Chapitre 58
Elle ferma les yeux, prête à sentir les mâchoires du fleuve se refermer sur elle à nouveau ; mais ce fut la terre ferme qui lui sauta soudain au visage. La licorne s'écrasa contre un sol boueux, aussi puant que visqueux, dans le fracas de ses côtes déjà bien trop malmenées.
– Oh, par les cornes d'Asmodée… Alban… crachota-t-elle en rampant sur la berge. Alban…
Les larmes lui montèrent aux yeux sous la force de la douleur, mais aussi d'un terrible soulagement.
– Cours ! rugit le timbre rauque d'Alban derrière elle. Qu'est-ce que tu fais, imbécile ? Cours, dégage de là !
Elle se traîna dans la boue et la vase, tentant désespérément de se mettre debout ; mais c'était peine perdue, la peur et l'asphyxie lui avaient ôté toute force. Une série de spasmes la secoua tout entière, fit grelotter ses os et claquer ses dents ; elle vomit un peu d'eau mêlée à de la bile. Lorsqu'elle reprit le contrôle de son corps frissonnant, elle tourna la tête vers l'arrière et vit Alban, les épaules hérissées de flèches, venir s'échouer sur elle dans les remous de sa cape noire.
Iluth n'avait pas remarqué, lorsqu'ils s'étaient éloignés poussés par le courant, que l'archer avait tant de fois atteint sa cible.
Sonnée, blottie malgré elle sous sa grande masse chaude, la licorne ferma les paupières très fort pour clarifier son esprit, et chasser de ses yeux l'eau qui dégorgeait des vêtements de l'homme. Elle tenta de réfléchir, mais l'angoisse la déborda littéralement et seul un cri presque inarticulé sortit de sa bouche, dans un grand désordre d'émotions :
– Alban ! Alban, tu… Lève-toi ! Lève-toi, tu m'écrases !
Mais il ne bougea pas et ne dit rien. Elle tordit la nuque pour tenter de croiser son regard, puis s'ébroua sous lui avec violence et parvint à le faire suffisamment glisser le long de son encolure pour pouvoir poser les yeux sur son visage. Les traits de l'homme étaient froids et immobiles ; et derrière ses paupières mi-closes, son regard était vide.
– Lève-toi, pleurnicha-t-elle. Lève-toi ! Au nom du Ciel…
Silence. Au loin en amont, sur la berge d'en face, l'archer victorieux devait sûrement débander son arc.
– Lève-toi… lève-toi… Alban…
Elle vit soudain les cils noirs tressauter faiblement, puis les paupières cligner sur ses yeux anthracite. Une vague de soulagement envahit la licorne. Son cœur, brièvement arrêté, se remit à battre avec fureur.
– Oh, par les cornes d'Asmodée ! Espèce de salaud !
Il gémit faiblement et elle ajouta, profitant de pouvoir enfin lui couper l'herbe sous le pied :
– Tu n'es vraiment qu'un sombre imbécile ! Tu tiens tête quand il ne faut pas et t'enfuis quand il faudrait combattre ! Aucun instinct de survie ! Comment as-tu pu tenir toutes ces années sans te faire étriper au coin d'une rue, je me le demande bien !
– C'est différent quand on a une milice ou une armée avec soi, gronda-t-il en crachotant de l'eau. Au nom du Ciel, cesse de gigoter comme ça, il faut qu'ils continuent de me croire mort…
À ces mots, la licorne se statufia et enfouit le nez dans les replis de la cape.
– Bon sang, marmonna-t-il encore d'une voix presque inintelligible, ce que tu peux puer le chien mouillé !
Le visage posé sur l'encolure de la licorne, froissant ses poils chargés de vase brune, il respirait avec peine. Son regard flottait dans le vide. Il était aussi terne que celui d'un cadavre.
– Je ne vois rien, murmura-t-il difficilement. Je n'y vois plus rien du tout. J'ai des cottes de cuir cloutées d'acier, cousues dans le dos de mon surcot… Elles ont empêché les flèches d'aller trop loin mais il y en a deux qui sont passées au niveau des jointures. L'une m'a traversé les côtes. J'ai abusé de mes forces, Iluth, je ne peux plus bouger. S'ils envoient l'un des leurs, fais la morte. Ils ne vérifieront pas. Moi si, mais de toute manière, je ne peux pas cacher mon pouls.
La colère monta dans le ventre de la licorne, atteignit son cœur gonflé de peur.
– Et alors quoi ? Tu veux que je fasse la charogne et que je les laisse te trancher la gorge tranquillement ? Chiure d'imbécile !
Il ne releva pas, trop faible pour la contredire ou la railler comme à son habitude ; et cela terrifia Iluth plus qu'aucune autre chose.
– Oui… Ne fais pas n'importe quoi… Tu m'as regardé ? Je ne pourrai pas te protéger s'ils décident de se venger sur toi.
– Me protéger ? gronda la licorne, les yeux exorbités devant tant de culot. Toi, me protéger ? Qui a défoncé la gorge du chef de bande, autrement dit le plus dangereux, tout en faisant diversion au moment où tu allais te rendre ? Qui était prête à tuer les autres au moment même où tu te jetais lâchement à l'eau ? Tu n'es vraiment qu'un…
Des pas légers, agiles, ceux d'un fauve sur le point de tuer, se rapprochèrent d'eux et Iluth se tut immédiatement. Le nez écrasé dans la vase, clouée au sol sous le poids d'Alban, elle baissa les paupières et glissa un œil sous ses longs cils blancs. Des bottes de cuir ferrées s'avançaient vers eux, laissant des empreintes profondes dans la terre meuble.
Quatre bottes.
Ils étaient deux.
Iluth retint un juron. Elle n'avait pas prévu ça.
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