Chapitre 74
Alban rentra à l'aurore. Il était sale et épuisé, une tristesse insondable dans le regard. Il traversa la chambre à pas de loup, enjambant le corps du garçon endormi et celui du chat couché près de lui. Dans l'obscurité, avec ses pieds traînants et son dos courbé par la fatigue, on aurait dit un spectre revenu les hanter. Iluth le regarda approcher, blottie sous l'édredon telle une grosse chenille. Elle n'avait pu fermer l'œil de la nuit.
Il se coucha en silence, marquant le matelas de toute sa masse et de ses muscles gourds.
Sans un mot, elle vint se blottir près de son flanc.
Sans un mot, il passa un bras autour d'elle et la serra contre lui.
– Ne t'en vas plus la nuit, murmura-t-elle.
Il ne répondit rien. Bientôt, son souffle se mua en un écho caverneux et régulier.
Ce matin-là, leur sommeil fut si profond qu'aucun d'eux, au réveil, n'en garda un quelconque souvenir. Mais Iluth eut sur la langue le goût salé des larmes d'Alban, et la sensation de l'avoir étreint pendant des heures.
– La bête est là.
Accroupis en cercle sur la terre battue d'une placette déserte, l'enfant, le chat et la licorne observaient Alban tracer des lignes dans la poussière avec la pointe acérée d'un stylet.
– Les remparts ne cernent pas toute la cité, car au nord, une ligne de falaises la protège. Apparemment, le démon occupe une tanière creusée quelque part au bas de ces falaises. Il ne s'aventure pas en ville, mais quadrille toute la contrée et terrorise les serfs.
Les yeux agrandis de curiosité, le félin et le garçonnet buvaient son schéma du regard. Alban s'interrompit pour les observer une minute. Ils étaient si minuscules, si naïfs ! Le mioche comprenait-ils seulement la moitié de ce qu'il disait ?
À côté d'eux, la licorne maussade avait figure de chien d'attaque.
– Et donc, quel est notre plan ?
– Mon plan, Iluth. Hors de question que vous veniez. Je vous montre tout cela uniquement parce que vous ne vouliez pas me lâcher les basques.
Son acolyte ricana ouvertement.
– Si tu crois que je vais te laisser t'amuser tout seul, tu te fourres le doigt dans l'œil au moins jusqu'aux testic…
– Comment tu vas tuer le dragon ? l'interrompit le drôlet en grattant ses cheveux plein de puces.
Le chasseur se redressa de toute sa taille.
– Tout dépend de la bête. D'après les pauvres hères qu'elle a terrifiés, celle-ci a des écailles, mais elles sont petites et souples. Donc…
Il traça de nouvelles figures dans la terre poussiéreuse.
– Tout d'abord, repérage du territoire du démon et de sa tanière. Ensuite, selon la configuration du terrain…
Il plissa les yeux, froissant la peau rosâtre de son côté brûlé afin d'effrayer le gamin.
– Quand il y a de quoi se mettre à couvert, l'arc tueur de monstres suffit à leur clouer le bec. Puis on termine le travail à l'épée.
Iluth observa son masque froid se tendre de concentration. Assis à côté d'elle, le chat le fixait lui aussi, un vague intérêt niché dans ses énormes yeux jaunes. En cet instant, Alban ressemblait à un artisan penché sur les plans de son prochain chef d'œuvre.
– La décapitation, c'est tentant, mais mieux vaut éviter. Parfois les têtes repoussent en double ou en triple ; je l'ai appris à mes dépends.
Un artisan aux mains teintées de sang. Un frisson parcourut l'échine de la succube lorsqu'elle se rappela que c'étaient ses frères et ses sœurs – si lointains soient-ils – que l'homme savait si bien découper en pièces de viande.
– Mieux vaut ouvrir le poitrail et percer le cœur. Ou encore mieux : le sortir du corps. Mon espadon fait ça très bien. Mais parfois, quand les écailles sont trop dures, un stylet ou un poignard très fin se révèle plus utile. Je déteste abîmer le fil de ma lame.
Une nausée légère monta à l'assaut des tripes d'Iluth. Elle tenta de ne pas penser aux siens. Peine perdue. Le vieil Asmodée était comme un oncle ou un père ; Lilith avait beau être aussi capricieuse que mesquine, c'était tout de même sa reine et sœur. Et tant d'autres… Samaël, le porteur de la couronne d'épines, compagnon de Lilith et roi des neuf cercles infernaux, mais surtout indécrottable faquin aussi juste que tyrannique ; Azraëlle, incapable de chasser plus d'un lièvre à la fois, Shemêhaza qui avait un faible pour les princes et les comtes, Akibeel l'écervelée qui, jadis, lui avait appris à sculpter un corps de chair, et tous les autres succubes qu'elle connaissait si bien… Et encore d'autres démons, dans d'autres cercles, comme Belzébuth le puant, l'indésirable, qui tentait de la séduire sans succès depuis des décennies et provoquait toujours leurs rires.
À tout instant, n'importe lequel d'entre eux pouvait passer le voile ondoyant qui séparait leur monde de celui des hommes, et prendre corps de dragon afin de s'amuser parmi les terrestres. N'importe lequel pouvait se vider de ses entrailles au pied d'une falaise, l'estomac tranché net par l'épée d'Alban.
– Pourquoi… lança-t-elle éperdument.
Elle avait besoin d'arrêter le flot de ses pensées. Immédiatement.
– Je veux dire, comment une aussi petite chose qu'un stylet peut-elle venir à bout d'un dragon ?
Alban haussa son sourcil élégant, étonné de cet intérêt soudain.
– Tous les dragons ne sont pas gigantesques. J'en ai même connu un qui n'était guère plus haut que toi ! Mais même pour les plus grands, une aiguille suffit amplement à leur faire rendre leurs tripes. Il suffit de viser juste, à certains points précis de leur cuirasse d'écailles. Les points faibles…
Il planta son arme d'un coup sec et définitif.
– L'oeil. L'épine dorsale. L'aisselle. La gorge. Dans tous les cas, la bête doit être déjà blessée. Il faut l'approcher, voire l'escalader. Puis viser les interstices. Soulever une écaille, ou la dépiauter si elles sont trop serrées ; et ensuite, percer la chair qui est en dessous.
Il n'y avait nulle férocité dans ses prunelles. Juste une haine sage, apprivoisée, et surtout, une précision chirurgicale. Digne d'un boucher ou d'une couturière.
Iluth ravala la giclée de bile qui lui brûlait la gorge.
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