un geste vers elle, lorsqu'il grognait à son encontre, levait les yeux au ciel, la prenait à témoin ou se moquait de son corps contrefait, une terrible envie de cet homme lui montait entre les côtes et lui dévorait l'âme. Chaque fois qu'il dévoilait une parcelle de son être, qu'il s'agît de son large torse bourrelé de cicatrices ou de ses réflexions sordides sur le sens de la vie, une irrépressible convoitise s'emparait de la succube qui, tant bien que mal, contenait ses ardeurs brûlantes.
Patience, patience. Bientôt, il sera tout à moi. Par les cornes d'Asmodée, je l'aurais mérité, celui-là ! Après tout le mal que je me suis donné…
Elle se léchait les babines comme une gourmande devant un gros gâteau, puis repoussait son désir tout au fond de son ventre, entre ses hanches, là où il ne cessait jamais de pulser dans une chaleur indécente.
Le soir venu, lorsqu'ils établissaient le camp après une journée de marche harassante, ils se poussaient dans les feuilles mortes ou dans la neige, se bousculaient avec autant de violence que de tendresse brute, comme deux chiots d'une même portée ; ils roulaient sous les arbres, s'écroulaient dans leur ombre bienfaisante et, étendus côte à côte, fermaient les paupières. Profitant, dans un silence pudique, de la chaleur et de la présence complice de l'autre.
Iluth, n'eût été ce désir qui lui dévorait les entrailles, se serait sentie tout à fait à sa place et en aurait oublié Lilith, Asmodée et jusqu'au dernier des siens.
Mais cette envie était là, comme un aiguillon planté dans son bas-ventre, lui rappelant sans cesse qu'elle était démone et succube avant tout.
À présent qu'Alban l'avait acceptée en tant que femme, à présent qu'ils étaient devenus proches, si complices, il était enfin temps de susciter les premiers émois en lui.
Elle hésita longuement sur la stratégie à adopter. Qu'elle mange, qu'elle parle, qu'elle plaisante ou qu'elle marche, elle y réfléchissait sans cesse, avec une fièvre de plus en plus bouillonnante. Sa laideur empêcherait-elle Alban de lui succomber ? Devait-elle modifier subtilement les traits de son visage et de son corps, nuit après nuit, afin de rendre la jeune fille plus attirante ? En soignant la courbe de ses sourcils, l'arc ventru de ses yeux, la douceur de sa mâchoire et les formes de ses seins, elle pouvait sûrement tourner la situation à son avantage.
Mais la démone bannit cette idée dès l'instant où, au beau milieu d'une nuit et d'un rêve des plus étranges, elle perçut les yeux d'Alban posés sur elle.
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