Chapitre 66

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Elle saisit son visage entre ses mains, l'obligeant à baisser le menton vers elle. Puis, l'esprit poussé par la peur et ce reste de désir qui lui embrouillait les pensées, elle posa ses lèvres sur les siennes.

– Tu es à moi ! murmura-t-elle tout contre lui. Tu m'appartiens. Reviens-moi. Reviens-moi !

Alban la gifla d'un geste si brutal que la succube vacilla sur ses jambes, avant de tituber loin de lui. L'homme referma la main sur la chaîne énorme, cliquetante, qui reliait son propre cou à celui de la jeune fille, puis la ramena vers lui. Iluth n'avait pas remarqué ces anneaux de métal. Pourtant, c'était comme s'ils avaient toujours été là.

– Ne me touche pas. Je ne suis à personne.

Il tira d'un coup sec vers le bas ; les genoux tremblants, elle s'effondra à ses pieds. Muette, ahurie, elle fixa le visage d'Alban sans y croire. Un coup de pied la plia en deux.

– Tu n'es pas réelle.

Il la gifla à nouveau et elle bascula sur le sol de ténèbres. Soudain, les anneaux de la chaîne n'étaient plus là pour la retenir. Ils avaient disparu, s'étaient éteints jusqu'au dernier.

– Tu n'es pas humaine.

Une déferlante de coups se mit à pleuvoir sur son corps nu, marbrant la peau de ses côtes, son ventre, son dos, ses cuisses.

– Tu n'es plus qu'un animal. C'est ce que tu es.

La botte ferrée d'Alban cogna son visage, si violemment qu'elle sentit son nez céder dans un craquement.

– Un animal. Pas une femme ! Alors au nom du Ciel, cesse de faire semblant ! hurla l'homme fou de rage.

Les mains serrées sur ses joues, pleines du sang chaud qui lui coulait entre les doigts, Iluth sanglotait en silence.

– Tu me mens et tu te mens à toi-même ! Tu te comportes comme une… comme une putain ! Une traînée !

Puis un miaulement résonna dans l'obscurité et tous deux se réveillèrent en sursaut.

Alban cligna des paupières. Le plafond de poutres sombres, couvert de toiles d'araignées grises et floconneuses, lui apparut soudain. Il entendit une petite voix, celle d'Iluth, chuchoter à côté de lui :

– Merci, le chat.

Il referma les yeux, respirant profondément, avant de se pincer l'arête du nez. Sa cervelle lui jouait de plus en plus de tours. Il n'aimait pas ça. Sur ses lèvres craquelées, durcies par l'hiver, subsistait encore le souvenir de celles d'Iluth. Elle s'était pressée contre lui. Il avait pu sentir la moindre de ses courbes, l'odeur légère de sa peau, la douceur de ses cheveux.

– Chiure !

Qu'était-il en train de penser ? Iluth n'était plus qu'une licorne. Un animal. Mais son cœur et son esprit, de plus en plus, se plaisaient à l'envisager comme la jeune fille qu'elle avait été. Et il ne pouvait se défaire de l'impression étrange qu'elle se complaisait dans cette situation. Elle avait semblé… attirée par ses bras. Par lui, Alban. Mais c'était impossible. Ce n'étaient que ses propres projections. Ce n'était pas réel. Rien de ce qui était dans sa tête n'était réel. Rien.

– Iluth, dit-il d'un timbre rauque.

Elle ne répondit pas, mais il était certain qu'elle tendait l'oreille. Elle était toujours couchée contre lui ; le chat tripotait sûrement son flanc de ses petites pattes noires, béat d'affection, comme à son habitude.

– Ne crois pas qu'une seule seconde de ce rêve a découlé de ma volonté. Rien de tout cela n'aurait dû arriver. Rien. Je ne sais pas… enfin, je m'excuse. Je ne sais pas pourquoi mon esprit s'entête à te donner cette forme. Je suis navré de ce qu'il s'est passé.

Iluth se leva dans un froissement de paille ; elle se pencha sur lui et ses yeux d'or soutinrent son regard.

Cette forme, c'est ce que je suis réellement. Quand comprendras-tu ?

Sa bouille de licorne frôla son visage, avant d'aller murmurer à son oreille :

– Peut-être un jour connaîtras-tu le goût de mon véritable corps, si tu cesses de le rouer de coups.

À ces mots, un mélange de désir et de répulsion hérissa la peau d'Alban.

Ils n'en reparlèrent plus, enfouirent le rêve et sa conclusion au fond de leurs pensées. Ils passèrent la journée dans l'étable ; elle fut longue, ennuyeuse, et le chasseur décida que ce serait la dernière. Ils repartiraient le lendemain matin, à l'aube. Alban était d'ores et déjà capable de se lever. Il pleuvait au-dehors ; alors il tourna entre les murs de la bâtisse comme une bête en cage, sans parvenir à se calmer. Il s'essaya à ses exercices sportifs habituels, qu'il abandonna vite au vu de la douleur qui pulsait dans ses côtes et le long de son dos ; dépité, il se résigna à jouer avec le chat, à l'aide d'un long fétu de paille qui avait déjà subi bien trop de sévices griffues.

Au terme de longues heures ponctuées de jurons et de râleries de plus en plus obscènes, le soir tomba enfin. Iluth, soulagée, le regarda s'asseoir et se calmer un peu. Au loin, entre les remparts de la ville, sonnaient des cloches au son de bronze. Bientôt, il en vint de toute la campagne. C'était comme si la contrée entière avait décidé de chanter, de secouer ses grappes de clochers et d'églises. Les timbres clairs ou sombres, hauts ou graves sillonnaient les cours d'eau et les prés, courbaient les herbes dans leur sillage. Ils déployaient la nuit dans le ciel, comme une traîne étendue derrière eux. Dans l'étable muette, chacun, même le chaton, tendait l'oreille.

Iluth, la tête penchée et les yeux clos, se perdait dans cet hymne aux mille voix. Une certaine mélancolie lui prenait doucement le cœur ; mais la féérie de ces échos, tressés de centaines de notes cristallines, faisait également naître un espoir étrange au creux de ses côtes.

Alban, assis contre le mur, avait la tête renversée en arrière. Paupières fermées, il semblait dormir ; le souffle régulier qui gonflait sa poitrine, sous les bandages tachés de lie-de-vin, témoignait d'un apaisement nouveau.

– C'est la Noël.

Iluth ouvrit un œil brumeux. Puis décida de faire comme si elle connaissait ce mot.

– J'avais oublié.

– Moi aussi. Déjà quatre mois que tu es avec moi, Iluth.

Un sourire léger lui échappa lorsque le chaton, silencieux, roula au sol pour lui offrir son ventre. Ses yeux immenses, pleins de curiosité, lui mangeaient le visage. La grande main d'Alban fourragea dans son pelage noir, provoquant des ronronnements. Le ventre du petit être était dur, gonflé par les parasites et la famine.

– Un peu plus et on se croirait dans l'étable du Christ, grommela l'homme en grattant les croûtes noirâtres qui obstruaient les narines du félin. Il ne manque plus que…

C'est à cet instant que contre son dos, derrière le mur, se firent entendre des pleurs d'enfant.

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