Chapitre 71

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La chambre qu'on leur donna, la meilleure de l'établissement, serait payée par le baron lui-même. Du moins… si la mission était réussie, ce que ne mentionna pas le tenancier. Un sourire froid s'étira sur les lèvres du chasseur. Il prit les clés et sa petite troupe monta les marches du grand escalier de bois sombre.

– Un instant, messire ! lança l'aubergiste.

De toute sa vie, on n'avait jamais donné de messire à Alban. Il se retourna, arborant une expression narquoise qui n'échappa à aucun des hommes de la pièce. Iluth lut dans leurs yeux comme dans un livre ouvert. Le chasseur était sale, il portait des vêtements discrets et fatigués par les années ; mais tout en lui, de sa démarche de fauve à ses yeux hautains et à sa peau lardée de brûlures, clamait sa connaissance de la mort et du combat. Nul bourgeois ni marchand ne se sentait de taille. À son arrivée, tous avaient subitement rapetissé dans leurs habits luxueux, passant du statut de requins à celui de lapins. Le renard venait d'entrer dans la garenne.

Une bouffée de fierté fit sourire Iluth assez stupidement. À l'idée qu'elle s'affichait ainsi avec cet homme plein de superbe, à l'idée qu'il était à elle et qu'elle le connaissait si bien, que tous ces gens le craignaient sans même avoir entendu sa voix, une immense satisfaction naissait en elle.

Elle ne vit pas le regard qu'Alban portait sur elle, l'espace d'un instant ; c'était exactement le même. Il savait, lui, qu'il n'était pas le plus redoutable ici présent et que la licorne aurait pu égorger ces dindons à peau humaine en quelques minutes bien senties. Contre toute attente, la violence d'Iluth lui plaisait assez, du moins tant qu'elle ne se retournait pas à nouveau contre un enfant ou un innocent. Quoi de mieux qu'un carnivore pour en escorter un autre ? Une pensée effleura l'esprit de l'homme, élargissant son sourire. Ils avaient fière allure, tous les deux, malgré leur laideur et leur étrangeté.

– Eh bien parle, tenancier.

– Les… euh… hésita l'hôtelier. Les animaux sont tenus de rester à l'étable.

Le sourire d'Alban disparut et seule une pointe moqueuse, comme un dard menaçant, resta dans ses prunelles. L'homme se ratatina sous ce regard méchant et se mit à suer de peur.

– Navré, vieillard, mais ces bêtes sont précieuses à mes yeux. Ce sont des compagnons de route, non des bestiaux idiots. Elles ne feront nulle saleté, sois-en sûr.

Bon prince, le jeune homme lui lança un écu d'or d'une pichenette ; la pièce traversa le couloir et roula sur le comptoir veiné de bois.

– Pour ta peine, si peine il y a tout de même !

Il fit volte-face et d'un seul mouvement, ses compagnons lui emboîtèrent le pas.

– Alors, comme ça, ce chat est également ton compagnon de route ? le taquina la licorne lorsqu'ils franchirent le pas de leur nouvelle chambre.

La pièce était grande, richement décorée, drapée de pourpre et de gueules, couverte de tapis aux franges dorées. Le lit à lui seul était au moins deux fois plus large que celui d'Alban dans le grenier du bordel. Des pelisses d'hermine, de renard et de loutre couvraient sa courtepointe. Iluth saliva de plaisir à l'idée du confort qu'allaient offrir ces trois matelas superposés à son pauvre dos moulu.

– Ah, tais-toi, moqueuse ! Je n'allais pas pinailler, envoyer le chat à l'étable et garder la licorne avec moi. En revanche, j'aurais voulu laisser le gosse, mais bon…

– D'ailleurs, quand est-ce qu'on le donne à une mégère, celui-là ?

Le petit garçon roulait déjà sur le tapis, s'y vautrant avec un bonheur non dissimulé. Le chat sauta de l'épaule d'Alban, se réceptionna dans un effort qui entrechoqua tous ses os de squelette, puis commença à jouer avec lui.

– Dès que possible, grogna Alban en déchargeant sa carcasse de tous ses paquetages et rouleaux de couvertures. Aujourd'hui même, avec un peu de chance.

À ces mots, l'enfant se mit à pleurer.

Ni l'homme, ni la licorne ne parvinrent à le calmer. Il fallut que le chasseur revienne sur ses propos pour tarir enfin la source inépuisable dont il avait ouvert les vannes malgré lui.

Ils ressortirent bien vite, traversèrent la ville et passèrent des heures au marché qui déployait ses mètres de tissus et ses étals colorés au pied du château du baron. Le chasseur marchandait, discutait, récoltait des informations sur la bête démoniaque qui hantait la contrée. Ils ne parvinrent pas à se débarrasser du gamin. Chaque fois qu'ils parlaient de lui à une femme, chaque fois qu'ils s'enfuyaient dans la foule en le laissant perdu au beau milieu, le drôle se mettait à hurler et pleurer, tant et si bien que chacun criait au scandale. Très vite, n'étant guère discret de nature, Alban fut associé à l'enfant et on commença à voir d'un mauvais œil ce père indigne qui tentait d'abandonner sa marmaille.

Iluth passa l'après-midi à railler son compagnon et à rire, rire sans pouvoir s'arrêter, jusqu'à ne plus sentir les muscles de son ventre.

Il devint vite évident que jamais le garçonnet ne se laisserait perdre si facilement.

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