Trois destins 3 : Matéo
Gibraltar contacta ses relations. Certaines lui devaient des services et de fil en aiguille, il obtint le nom de deux des meilleurs chirurgiens de la cité. De manière étonnante, la médecine des ancêtres s’était perdue, rejetée, refoulée au fond des consciences comme la peste et le choléra. On en avait conservé que les techniques de chirurgie esthétique. Quelques-uns s’étaient spécialisés dans la chirurgie réparatrice, mais la demande restait faible. Dans la pratique, le business restait rentable, car chacun voulait conserver une jeunesse éternelle, à l’image du Messager qui, malgré ses trois cents années, avait l’apparence d’un jeune homme. Les mauvaises langues trouvaient qu’il paraissait davantage trente que vingt-cinq. Malgré tout, l’aristocratie se serait contentée d’un physique de trente-cinq ans.
Gibraltar obtint un rendez-vous assez rapidement, car si les clients ne manquaient pas, les chirurgiens n’étaient pas non plus débordés et pour un prix convenable, ils effectuaient un travail remarquable.
Matéo informa Baby des résultats de ses recherches. Il lui expliqua qu’en fonction de la gravité, il se pourrait qu’une opération soit inutile et qu’il ne retrouverait pas la vue. Il lui conseilla de ne pas trop espérer et l’assura que de toute manière, il ne l’abandonnerait pas.
— Ha ça non, jamais ! confirma Gibraltar.
Sous la supervision de Matéo, Esprit fabriqua des vêtements pour Baby qui portait en cette occasion un pantalon fuseau gris perle, une tunique beige en soie et un manteau long, richement brodé, mais sans ostentation, qui lui arrivait à mi-cuisse.
— Soyez prudents, conseilla Max. Un avis de recherche a été diffusé. Il y a des drones partout, de jour comme de nuit.
— Ne t’inquiète pas mon oncle. Les drones ne recherchent pas des aristocrates en ballade. Ils ne feront pas attention à nous.
Esprit matérialisa une barge pour leur déplacement, ce qui avait l’avantage de les soustraire aux contrôles en survolant l’enceinte intérieure selon les bonnes habitudes de l’aristocratie. Elle atterrit sur le toit en terrasse de la clinique où les attendaient des hôtesses tout en courbettes. Elles les dirigèrent vers un ascenseur qui les mena jusqu’au bureau du chirurgien. Celui-ci les accueillit aimablement et les fit asseoir dans l’espace visiteurs. Après les paroles conventionnelles, il commença son auscultation.
— C’est pour sa jeune seigneurie, constata le chirurgien… Permettez-moi de vous installer sur la table d’auscultation.
Il dirigea avec d’infinies précautions Baby sur le fauteuil. Quand il fut installé, il écarta les paupières d’un œil après l’autre, les examina avec attention à l’aide d’une petite torche.
— Veuillez patienter un instant Monseigneur.
Il s’approcha des deux garçons.
— Qu’est-il arrivé à sa jeune Seigneurie ? demanda-t-il
— Est-il nécessaire d’en parler ? répondit Gibraltar. Ce fut pour lui un traumatisme… Vous comprenez ?
— J’entends bien Messeigneurs, murmura le chirurgien. Ses yeux sont dans un état très grave. Je ne sais pas si je pourrais les sauver. Je vais effectuer des analyses plus poussées.
— Faites cela, confirma Matéo.
L’ophtalmologiste fit basculer le fauteuil et amena un scanner au-dessus du visage de Baby.
— Je prie Votre Seigneurie de ne pas bouger pendant quelques instants.
Il s’assit à une console et laissa ses doigts courir sur l’écran. Le scanner en forme d’arc de cercle, bascula jusqu’à la tempe gauche, remonta, continua jusqu’à la tempe droite et finit par reprendre sa position initiale au-dessus des yeux. Après quoi, il remonta jusqu’au plafond et le fauteuil se redressa. Le chirurgien aida Baby à descendre et prit place dans l’un des fauteuils autour de la table basse, une tablette à la main.
— Le scan a confirmé, hélas, mes craintes. Sa Seigneurie ne recouvrera pas la vue. Tout est brûlé à l’intérieur. Le nerf optique n’est plus relié au globe oculaire et s’est rétracté.
— Vous ne pouvez vraiment rien faire ? supplia Matéo.
— Mon Seigneur, je peux faire une chose : l’opérer pour vider l’orbite sinon sa jeune Seigneurie risque une infection qui pourrait atteindre le cerveau ou se transformer en septicémie foudroyante.
— Si vous lui videz l’orbite, il n’y aura plus aucune chance qu’il voie à nouveau, remarqua Matéo.
— Sa jeune Seigneurie n’a déjà plus aucune chance de recouvrer la vue. Consultez mon autre collègue qui vous confirmera.
— D’accord ! Nous voulons un deuxième avis, ordonna Gibraltar.
Le chirurgien envoya le dossier à son collègue et quelques minutes plus tard, le diagnostic vint avec un résultat similaire. Après avoir consulté son ami et expliqué à Baby, Gibraltar donna son accord.
Matéo enleva la tunique et le manteau, puis des infirmiers installèrent Baby sur un brancard pour le conduire dans la salle d’opération. Les deux garçons purent y assister d’un confortable salon vitré. Trente minutes plus tard, tout fut achevé.
Le retour se déroula dans le silence. Ils venaient de réaliser l’irréparable et éprouvaient un grand vide, un sentiment d’inéluctable. Le principal intéressé, qui aurait dû éprouver les pires sentiments de perte, gardait son calme et ne semblait nullement troublé par la disparition irrémédiable de sa vision.
La barge survola le mur d’enceinte et pénétra dans la ville basse. Matéo contempla le lacis des ruelles. Il n’avait jamais vu la cité de cette hauteur. Sur la gauche, les dômes du palais ducal renvoyaient les rayons blafards d’un soleil agonisant. Loin derrière les collines de Bernhartshöhe. Des lumières scintillaient à chaque fenêtre et les habitants commençaient à se calfeutrer pour la nuit qui s’annonce.
Un drone croisa la barge, fit demi-tour, analysa la situation et conclut à la présence incongrue de ce type de véhicule dans ce quartier. Il envoya un rapport et se présenta dans le sens de la marche pour examiner les occupants. Gibraltar le dézingua de deux tirs électromagnétiques qui perturbèrent son électronique. Il tomba avec un bruit métallique creux.
— Il vaut mieux ne pas tarder, déclara Gibraltar. Il a dû avertir ses petits copains qui ne vont pas tarder à rappliquer.
Un second drone connut le même sort. La barge atterrit quelques centaines de mètres plus loin et s’effaça sur un signe de Matéo qui récupéra Esprit. Ils rentrèrent à la maison sans attendre avec l’espoir ne pas être localisés.
— Il faudra être doublement prudents maintenant, conseilla Max. Restez tranquilles quelques jours en attendant que ça se calme.
Après le dîner, Matéo retrouva sa chambre tandis que Baby et Gibraltar partagèrent celle de Max. Celui-ci dormit dans le salon, ce qui lui permettrait de veiller sur la petite troupe.
Les rêves continuaient de troubler le sommeil de Matéo. Malgré sa robuste constitution et sa capacité de récupération, il commençait à ressentir la fatigue des nuits agitées. Il se sentait plus vigoureux depuis que Max lui avait appliqué Esprit, mais les cauchemars n’avaient pas cessé pour autant. Le Messager ne manquait pas une occasion de lui injecter dans son subconscient des sentiments de haine, surtout depuis que ce jeune présomptueux avait osé le combattre. Matéo contrait du mieux qu’il pouvait, mais il n’avait pas la puissance mentale suffisante pour résister aux attaques sans dommage physique et psychologique.
Chaque matin, il avait davantage le sentiment de son inutilité. Il avait beau se raisonner, mais ne parvenait pas à se l’enlever de la tête. En fin d’après-midi, ses tourments s’estompaient, mais la nuit rechargeait son esprit de pensées toxiques qui, souvent, le réveillaient au milieu d’un cri déchirant.
Comme chaque soir, Matéo appréhendait de retrouver son lit. Il combattait du mieux qu’il put le sommeil qui finit toujours par triompher. Alors, le Messager le harcelait pendant qu’il était le plus vulnérable et la puissance des agressions ne manquait pas de le réveiller en sursaut, trempé de sueurs.
Il s’aspergea le visage dans la salle de bain, puis jeta un œil sur ses traits altérés et sa tignasse en désordre. Il retourna au lit, luttant pour la seconde fois contre les affres du sommeil et finit par s’endormir. Peu à peu, les visions de la nuit recommençaient leur œuvre destructrice. Matéo s’agitait en poussant des petits cris de supplicié. Ses mains chiffonnaient les draps pendant que ses bras exécutaient des mouvements brusques. Son corps se contorsionnait dans des spasmes violents.
Toute cette agitation réveilla Baby dont l’ouïe s’était affinée. Il se leva, longea le mur du couloir et trouva la chambre de Matéo. À l’imitation de sa mère, le jeune garçon lui épongea le front avec un coin de drap et s’allongea tout contre lui. Doucement, progressivement, celui-ci se calma et trouva enfin un sommeil paisible.
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