Illusion foudroyante

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Sabrina Dupuis ne savait plus trop quoi faire de moi. C'était ma conseillère au Pôle Emploi.

Depuis 8 mois elle s'évertuait à "faire éclore mes envies" et "valoriser mes compétences", tout en agitant un petit fanion rouge qui symbolisait ma fin de droits aux indemnisations chômage. Elle faisait ça avec beaucoup de délicatesse et je m'en voulais la plupart du temps de ne pas lui faciliter la tâche.

J'aurais pu lui dire tout simplement : " Madame Dupuis, je vous adore, mais je n'ai pas envie de retravailler". Mais je ne pouvais pas lui faire ça. Rien qu'à regarder ses doigts pianoter à toute vitesse sur son clavier pour chercher avec moi des propositions de jobs, j'en avais le cœur à l'envers.

Alors j'acceptais des rendez-vous où je n'allais pas. Je notais des numéros que je n'appelais pas. Je quittais l'agence Pôle Emploi poussé par le regard et le sourire de Sabrina Dupuis, que je m'apprêtais à trahir pour la millième fois.

Alors le jour où Sabrina Dupuis a pris un air sévère et contrit qui ne lui allait pas du tout (ça pinçait ses lèvres et sa bouche tombait de façon disgracieuse) pour me dire " cette fois Monsieur Caron, c'est terminé, vos indemnités prennent fin dans 3 semaines et moi je rends mon tablier", j'ai bien failli me mettre à chialer pour elle. " Je crois en vous Monsieur Caron, vous le savez bien. Mais vous, je ne sais pas ce que vous voulez, je ne sais pas ce que vous faites..."

"J'écris !" J'ai presque crié.

*****

Tout avait commencé 3 mois plus tôt. Le type qui animait le stage "développement personnel" ou une connerie du genre, portait une chemise à carreaux. Il nous avait demandé d'écrire une dizaine de lignes sans trop réfléchir sur "nos désirs les plus fous" (ce qui était audacieux face à un groupe de chômeurs dont les désirs n'étaient pas mus par la folie créatrice mais par un survivalisme sommaire).

Moi ça m'avait plu et j'avais aligné assez facilement une vingtaine de lignes, en ignorant les autres qui suçaient leur stylo, se grattaient la nuque ou gribouillaient dans un coin de page.

Il avait suffi que "chemise à carreaux" me dise : " Eh... pas mal ça..." pour qu'en écho je me remémore les bonnes notes en rédaction à l'école primaire, les annotations élogieuses sur mes dissertations ensuite " belles envolées dans la description des paysages", "vos mots servent bien votre imagination", " jolie personnification très originale..."

Il ne faut pas grand-chose pour s'illusionner parfois.

J'ai repensé à tout ça une fois chez moi et après quelques bières désaltérantes et une bouteille de whisky à visée anxiolytique et désinhibante, j'ai décidé d'imiter Kerouac (excusez du peu...), d'écrire mon "Sur la route" à moi, version low-cost mais subversive à sa manière, sur un rouleau de papier toilette (triple épaisseur, il faut bien ça !).

Une fois à jeun, il faut avouer que j'ai trouvé mon idée débile. Mais j'étais content du début de mon texte, mon stylo glissait bien sur le papier et quand j'ai noirci plus d'un mètre de long, j'ai trouvé que ça avait de la gueule. Alors j'ai continué.

*****

" J'écris". J'ai presque crié.

Sabrina Dupuis est restée suspendue avec tout ce qu'elle avait sur le cœur me concernant, toutes ses déceptions, tous ses efforts vains, tous ses espoirs déçus.

" Vous écrivez ? Vraiment Monsieur Caron ? Mais qu'écrivez-vous ?"

" C'est spécial... une sorte de journal de ma vie au chômage... mais une vision décalée, enfin j'essaie, un peu comme si je me regardais d'en haut... c'est pas facile à expliquer..."

Je n'ai rien dit sur le support que j'utilisais, bien-entendu.

Sabrina Dupuis était une personne positive, vraiment chouette. Elle savait, ou elle avait appris à valoriser et encourager la moindre étincelle, la moindre flammèche, sans se départir du pragmatisme exigé par sa mission au sein de son institution employeur. " Très bien Monsieur Caron, vraiment intéressant... mais... pensez-vous pouvoir vivre de cette activité à la fin de votre indemnisation ?"

Un point pour Sabrina !

Du coup, elle m'a donné une xième annonce " livraisons tous colis - courtes et moyennes distances", elle n'a fait aucune recommandation, elle n'a même pas souri, elle a juste dit " Au revoir Monsieur Caron".

*****

J'ai signé un CDD d'un mois chez " Col' Express" et reçu dès le lendemain un appel de Sabrina Dupuis. Comment dire... elle avait envie de m'embrasser je crois, ça se sentait, même si elle se contenait en grande professionnelle qu'elle était. Mon avenir rayonnait pour elle et je me suis laissé embarquer par sa joie si instinctive. Elle m'a parlé de mon "roman" (oui, elle a utilisé ce mot !) et j'ai dégouliné de reconnaissance envers elle... au point d'accepter de lui montrer mon "travail" (et re-oui, elle a utilisé ce mot !)

Je devais avoir rempli environ 10-12 mètres de mon rouleau blanc molletonné.

*****

Je n'avais jamais entendu rire Sabrina Dupuis. Elle a éclaté d'un rire un peu nerveux au départ, réprimé derrière sa main. Puis elle a explosé, par saccades car elle tentait de se retenir, se mordant les lèvres, s'essuyant le coin des yeux, se tenant la poitrine comme si elle manquait d'air.

J'avais déroulé à peine 2 mètres de mon rouleau, le tenant devant moi comme un ruban fragile, comme une soierie précieuse, comme un tissu à la finesse exquise.

" Monsieur Caron, j'ignorais que vous étiez le Kerouac du papier Lotus "... ses mots étaient hachés par des accès de rires remontant de sa gorge. Elle était rouge comme une pivoine et ses narines palpitaient.

Un coup de foudre est tombé exactement sur moi, le genre fulgurant, qui vous traverse de la tête au pied dans un vacarme métallique. J'étais tétanisé et me pensais mort, mais les gloussements spasmodiques de Sabrina Dupuis me parvenaient toujours, même si elle prenait sur elle pour se calmer.

Elle ne semblait même pas avoir remarqué que j'étais foudroyé. Carbonisé de l'intérieur. Totalement vidé et noir.

Tout le monde continuait ses occupations autour de moi, ça parlait, ça tapotait sur des claviers, ça crissait du stylo, ça ouvrait les portes...

" Pfou... pardon Monsieur Caron... pfou... excusez-moi... vous m'avez surprise avec votre... rouleau... bravo pour la blague... Et si nous parlions de votre CDD ? Hum ?? Quelle merveilleuse opportunité, non ? "

J'avais envie de lui faire du mal, alors j'ai tourné les talons et me suis dirigé vers la sortie. Je l'ai entendu dire " Monsieur Caron, je suis désolée, revenez..." Pauvre conne !

Dans la première poubelle venue, j'ai balancé mon rouleau tout griffonné. Il a rejoint une peau de banane et un emballage de Big Mac avec des restes de salade dedans.

J'avais le cœur qui battait n'importe comment, bien détraqué, sans doute à cause de la foudre.

Une fois chez moi, j'ai lorgné du côté du grand Jack et son fameux "Sur la route".

Et pour ne pas me ramasser un deuxième coup de foudre... j'ai pris "Les anges vagabonds".

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