Chapitre 86

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Le soleil se leva, franchissant la ligne des murailles moussues qui encerclaient la ville ; ses rayons nimbèrent toute la chambre d'une aura blanche et pure comme le cristal. Dissipant presque, l'espace d'un instant, les effluves de sang et de mort qui y étaient incrustées.

Iluth, allongée sur les jambes d'Alban comme elle le faisait jadis, perdue dans l'écrin argenté de sa crinière, aurait paru morte aux yeux de n'importe qui – mais pas à ceux du chat maigrichon, qui ronronnait blotti contre son flanc.

Morte, elle l'était sans doute un peu. Mais ce mal-ci était invisible, caché sous son crâne. C'était l'entrelacs de ses pensées, plutôt que sa chair, qui pourrissait dans une atroce gangrène.

Elle avait tué Asmodée, elle avait tué Abrahel ; et tous deux, même sa perfide rivale, avaient emporté un morceau de son âme en s'éteignant à jamais.

Si jamais l'un des siens venait à nouveau à sa rencontre, ce ne serait pas pour achever Alban. Ce serait pour l'anéantir elle, Iluth, celle qui avait osé sacrifier deux démons pour conserver sa proie à ses côtés.

Si Samaël avait réellement cherché à la protéger jusqu'ici, il la considérait certainement comme une menace à présent. Et Lilith… Lilith devait fulminer en la couvrant d'imprécations. Elle qui n'avait cherché qu'à s'amuser de sa servante et de ce défi impossible venait de perdre l'une de ses plus proches amies et l'un de ses plus vénérables frères.

Oui. Si menace il y avait, elle viendrait forcément de la reine.

Plus que jamais, même encombrée des fragments de son cœur en miettes, Iluth devait être forte.

L'homme allongé sous elle gémit, avant de se retourner maladroitement dans son sommeil. Elle le couva des yeux, mais ce regard-là était déserté de passion. Il n'était plus habité que par un fanatisme qui frôlait la démence.

Elle n'avait plus qu'Alban.

Pour la première fois de sa longue existence, la succube était privée de racines, de refuge, d'un endroit où délaisser son essence démoniaque loin d'une carcasse exigeante ; elle n'avait plus d'amis, plus de peuple. Seuls lui restaient ce corps et cet homme. Cet homme si fragile.

Jour après jour, il allait lui falloir le protéger.

Jour après jour, elle allait devoir remonter cette lourde pente qu'elle découvrait avec amertume, apprendre à supporter le poids du deuil, des remords et de la culpabilité.

Jour après jour, il allait falloir accepter cette idée terrible que, désormais, elle n'était plus succube, ni démone, ni tentatrice avide de chair et de désir : elle n'était plus qu'une petite créature esseulée, accrochée comme une tique à cet humain endormi, et qui tout comme une tique ne pouvait vivre sans lui.

Il n'était plus question de tuer Alban – si cela avait réellement été son objectif, en un jour si loin qu'elle avait peine à se l'imaginer – mais de le garder en vie.

Car il était devenu son ancre, son refuge. Que faire si, soudain, il cessait d'être là ?

Elle n'avait plus nulle part où aller.

Il tressaillit soudain. La licorne souleva une paupière paresseuse et l'observa doucement. Perdu entre les draps blancs, il semblait auréolé d'une lumière étincelante ; ses cheveux noirs et hirsutes se détachaient nettement sur la clarté de l'oreiller, tout comme son visage dont elle ne voyait que le profil brûlé. Elle s'abreuva de ce désastre de chair, récitant en elle-même les moindres détails de cette joue, de cette arcade dépourvue de sourcil, de ce menton épargné sur lequel perçait un début de barbe. Celui-ci se poursuivait le long de sa mâchoire puissante, traçant une ligne sombre jusqu'à son oreille submergée d'épis chevelus.

Son torse nu dépassait du liseré brodé du drap ; des bandages emmaillotaient son coude dépourvu d'avant-bras.


Lorsqu'Iluth avait couru chercher du secours aux premières fermes, épouvantée à l'idée qu'un autre démon profite de son absence pour achever Alban déjà agonisant, sa détresse n'était pas restée sans réponse. L'histoire du tueur de dragons, suivi d'une étrange chèvre blanche à la voix aigre et d'un chat noir, avait déjà fait le tour de la ville depuis des jours. Après le rapatriement du chasseur, le baron avait pris à ses frais le coût de ses soins et leur avait envoyé ses meilleurs moines médecins, ainsi que l'apothicaire le plus savant de la cité.

L'avant-bras gauche d'Alban n'était plus qu'une guenille émiettée ; il était impossible de le lui remettre d'aplomb. Iluth avait observé ces hommes trancher la chair sanguinolente au niveau du coude, la griller au fer rouge puis scier l'articulation opaline qui saillait de la plaie ouverte. Enfin, ajoutant d'autres effluves pestilentielles à celles qui imprégnaient déjà la chambre, ils avaient plongé le moignon cisaillé dans un seau d'huile bouillante. Les chances de survie n'étaient pas assurées. Très loin de là. Déjà brisée par la mort d'Asmodée, la succube avait fermé les paupières très fort pour ne pas voir ce qui allait suivre.

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