Le vagabond

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 Le soleil venait percer les arbres lentement jaunis par le départ de l’été tandis que les oiseaux entamaient leurs chants mélodieux à l’arrivée de la chaleur matinale. Doucement, la vie se réveillait dans le sous bois, éclairci par des rayons lumineux, faisant naître sur le sol vierge de toutes traces des hommes, un semblant de tapis doré, légèrement mouillé par la rosée du matin. Tout était si paisible, comme dans un songe. Les feuilles colorées s’agitaient sous une fine brise, et l’on pouvait presque sentir les arbres prendre vie. Chêne, noisetier, orme, frêne ou encore châtaignier, il y avait dans ce sous bois, à l’abris des regards, un panel merveilleux d’arbres aussi anciens que les premiers jours du monde, et si sacrés que les Druides les considéraient comme des grands Esprits de la Terre. Jadis, il eût été dangereux de gîter seul dans une forêt inconnue, au risque de croiser des sorcières ou des Druides aux sombres pouvoirs, pouvant faire de vous un macabre pantin. Aujourd’hui, ces êtres païens préservés d'ennemis étaient menacés par cette nouvelle religion, ce nouveau Dieu unique, prêchant la pauvreté et l’absolue soumission, dont les partisans se nomment « Chrétiens ». Les derniers Clans des terres celtiques avaient fui les grandes villes et ceux qui pensaient résister à cette nouvelle doctrine se voyaient sous la contrainte militaire de ce Dieu Unique, dépouillés, enchaînés, ou jugés d'hérésie. La peur avait envahi la terre et les cœurs des hommes, et il régnait à présent dans les plaines et forêts lointaines un calme inquiétant.

 C’est sous un noyer que Dandarion s’était assoupi pour passer la nuit. Épuisé par ses jours de vagabondage, il n’avait porté aucune attention à l’arbre qu’il prenait comme couche. Ce ne fut pas étonnant qu’il eût mal dormi car les noyers nourrissaient l'intelligence chez les druides, et quiconque prendrait place sous leurs ramures pour dormir verrait son sommeil perturbé.

 Le jeune homme ouvrit péniblement les paupières, avant de se redresser dans un long gémissement. Ses mèches brunes tombaient sur ses yeux noirs sévèrement cernés. Elles venaient encadrer sa mâchoire décorée d’une fine barbe qu’il n’avait pas encore rasé. Il scruta les alentours brièvement. Il avait campé non loin d'une petite rivière, abondante en poissons et herbes aquatiques.

  • C’est bientôt Mabon... se dit-il en admirant les branches garnis de leurs belles couleurs.

En effet, l'équinoxe d'automne aurait lieu dans dix jours, annonçant la fin de l'été et l'arrivée de l'hiver. Il se leva, encore étourdi du réveil, et s’étira de toute sa hauteur, offrant à la nature le spectacle de sa grande silhouette. Tout en se dandinant de gauche à droite pour se dégourdir les membres, il se dirigea lentement vers la rive et s'y agenouilla pour se rincer le visage d'une eau fraîche et pure.

 A tout juste vingt sept ans, il accumulait de nombreuses expériences d'ordre et d'obéissance. Autrefois prince du Pays D'Huel dans les Flandres, ces vastes plaines verdoyantes tout à l'Est, il avait rejoint la Cour du Roi Morvan, en Pays d'Eliand, pour en renforcer l'amitié entre les deux Royaumes. Il était devenu chevalier à seulement dix sept ans, entrant dans l’Ordre de la Couronne, et prétant allégeance à une religion qui n'avait jamais été la sienne. Néanmois, sa loyauté, son courage et sa dextérité au combat lui avaient attiré les faveurs du vieux Roi Morvan. De toutes les classes militaires du Pays d’Eliand, Dandarion D’Ascelin était devenu le plus jeune chevalier du royaume, lui octroyant le sobriquet de « Darion Le Jeune » que ses frères d’armes ne manquaient pas d’user à tout va. Si bien que toute la cour avait fini par le nommer ainsi.

Son ventre commençait à gargouiller. Voilà bientôt deux jours qu’il ne mangeait que des baies sauvages ou des plantes. Rien de bien nourrissant. Il ajusta sa tunique, autrefois blanche et propre, dans ses braies, et ferma d’un nœud les lacets de cuir serrant sa taille fine et musclée, avant de finir par attacher sa ceinture de cuir à laquelle pendait Donegal, sa fidèle épée. C’était là, hélas, le dernier signe de noblesse qu’il avait. Un pommeau d’argent, noirci par le temps, finement taillé en tête de cheval, dont les yeux étaient scintillants d'émeraudes. Il tenait cette arme de son père, qui l'avait reçu de son père avant lui. Un héritage familial sur lequel il avait juré protection et loyauté. Chevalier, il n’en était finalement que par l’épée et les valeurs qui lui restaient. Il enfila son long manteau de cuir à capuchon, qui lui permettait de dissimuler Donegal, mais aussi son visage, au besoin. Il se retourna vers l’arbre qui l’avait abrité la nuit, le remercia, puis de ses yeux de jais il balaya du regard une dernière fois son modeste campement. Il s’assura de ne rien oublier, puisse-t-il oublier quoique ce soit maintenant qu’il ne possédait plus rien.

Silencieusement, il entama sa marche au travers des bois, remontant la rivière à l’eau claire dans laquelle nageaient gracieusement poissons et grenouilles, se laissant parfois porter au gré du léger courant qui faisait danser les algues et autres plantes aquatiques aux bords de la rive. C’était l’aube, l’air était encore frais mais le soleil venait réchauffer le visage du jeune homme. Il pencha sa tête en arrière pour laisser la chaleur infiltrer la peau de son cou. Il sentait comme une agréable caresse du soleil sur ses clavicules saillantes, que sa chemise usée ne pouvait plus recouvrir. Les rayons de lumière dévoilaient les cicatrices qui ornaient sa poitrine, modestes vestiges de quelques flèches décochées lors des batailles sous les bannières du Roi Morvan, qui n'était dorénavant, plus son Souverain. Aujourd’hui il déambulait de village en village, se faisant passer tantôt pour un paysan, tantôt pour un bûcheron cherchant un labeur, ce qui lui permettait d’amasser quelques sous afin de trouver gîte et couvert sur sa route. Cette vie de marginal, Dandarion la vivait péniblement depuis plusieurs mois. Tout en marchant sans un bruit entre les buissons aux milles couleurs qui bordaient le ruisseau, Dandarion repensa à son ancienne vie au château de Morvan, qui se perdait à l'Ouest de l'immense foret d'Eliand, si loin de sa Terre natale qui lui manquait.

  En Pays d’Eliand, il fut jugé de trahison envers l'Ordre de la Couronne, et accusé d’avoir pactisé avec l'ennemi. En vérité, son seul crime fut son insubordination, et son refus de détruire un village de Pictes, un ancien clan païen. Ayant reçu l’obligation de détruire ce village, Dandarion s’en était allé à la rencontre du clan celte dans la forêt d'Elliand, en pleine nuit, dans l’espoir de négocier un départ vers des terres hors d’atteintes du Roi Morvan. Il fut accueilli avec animosité mais dans le respect, par le chef du village, un guerrier au corps massif recouvert de peinture de cendre et de charbon, typique des Pictes. Mais ce ne fut pas avec ce chef que le jeune chevalier eut tenté une négociation. Dans de nombreuses tribus, les décisions politiques et martiales sont décidées par les Druides. Ce sont eux qui endossent le rôle de représentant des clans lors de graves crises, afin d’en éviter la guerre et la souffrance. Ils ont la fibre politique et stratégique, nul n’oserait remettre leurs paroles en questions par crainte de subir leurs effroyables pouvoirs.

 Dandarion avait rencontré le Druide Galad, un vieillard à l’allure calme et élancée dont on ne distinguait pas les traits du visage sous son épaisse barbe blanche. Dandarion se souvient de sa canne, taillée dans du bois de Saule, indiquant un rang élevé au sein des Druides, le plus haut étant le « Rouandrev » ou L’Archidruide, dont la canne était faite dans un pommier, arbre de la connaissance. Dandarion avait l'habitude de cotoyer ces étranges personnages, très présents dans les Flandres, sur les terres de son père, le Roi d'Huel. Toute la nuit, le vieux Galad et lui avaient tenté de trouver un terrain d’entente. Le chevalier, au coeur pur mais naïf, les priait de fuir pour leurs vies ou de se soumettre à la nouvelle religion, mais le Druide campait sur sa décision de rester sur leurs terres sans bafouer la volonté de Dana ou Cernunnos, grandes divinités qui régnaient sur toutes les terres celtiques. Cette nuit là, le jeune chevalier rentra désespéré, le visage déformé par la colère car il n'avait pas pu sauvé un peuple du génocide. La Royauté ne jurait que par le Dieu Unique désormais, bon nombre de Rois et puissants seigneurs décoraient leurs bannières par la croix chrétienne et en imposaient la doctrine dans leur cour quitte à verser le sang de pauvres innocents pour en faire respecter la dogme. Et malheureusement, les clans celtes abritant sorcières, druides et autres impies constituaient une menace quant à l'éxécution des ordres chrétiens.

 Les tribus Celtes sont fières et honorables, plus d’une a préféré la mort au combat plutôt que la fuite. Les Pictes sont restés sur leurs terres, refusant de se soumettre à la volonté de la Couronne. Le Roi Morvan, cruel et sans pitié, donna l’ordre d’assouvissement aux fantassins sans scrupules. Les Pictes furent massacrés, hommes femmes et enfants, brûlés, violés, éviscérés. Certains corps furent hissés sur de grandes croix en bois, symbole de la religion chrétienne, pure et juste. Dandarion fut arrêté quelques jours plus tard dans ses appartements. Des preuves falsifiées prouvant sa culpabilité furent retrouvées dans ses affaires : un acte signé de sa main pour une alliance avec les Pictes, et des plantes servant à la magie. Tout aurait dû le conduire à la potence. Il serait mort depuis longtemps, pendu ou brûlé vif, si la Reine Pélagie ne l’avait pas gracié pour une peine plus clémente : l’exil.

 L’épouse du Roi Morvan était à peine plus jeune que lui. Il l’avait rencontré à son arrivé au château pour commencer sa formation militaire, alors âgé d’une quinzaine d’année. Son cœur s’était immédiatement embrasé au premier regard posé sur la Reine, à l’époque future Reine, car Pélagie, à tout juste douze ans, était déjà promise au vieux Roi Morvan. Triste sort pour une jeune fille aussi douce que de se marier avec un homme ayant deux fois l’âge d’être son père. Année après année, elle inspirait respect et humilité autour d’elle, mais de basses rumeurs courait dans le pays sur son incapacité à enfanter. Le Roi n’avait toujours pas d’héritier légitime, et tout le monde tendait à blâmer Pélagie. Hors, rien ne donnait envie à quiconque de partager le lit d’un tel Roi. Vieux, brutal et influençable par sa cour. Le vieux Morvan préférait s’adonner aux jeux de boissons fortement alcoolisées plutôt que de s’intéresser aux affaires du Royaume. Nul doute qu’ensuite son dur labeur terminé, il ne puisse que s’écrouler dans son lit dans des effluves d’alcool et de vomi, laissant la Reine dans un profond désarroi.

 Tous était au courant du coeur amoureux de « Darion Le Jeune » pour Pélagie. Dans l’Ordre de la Couronne, ses amis chevaliers ne manquaient pas de s’en amuser. Ils envoyaient souvent Dandarion seul dans les couloirs du château à effectuer des tâches de bas étages, dans le but que ce dernier rencontre hasardement la Reine Pélagie. Et chaque fois, c’était dans une hilarité contagieuse que ses compagnons s’esclaffaient sur son visage rougi de timidité et son incapacité à articuler plus de deux mots en présence de la Reine. Autant pouvait-il terrasser ses ennemis au combat, mais autant était-il désarmé face à la beauté de la jeune femme, pourtant personne ne lui en voulait pour ça. Des cheveux blonds ondulés puis décorés de perles ou rubans de soie, encadrant un visage rond à la peau blanche et lumineuse où des prunelles vertes captivaient le regard de chacun, et des lèvres roses et fines, s’étirant timidement dans un sourire de gêne, quand elle croisait le chemin de Dandarion, ou dans un sourire triste et mélancolique, quand elle était aux côtés du Roi.

Bien qu'il fut Noble, il n’avait jamais dévoilé ses sentiments à la Reine, ou à qui que ce soit. Sa venue en pays D'Eliand ne consistait pas à trouver épouse. Néanmois, il se permettait l'unique affront de poser les yeux sur sa silhouette envoûtante. Il en admirait chaque courbe, chaque pas de danse, chaque mouvement des robes aux étoffes rares et précieuses, ou encore chaque geste protocolaire, lors de banquets au château. Les possibles convoitises d’hommes de la cour envers la Reine étaient nombreuses et agaçaient fortement le Roi, se sachant lui même incapable d’honorer sa femme. Dandarion soupçonnait avec amertume les gens fourbes, ô combien nombreux, de la cour voulant profiter de son tort chez les Pictes et monter des preuves contre lui, afin de l’évincer plus facilement de la vie au château. Il aurait été affligeant pour le Roi d’abriter un enfant bâtard de la Reine. Le Chevalier avait protesté de toutes ses forces, soutenu par une poignée d’amis loyaux mais impuissants face au courroux de Morvan. Désemparé, Dandarion avait fini emprisonné aux cachots en attendant que sa peine soit prononcée. Il s’était donné pour seules quêtes dans sa vie de toujours être un Chevalier aux valeurs justes, et de veiller sur la Reine.

 Tout était si aisé au château avant cette triste affaire. Maintenant il ne pouvait plus rien faire, à part essayer en vain de chasser de son esprit la dernière image de Pélagie qu’il avait. Assise sur son trône, elle le scrutait de ses yeux verts embués de larmes, mais silencieuse comme jamais, ne laissant rien paraître de son chagrin. Eprouvait-elle du chagrin pour lui, d'ailleurs ? Et pourquoi le sauver d’une mort certaine, s’opposant à la potence ? Trop de questions s’étaient bousculées dans la tête de Dandarion à ce moment. Elle ne l’avait pas quitté des yeux quand les gardes l’avaient conduit aux portes du château. Un prince d'Huel jeté de la cour comme un vulgaire chient errant. C’est là, la dernière fois qu’il avait admiré la beauté de Pélagie.

 Un craquement sourd l’arracha de ses pensées. Il s’arrêta net pour scruter l’immensité lugubre de la forêt et en écouter le silence. Rien. Dandarion n’entendait pas le moindre son, hormis le clapotis du ruisseau jummelé au grincement des arbres bercés par le vent. Se sentant observé, il empoigna lentement la fusée d’argent de Donegal et fit glisser la lame hors de son fourreau, sans que le métal ne le fasse repérer aux yeux d'un potentiel danger. Il s'accroupit calmement pour dissimuler sa silhouette imposante dans les buissons sauvages, Donegal toujours dans sa main, prêt à frapper. Soudain, des branches d’arbres s’écartèrent au loin pour libérer le passage à un magnifique cerf, tout droit sorti des entrailles de la forêt, dans une majestueuse prestance. Dandarion resta immobile pour ne pas effrayer la bête. Il fut certain de sa défaite face au cerf si ce dernier décidait de l’attaquer. L'animal était aussi grand que lui, pesant facilement cinq fois son poids. Ses deux grandes ramures de bois pouvaient embrocher aisément trois hommes sans armure. Le cerf humait l’air dans sa direction, l’œil vif, les oreilles s’orientant à chaque petit bruit. Dandarion, à quelques mètres de lui, n’osait plus respirer. Son sang bouillonant commençait à faire saillir les veines de ses tempes.

  • Est-ce là ma fin ? Vais-je vraiment trépasser face à un cerf ? Que Dana m’en soit témoin, je ne chasserai plus le cerf s’il me laisse en paix... se dit-il alors que des sueurs froides parcouraient son dos.

Et comme si le cerf avait entendu sa pensée, il déguerpit dans un trot nonchalant, en direction de la forêt d’où il venait, toujours dans une grâce magnifique et sans un bruit. Quand Dandarion fut certain que la bête fut assez loin de lui, il se releva de ses buissons, pris une grande bouffée d’air frais et lâcha un rire nerveux.

  • Eh bien ! À ce rythme je n’arriverai jamais à Angèbre avant la nuit, pensa-t-il.

 Le jeune homme se remit en route, rangea son épée dans son fourreau et calma sa respiration. Il pensa au cerf avec un sentiment d’amusement mêlé à de l’incertitude. Là où Dandarion avait passé son enfance, en Pays d'Huel, on racontait des histoires sur les animaux porteurs de message. Il fut dit jadis, que croiser un cerf un beau matin, était signe d’infortune et de malchance, ou qu’alors, c’était le Dieu Cernunnos, maitre des Forêts, de la Vie et de la Mort qui vous observait. Aux yeux du jeune homme qui avait quitté l'enfance depuis longtemps, ce n’étaient que de simples superstitions inventées pour effrayer les enfants trop aventureux dans son pays natal.

 Par précaution, il garda bien cette image du cerf dans son esprit, afin de ne pas baisser la garde quand il atteindrait Angèbre. Tout en marchant au soleil, le long de la rivière, il se reperdit dans ses pensées. La fine brise faisait danser ses mèches brunes sur son front, l’air frais emplissait ses poumons puis en ressortait en faible nuage de vapeur. Il n’avait officiellement plus de titre, plus de nom, plus de terre, mais il avait cette liberté sans prix, sans jugement, sans certitude qui le vivifiait de jour en jour. Il oubliait lentement son ancienne vie rangée sous un Ordre salis du sang d'innocents au château de Morvan. Un sourire se dessina sur son visage, les yeux rivés droit devant lui. Il avait hâte de voir la belle ville d’Angèbre, connue pour ses milles vices et vertus, où l’on raconte, que tous les peuples païens de la Terre s’y mêlent. Sorcières, druides, nains mais aussi des paysans, des nobles, et peut-être même des grands elfes. Nul doute que Dandarion y trouverait rapidement sa place pour passer l’hiver et en connaître plus sur le monde.

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