Le labyrinthe
Le conférencier de l’après-midi ne lui laissa aucun souvenir, à part quelques citations stupides et des questions qui ne l’étaient pas moins. Il s’était astreint à ne pas regarder Anne qui jouait son rôle à la perfection, assise entre ses deux chandeliers.
Si Victor avait rêvé d’une relative intimité au cours de leur promenade, il fut vite déçu. D’autres participants avaient eu la même idée et se répandaient dans les jardins, l’oreille collée à l’Iphone, discutant gravement de stratégie marketing sous le regard ironique des statues. Il fit quelques pas dans une allée qui se perdait entre des bouquets d’arbres parfaitement entretenus.
Anne le rejoignit après avoir troqué sa tenue d’auditrice contre des chaussures plates et un pantalon tailleur portant la marque d’un grand couturier.
— Comment me trouves-tu ?
— Tu es parfaite, je vois que tu es restée fidèle au noir et blanc.
— C’est devenu une sorte d’uniforme. Il me semble que tu aimais ça autrefois. Toi aussi, tu es en uniforme. Avec ton costume de cadre supérieur. Tu joues parfaitement ton rôle. Marchons un peu ce n’est pas tous les jours qu’on retrouve un amour de jeunesse.
Un couple de marbre veillait à l’entrée du labyrinthe. Chacun avait l’air de retenir l’autre.
— Si tu espérais un échange de confidences inavouables, tu vas être déçu. Nous ne serons pas seuls là-dedans et n’importe qui peut nous entendre.
Au moment où ils entraient, elle arracha une feuille et commença à la mordiller.
— Allons-y et ne t’éloigne pas de moi. Nous pourrions nous perdre à nouveau.
Elle le regarda avec un sourire qu’il ne lui avait jamais vu.
— Je me doutais que tu allais me proposer cet endroit. Tu as toujours aimé les endroits insolites avec un petit côté inquiétant. Tu aurais dû être romancier, j’aimais beaucoup quand tu me racontais des histoires un peu bizarres.
— Autrefois, tu avais des côtés de petite fille naïve.
— Aujourd’hui, je ne suis pas sûre de marcher à ton truc mais une discussion dans cette prison végétale n’est pas faite pour me déplaire.
Il hésita à lui prendre le bras puis la précéda.
— Tu sais beaucoup de choses sur moi. J’aimerais que tu me parles de toi, de ta vie.
Elle disparut au premier tournant entre les branches serrées mais l’entendait toujours.
— Ma vie ? Que vas-tu imaginer ? Elle n’est pas très différente de la tienne et guère plus originale. Quand nous nous sommes séparés, j’ai effacé mes traces sans faire beaucoup d’efforts. Je savais que tu ne me chercherais pas longtemps. Ensuite, j’ai bâti ma vie. J’ai été une épouse aimante et fidèle le temps nécessaire. Ensuite j’ai pris des amants quand j’en ai eu envie, sans oublier de gravir des échelons.
Elle reparut brusquement. Un autre participant les croisa sans un mot avant d’être happé par le monde vert.
— … pour tracer ma route dans ce monde sans pitié, j’ai appliqué une des leçons que tu m’as apprise. Ne compter que sur soi et ne pas faire de cadeaux.
Elle lui prit le bras comme s’ils étaient un couple en promenade.
— J’ai vu que tu as eu des enfants et que tu n’as jamais changé de femme. Je te reconnais bien là. Moi, j’ai viré mon mari pour ne pas être réduite à une vie de ménagère et d’accompagnatrice dans les soirées chic. Pourtant je l’ai aimé. Plus ou moins que toi ? Je ne saurais le dire mais la vie qu’il m’offrait était tout simplement impossible.
Elle arracha une feuille qui dépassait du mur.
Tu vois à quoi tu as échappé mon chéri ? Et toi, qu’as-tu fait qui ne soit pas inscrit dans ton journal d’entreprise ? tu jouis d’une certaine réputation, tu le sais n’est-ce pas ?
— Je mesure surtout ce que l’ai perdu en gagnant le reste. Tu as raison, ne regardons pas en arrière. Même si on croit faire le bon choix, la réalité finit toujours par prendre sa revanche.
Anne passa la main dans ses cheveux. Il découvrit combien ce geste lui avait manqué. Des voix résonnaient dans l’épaisseur des haies. Elle disparut à nouveau et Victor se sentit plus seul qu’il ne l’avait jamais été. Il s’apprêtait à l’appeler, prêt à assumer le ridicule de la situation. Son rire retentit derrière lui. Il se retourna comme un enfant pris en faute.
— Ne me dis pas que nous sommes perdus. Il faut toujours savoir où on est et préparer le coup suivant.
— Prévoir le coup suivant, ce n’est pas si facile. Le temps nous joue parfois des tours. Tu crois au hasard ?
Elle prit le temps de réfléchir, le silence était revenu autour d’eux.
— Pas plus que ça. Les évènements ne font que s’inscrire dans la continuité de ce que nous vivons. Nous ne nous retrouvons pas comme d’anciens amants prêts à recommencer mais parce qu’on t’a envoyé ici et parce que ma collègue a eu un empêchement. On peut appeler ça le hasard si tu y tiens absolument.
Elle tourna encore mais cette fois il ne se laissa pas surprendre. Elle le regarda avec un sourire encourageant comme s’il avait brillamment surmonté une épreuve.
— Finalement, tu caches bien ton jeu. Tu as toujours ce petit côté rêveur. C’est agréable. Je suis contente de te revoir, tu m’épargnes la compagnie de ces lourdauds.
— Ravi de t’être utile. Tu penses qu’on trouvera un jour la sortie ?
— Je ne suis plus la petite Anne qui jouait à se faire peur. Tiens, je suis sûre qu’en suivant ces deux-là on va y arriver. Ensuite, nous irons nous préparer pour le dîner en copagnie de voisins de table inconnus. C’est amusant de ne pas savoir avec qui on va passer l’heure qui vient, tu ne trouves pas ?
Il aurait préféré que la promenade se prolonge et n’osa pas lui demander s’il en était de même pour elle.
L ’hôtel les attendait, avec sa façade éclairée et ses lustres qui brillaient derrière les fenêtres. Anne retira son bras.
— Un peu de tenue. Que va-t-on penser de nous ?
Ils croisèrent un autre couple. L’homme affichait sa compagne avec fierté, en faisant semblant d’ignorer les regards.
Anne le salua d’un hochement de tête.
— Je connais cet imbécile. Nous nous sommes retrouvés plusieurs fois dans des stages. Il se prend pour un tombeur alors que c’est elle qui l’a choisie. Elle n’en est pas à son coup d’essai. Ne fais pas cette tête, tu n’es pas son genre, elle les préfère grands et blonds.
Les promeneurs et leurs Iphones ralliaient l’hôtel. Tous deux se dirigèrent cers le salon d’accueil.
— On s’assoit? Il y a peu de chances pour qu’on soit à la même table. Parle-moi de films comme au bon vieux temps. Il y a si longtemps que je ne suis pas allé au cinéma et j’ai assez peu de temps pour les replays.
Victor lui raconta et elle l’écoutait comme autrefois , la joue posée dans le creux de sa main.
Il ne la revit qu’au moment du repas. Le Cerbère attendait avec son sourire d’une parfaite blancheur. Cette fois, le hasard le plaça à la gauche du « crétins » qui avait l’air insignifiant. Á sa grande surprise, il découvrit un homme cultivé et adepte d’un humour qui ne nourrissait aucune illusion sur les raisons de sa présence. Ils échangèrent des propos professionnels et se découvrirent un gout commun pour la promenade-randonnée. Le Big Boss en organisait parfois où il était conseillé de venir en famille.
Un suisse amateur d’histoires grivoises et un anglais à qui il ne manquait que le chapeau melon complétaient la table. Il commençait à se plaire dans son rôle de manager aux dents longues et le repas se déroula de façon fort cordiale.
Lorsqu’il retrouva Anne. Elle lui fit un signe un peu trop appuyé pour se débarrasser d’un obstiné.
— Pas fâché de te voir. Il ne m’a pas lâché pendant tout le repas en faisant semblant de cacher ses intentions. J’espère que tu vas me payer un bon digestif ? J’en ai besoin.
— Moi aussi, nous avons encore des choses à nous raconter et nous avons si peu de temps.
— Deviendrais-tu raisonnable avec l’âge ?
Il leva son verre.
— Au présent qui se prolonge. Dans le film dont je t’ai parlé, on ne sait pas si la rencontre a eu lieu et pas davantage s’il y a vraiment eu quelque chose entre eux.
— Je t’ai connu plus subtil dans tes approches. N’as-tu pas envie de me poser une question ?
Il regarda autour de lui. Les quelques buveurs étaient occupés. Qui aurait pu croire que ce séminaire puisse engendrer autant de messages ?
— Quel est le numéro de ta chambre ?
Elle éclata de rire et fit se retourner plusieurs buveurs.
— Toute la soirée, je me suis posé la question : « Va-t-il oser me faire un coup pareil ? » Je vois que tu as bien assimilé le petit guide du cadre supérieur en vadrouille. Peu importe où est ma chambre, il est hors de question que tu m’y rejoignes. D’ailleurs, qui te dit que je serai seule ? Bonne nuit, mon chéri.
Elle vida son verre d’un coup, posa un léger baiser sur sa joue et s’en alla. Pour se donner une contenance, il sortit son Iphone et interrogea sa messagerie muette. Assis au bout du comptoir comme dans un tableau de Hopper, il resta un moment en compagnie de sa solitude. Que pouvait-il espérer, après vingt-cinq ans et la rencontre fortuite de deux vies qui n’auraient jamais dû se retrouver ? La gare de Deauville sous la pluie, les planches mouillées, le petit café, tout cela appartenait au passé. . Dans deux jours, il reprendrait l’avion puis le RER et en sortant de l’ascenseur les choses reprendraient leur cours normal. Un nouveau destin l’attendait. .
. Pour emporter la dernière image de leurs retrouvailles, un autobus valait bien un train. Il mit un temps infini à regagner sa chambre. Brusquement il eut envie de rentrer chez lui.
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