Un si blanc manteau

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Les flocons tourbillonnent vigoureusement sur la capitale parisienne. Une météo acharnée, comme il n'y en a plus eu depuis des années. Cette blancheur déferlante recouvre tout sur son passage : les toitures en zinc et en ardoise des immeubles haussmanniens, les voitures agglutinées, les rues abandonnées… L’ancienne crasse incrustée au sol se métamorphose en un magnifique tapis immaculé. La Seine accueille, dans ses bras fluviaux, ces fragments de cristaux brillants qui se mélangent à la couleur grisâtre de l’eau. Un splendide spectacle offert aux habitants. À leurs fenêtres, les enfants admirent les rafales neigeuses virevoltant au gré des vents. Les plus chanceux parviennent à distinguer la belle Eiffel, vêtue d’une robe de mariée. Un voile pur, dévalant sur sa chevelure d’acier jusqu’à ses souliers de verre. Le temps d’une nuit, les imperfections de la ville disparaissent, camouflées aux yeux de tous.

À l’abord du fleuve, la partie ombragée d’un pont résiste à cet enchantement féérique. Les flocons n’arrivent pas à recouvrir totalement cette zone ténébreuse, la tapissant simplement d’une fine pellicule de neige. C’est à cet endroit précis qu’une créature en chair et en os, mais pourtant invisible pour ses congénères, a trouvé refuge. Un abri de fortune pour essayer de se protéger des intempéries. Cependant, son château possède des allures de bouclier fêlé. Le vent acéré de l’hiver ne connaît pas d’obstacle et ne lui laisse aucun répit. C’est ici qu’il commence à geler, qu’il commence à mourir.

Il n’est qu’une ombre sombre, une antithèse dans cet environnement laiteux. Il ne sait plus comment il s’est retrouvé dans cette situation, ni pourquoi il doit endurer ce supplice. Le givre commence à le posséder. Ses larmes se solidifient, forment des stalactites perlées. Cette fois-ci, pas de véritable abri pour le protéger, pas de plat pour le réchauffer. La rue est devenue son logis, un tel soir de tempête.

Ses précieux souvenirs lui reviennent. Il vivait auparavant comme un prince. Il était un dieu parmi les humains, un être vénéré et convoité aussi bien par les femmes que par les hommes. Mais tout a basculé en une seule journée. Il a commis l’erreur de croire que la générosité et l’hospitalité de ses hôtes demeureraient intactes. La vieillesse l’a étranglé sans crier gare et a pris possession de son corps. À cet instant, il fut rejeté de tous. Abandonné, anéanti, la violence est devenue son principal moteur. Après plusieurs erreurs et réactions en chaîne, l’exil et la rue se retrouvèrent associés. Oh terrible monde du dehors ! Sans pitié pour les faibles. Il doit cependant sa survie durant toutes ces années à une lueur d’espoir qui l’accompagne partout. Jusqu’à cette fameuse nuit enneigée…

Le dieu Borée poursuit son acharnement glacial. Impossible de se mouvoir, sans provoquer la chute d’un morceau de chair, brisé par l’effort. De toute façon, où irait-il ? Aucun endroit pour l’accueillir. Aucune main généreuse tendue vers lui. Rester immobile demeure sa seule option pour survivre tout en sachant qu’il s’agit d’un trajet direct vers l’abysse infini. Heureusement, il peut compter sur les deux couvertures qui l’enlacent fermement. Grâce à elles, il essayera de tenir jusqu’au lever du jour.

Mérite-t-il son sort ? Plus vraiment le temps pour ce type de réflexion. Plus le temps pour éprouver des regrets. Il commence à perdre conscience, ses yeux se fermant automatiquement à moult reprises. Son corps est déjà figé par le froid. Dès que son esprit engagera son ascension, son âme disparaîtra avec lui. N’y a-t-il vraiment personne pour lui venir en aide ? Des pompiers combattent bien les flammes pour libérer des animaux dans des immeubles en feu. Pourquoi ne bénéficierait-il pas du même traitement ? Non. Qui oserait s’aventurer dehors dans cette tempête ? Il commence à se demander si les couches de couverture le maintiendront en vie. Il doute. Il a peur. Il doit survivre. Il doit être sauvé…

Le long du fleuve, une mère et sa fille, protégées par leurs doudounes, peinent pour atteindre l’escalier des quais de Seine. Le froid brûle leurs chairs laissées à découvert. En arrivant aux premières marches, elles passent à proximité du pont envahi par le gel. Le regard de la fillette est attiré par une forme sombre, gisant sur un matelas neigeux. Se libérant de la main de l’adulte, elle se précipite vers le sujet de sa curiosité.

– Chérie, reviens ici, tout de suite !

– Maman ! C’est un petit chien ! lui répond l'enfant, inquiète.

– Ne le touche pas, il est peut-être dangereux.

– Mais non, il est frigorifié et apeuré, il n’arrête pas de trembler malgré ses couvertures.

– On dirait un Yorkshire. Que fait-il là ?

– Il faut le sauver, maman !

– Mais… Je… On… On ne peut pas, voyons !

– Si, on peut, il va mourir sinon !

La mère se rapproche du corps gelé de l’animal. Elle distingue son regard pointé dans sa direction. Un mélange de crainte et d'incompréhension navigue au sein de ses pupilles. Elle ne peut pas l’abandonner à son triste sort, avec sa fille comme témoin.

– Écoute, chérie, je vais appeler les services compétents pour le prendre en charge. Ils viendront le chercher pour s’occuper de lui, je te le promets.

– Maman, lui réplique la fillette sur un ton hésitant, c’est quoi derrière ?

La mère, apeurée par ces dires, détourne son regard de l’animal en direction de sa fille. Elle constate une grande forme ténébreuse, jusqu’à présent invisible. C’est un homme. Elle enlace son enfant de ses bras protecteurs, anticipant une potentielle attaque furtive de l'ombre. Mais rien. La masse noire demeure immobile, recouverte de particules de neige. Un visage aux reflets bleutés, des cheveux gelés, des yeux limpides. La femme délivre sa protégée de son étreinte et appelle aussitôt le SAMU. Une fois l’alerte donnée, elle s’approche spontanément de l’individu. Jamais de sa vie, elle aurait cru agir de la sorte. Se tenir à quelques centimètres d’un sans-abri.

– Il est mort le monsieur, maman ?

Aucun mouvement, aucun souffle. Elle aventure sa main gantée vers le cou pétrifié. Pas de pulsation. Il a succombé. Le spectre de la faucheuse est venu lui poser un baiser glacial. Des lèvres d’une température proche du zéro absolu.

La proximité avec le corps sans vie de ce SDF la bouleverse. Elle est effrayée, choquée, mais également captivée par le regard de cet homme. Derrière des mèches bouclées et un visage abimé par les années, elle ne peut détacher ses yeux des siens. Ils possèdent une couleur bleu cristallin immaculée. Une teinte non liée au froid glacial, mais preuve d’une grande beauté passée. De son vivant, avec des vêtements propres, une coupe arrangée et une barbe taillée, elle se serait volontiers retournée sur son passage, au lieu de détourner le regard. Il a fallu qu’une mort injuste le happe pour que quelqu’un remarque enfin son éclat. Un Apollon scintillant, déchu, devenu un Héphaïstos triste et frigorifié.

– Maman ! Pourquoi le monsieur ne possède pas de couverture, lui ?

Cette révélation transperce la mère, lui dévoilant le véritable lien entre ses deux oubliés. Sans un mot, elle se dirige vers le pauvre animal tremblant, l’attrape délicatement dans ses bras et pose sa tête sur son épaule.

– Il dormira à la maison ce soir, d’accord chérie ? Nous l’amènerons au cabinet de Tatie demain matin. Allez, on rentre avant que la tempête de neige ne soit trop forte.

Quittant ensemble la culée, le chien, enveloppé dans ses couvertures, essaye de se mouvoir pour rejoindre son maître. Mais impossible de bouger le moindre muscle, paralysé par le froid et l’épuisement. Son regard fixe l’ombre de son ami, qui disparait petit à petit sous la pluie de flocons. Son nouveau sauveur l’emporte loin de lui. Dans un dernier effort, un couinement s’extirpe et résonne dans la nuit enneigée. Des pleurs pour celui qui fut sa lueur d’espoir.

C’est l’histoire de deux fantômes, invisibles de tous, hantant le monde des hommes. Un soir de tempête, l’un d’eux retire son voile spectral pour l’offrir à son compagnon. Protégé désormais par deux draps, il devient apparent un instant aux yeux des humains. Quelques minutes qui lui permettent de rejoindre le monde des vivants. Son compère, suite à ce sacrifice, perd son essence. Son âme dissoute sous la neige tombante.

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