Une vague inquiétude

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Á Roissy, l’homme nerveux disparut sans un adieu, pressé de retrouver un environnement où personne n’attendait son compte-rendu définitif. Il ne put s’empêcher d’éprouver pour lui une vague sympathie. En marchant vers le RER il se demanda ce qui se serait passé s’il avait fait sa vie avec Anne et qu’il l’avait trompée au cours de ce séminaire sans importance. Régis, lui ne se serait jamais posé ce genre de question.

Les vraies questions revenaient et chassaient les pensées importunes au fur et à mesure que les stations défilaient. Il importait en premier lieu de savoir ce qui s’était passé pendant ces trois jours, pour ne pas se laisser dépasser par les évènements.

Il s’assoupit quelques instants avant d’arriver à Chatelet les Halles et se retrouva à Marienbad. Anne marchait devant lui dans le labyrinthe. Elle apparaissait, disparaissait et il cherchait désespérément à la suivre. Il entendait son rire qui s’éloignait, se rapprochait. Sans transition, Il se retrouva devant l’hôtel qui se dressait seul, au milieu d’une plaine immense. Quelques participants erraient sans but, leur IPhone collé à l’oreille. Personne ne lui accordait un regard. Les statues avaient disparu. Il comprit alors qu’il l’avait perdue définitivement et une tristesse imprévue l’envahit qu’il n’arriva pas à dissiper avant plusieurs stations.

Il regarda longuement la carte qu’elle lui avait laissé avant de la ranger dans son portefeuille.

Le téléphone vibra enfin alors qu’il se rapprochait de l’Etoile. La secrétaire de son hiérarchique le prévenait qu’il souhaitait le voir dès son retour. Elle avait évidemment calculé l’heure de son atterrissage et la longueur du trajet depuis Roissy. Il se garda bien de la rappeler, certain qu’elle ne lui en dirait pas plus. Il n’en avait d’ailleurs pas besoin. Les directives de New-York étaient arrivées et on avait besoin de lui. C’était aussi simple que ça. Cette fois, il était vraiment revenu dans le monde réel.

L’image d’Anne ne s’effacerait pas de son souvenir, bien sûr. Elle resterait associée au labyrinthe et à la plage de Deauville. Il l’accepterait comme une vieille amie. Même si leurs retrouvailles avaient provoqué chez lui un moment de trouble et le regret ce qui aurait pu être, il ne regrettait rien … Ils étaient de la même espèce, faits pour ces moments précieux et intenses. Là-bas, dans son bureau, elle reprendrait ses habitudes et rangerait dans un coin de son esprit leurs moments partagés. Elle ne le rappellerait pas et c’était mieux comme ça. Rien ne devait gâcher ces souvenirs.

Son excitation grandissait au fil des stations. C’était comme s’il retrouvait l’enthousiasme de ses débuts, à l’époque où il nourrissait de faux espoirs avant de comprendre et d’appliquer mieux que personne les vraies règles du jeu. Vingt-cinq années de travail auquel il avait tout sacrifié ou presque allaient enfin trouver leur récompense.

Il cligna des yeux en sortant du RER. Le soleil brillait. C’était un bon présage. Il était revenu. Tout le reste était accessoire. Maintenant c’était l’Entreprise, plus tard ce serait sa famille. Les choses rentraient dans l’ordre.

Il prit le temps d’admirer comme au premier jour les tours de la Défense l’écrasaient de leurs gigantesques structures géométriques. Elles le confortaient dans ses certitudes. Il leva les yeux pour contempler la course des nuages sur les parois vitrées. C’était bien la preuve qu’il était revenu chez lui.

En prenant l’ascenseur, il espéra croiser la jeune femme qui l’accompagnait quelquefois pendant une dizaine d’étages mais il dut se contenter de quelques cadres aux visages figés. Ceux-ci probablement se faisaient la même réflexion en le voyant. L’ascenseur s’arrêta dans un souffle. Le moment du retour était venu. Il avança vers l’accueil, éprouvant toujours le même plaisir à fouler la moquette où s’étalait un immense logo de l’Entreprise.

Les hôtesses changeaient souvent mais arboraient toujours le même sourire éclairé par des dents aussi blanches que celles du maitre de cérémonie de Marienbad. L’Entreprise savait recevoir ses hôtes. Elles se regardèrent avant de le saluer d’un léger mouvement de tête. Tout paraissait normal dans les couloirs, pourtant son instinct lui disait que quelque chose avait changé pendant son absence.

Il en eut la confirmation en croisant deux employés qu’il connaissait à peine et qui s’écartèrent en interrompant leur conversation. Régis et lui étaient depuis longtemps habitués à ces attitudes qui annonçaient les moments difficiles mais il perçut dans leurs regards une froideur de mauvais augure. C’était un signe, La bataille était engagée, on attendait de lui qu’il se lance dans le combat. Il frappa en passant devant le bureau de Régis, puis ouvrit la porte. La bannette n’avait pas été vidée. Il l’appellerait après son entretien avec le hiérarchique . Des conseillers en communication sortaient de l’open space, avec l’air préoccupé de rigueur. Il les salua comme si de rien n’était sans être affecté par leurs regards sombres. Il n’était déjà pas un bon client pour eux en temps normal et devenait leur bête noire lorsque le temps tournait à l’orage. Dans son couloir, la plupart des portes étaient fermées, ce qui était également un signe. Les décideurs n’étaient pas là donc il y avait de la réunion d’état-major dans l’air. Il fallait d’urgence en savoir plus.

L’adjoint du DRH, affectueusement surnommé « la Fouine » surgit de nulle part, et s’avança vers lui, affichant une cordialité dont Florian il avait depuis longtemps appris à se méfier.

— Déjà de retour ? C’est beau la Tchéquie ?

— Je n’ai pas eu le temps de jouer au touriste. Ils ont de très beaux hôtels mais je ne suis pas sûr d’y passer mes vacances. Quelque chose dans l’air me dit que je reviens au bon moment.

— C’est une façon de voir les choses mais c’est à ton chef de t’en parler. Il veut te voir. Tu as été prévenu, je suppose ? Je peux quand même te dire que le Big Boss met tout le monde sur le pont et il va y avoir gros temps.

— J’ai reçu son message. Le temps de passer à mon bureau et je vais le voir. Où sont les autres ?

—Quelqu’un au ministère a eu vent de nos projets et veut des explications. Il a pris avec lui tout ce qui trainait dans les bureaux. Tu comprends ce que ça veut dire ?

— J’en ai vu d’autres.

— Je sais. On vous connait Régis et toi. .

— Toi aussi, on t’a vu à l’œuvre. Tu ne crains tout de même pas pour ta place ?

— Tu sais bien que les RH savent passer à travers et un gars comme moi ne gêne personne. Avec la quille dans deux ans, je n’ai plus l’âge de jouer les gladiateurs. Je laissa aux autres le plaisir de se retrouver le cul par terre.

Victor tendit l’oreille. Mine de rien le vieux renard avec qui il avait jugé utile de rester en bons termes, lui envoyait un message.

Il se laissa tomber dans son fauteuil avec une intense envie de ne rien faire. Deux notes de service l’attendaient. La première comportait des appréciations flatteuses pour ses premiers rapports, signée par le Big Boss et le hiérarchique. L’autre était le compte-rendu d’une réunion sans intérêt à laquelle il avait participé la semaine précédente. Dans sa messagerie, il trouva sans surprise la confirmation de son rendez-vous.

« Bonjour Victor. J’espère que votre retour s’est bien passé. Ma secrétaire vous a envoyé un message mais je vous confirme que je souhaite vous voir dès que possible. Nous ferons le point sur votre séminaire, votre ressenti et les enseignements que vous avez pu en tirer, ainsi que sur votre pré-rapport. J’aurais également des informations vous concernant plus personnellement en rapport avec ce que vous ai laissé entendre lors de notre précédente rencontre ; Cordialement.

Pour qui savait lire entre les lignes, le message anodin comportait des détails révélateurs. Il ne faisait aucune allusion aux directives de New-York qui étaient pourtant arrivées, il en avait la certitude. Il comptait donc lui en parler directement, ce qui laissait présager de leur caractère inflammable. En se plaçant du point de vue du Siège, l’occasion était trop belle de faire tomber des têtes. Si l’entreprise avait jugé utile de les mettre en retrait, Régis et lui, c’est qu’ils allaient se trouver comme d’habitude en première ligne. Ils n’allaient pas voler leur promotion.

Il connaissait trop bien son hiérarchique pour exclure toute manigance de sa part. Et lui ? Quel bénéfice allait-il en retirer ? Londres ? New-York, ailleurs ?

Il réalisa brusquement que personne de sa famille ne s’était inquiété de son retour. Pas de nouvelle, bonne nouvelle, d’accord mais tout de même ! Il resta un long moment immobile face à l’écran puis relut les dernières informations du bulletin interne. Il ne remarqua aucun mouvement suspect parmi les cadres de son niveau mais bien entendu les informations prises en haut lieu n’apparaissaient jamais avant l’heure.

Il éteignit son ordinateur d’un geste sec et se leva. L’heure n’était pas aux souvenirs ni aux rêveries. Au diable le « to do list » et les mauvaises excuses ! Le bureau du hiérarchique était à quelques mètres du sien et la secrétaire l’avait forcément vu passer.

Victor savait bien que le compte-rendu de son séjour ne serait pas le point essentiel de l’entretien, tout au plus un sujet expédié en quelques phrases. Il effectua rapidement quelques pliages pour se libérer l’esprit, comme il le faisait avant chaque évènement important. Il essaya de réfléchir car il ne fallait rien négliger, la situation l’exigeait. C’était une des rares fois où il ne savait pas comment se comporter en face de son hiérarchique. En allant vers son bureau, il se sentait en état d’apesanteur et comprenait ce qu’éprouvent les astronautes face au vide spatial.

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