La thérapie 2 : La forêt
Le rêve de Matéo était terrifiant, mais une fois n'est pas coutume, il ne s'était pas réveillé au milieu d'un hurlement de terreur. Le scénario se révélait identique d'une nuit à l'autre : il fuyait. Son poursuivant le retrouvait, le cognait invariablement et invariablement finissait par le décapiter. La sensation d'angoisse et d'étouffement s'était atténuée au début. Puis, il parvenait à résister à son adversaire et pour finir à lui échapper. Il constatait un net progrès depuis que le visionnaire l'avais soumis à la loi de l'hormèse.
Il sentait davantage d'énergie l'habiter et sa volonté s'affermir un peu plus chaque jour. Il résistait mieux aux attaques de Slau et espérait que celui-ci finirait par se lasser et le laisser tranquille. Il se dirigea vers la maison de Sôto, tenant baby par la main. L'adolescent sentait son pas alerte et sa détermination.
Le visionnaire les guida dans un secteur situé à l'ouest du village.
Après son échec de la nuit, Slau convoqua Val Oris. Un sentiment de colère et d'impuissance lui insufflait une nervosité qu'il essayait de contenir. Ce misérable ! Comment ose-t-il me résister ? Il constatait la montée en puissance de Matéo. Il devait l'arrêter avant que ce visionnaire achève sa formation. Il devait l'arrêter avant qu'il n'atteigne le sanctuaire. Il devait l'arrêter enfin parce qu'il personnifiait la pire menace placée au-dessus de sa tête. Il ne le haïssait pas. Hait-on quand on élimine un animal nuisible ? On s'en débarrasse par nécessité, en aucun cas par haine.
— Monseigneur, vous m'avez fait mander ?
— Prenez avec vous dix centuries. Vous investirez le village où se trouve le petit esclave de Mahoré avec cent hommes. Votre présence fera fuir Matéo. Il sera plus vulnérable sans l'appui de ses habitants.
— Je peux le capturer et le garder prisonnier facilement, proposa Val Oris.
— Non ! Il réussira d'une façon ou d'une autre à vous échapper. Mahoré suivra le plan prévu. Pour réussir, il est nécessaire qu'il se présente de lui-même en échange de la liberté de ses amis.
— Monseigneur, aucun homme ne peut accepter de donner sa vie pour les autres, fussent-ils ses amis.
— Matéo n'est pas un homme ordinaire. Il ne réagit pas comme le commun des mortels.
— Est-il vrai qu'il est l'Élu comme l'affirment certains ?
— Ne prêtez pas attention à ces rumeurs. Les esprits faibles ont besoin de croire à ses billevesées et placer leur espoir dans des chimères. Mais vous et moi sommes au-dessus de ces fantasques. Placez ce village sous notre juridiction. Vous y laisserez une garnison et partirez ensuite placer les duchés à l'est du continent sous notre contrôle.
— Le temps de rassembler les troupes et le matériel, d'organiser le camp de base, je serai sur place dans trois jours.
Sans se douter un seul instant que la tranquillité qu'il avait joui jusqu'à présent disparaîtrait dans quelques jours, Matéo apprécia la sérénité que lui transmettait la forêt. Les senteurs suaves des frondaisons, le petit courant d'air frais qui se faufilait entre les fûts et la douce quiétude qui imprégnait l'espace incitaient au silence et à la circonspection. Sôto s'assit sur un tronc moussu.
— C'est ici que je me sens au mieux de moi-même.
— Il se dégage quelque chose d'apaisant. On dirait que la forêt vous fortifie, vous ressource.
— Cette énergie vient des arbres. Et plus particulièrement de ce chêne centenaire. C'est lui qui distribue l'énergie à tout ce qui l'entoure. Si tu es en phase avec lui, alors il décidera de partager avec toi.
— Vous en parlez comme d'un être doué d'intelligence et d'une volonté propre.
— Je ne sais pas encore si un arbre est intelligent. Mais je sais que c'est un être sensible.
— Sensible ? Comme nous les humains ?
— Il y a la sensibilité des humains, autre est celle des animaux et autre celle des végétaux. As-tu déjà vu des plantes sensitives ?
— Je vois ce que vous voulez dire. J'en ai vues dans la caverne des Enkidus. Elle s'illuminaient à notre passage.
— Pour ce faire, elles devaient déterminer que vous passez à côté où que vous les touchez.
Cela lui rappelait les bons moments passés avec Gibraltar.
— En effet, on s'amusait à les toucher pour qu'elles réagissent.
— Dis-moi jeune homme, dans ces conditions, comment elles font pour savoir que vous passiez à proximité si elles ne sont pas douées de sensibilité ?
L'argument était plausible. Matéo n'en avait pas d'autre.
— Vous avez certainement raison maître Sôto.
— Kéran t'a certainement montré l'arbre médecine à Médine ?
Le jeune homme se souvenait de ce saule majestueux.
— Crois-tu en son pouvoir d'apaiser un esprit tourmenté ?
— Je reconnais qu'il a dû avoir une influence sur Baby qui allait mieux, mais sans être guéri pour autant. Mais je ne vois pas comment un arbre peut agir sur notre esprit.
Sôto comprenait les réticences de son élève et se montrait patient.
— Ferme les yeux, discerne la vibration de la forêt, imprègne-toi de son silence et dis-moi comment tu te sens.
— Apaisé, serein.
— La forêt a un effet relaxant sur ton esprit. Ce n'est pas parce que tu ne peux l'expliquer qu'i faut rejeter cette réalité. La forêt te parle mais tu dois savoir l'écouter. Qu'est-ce que tu en penses Baby ?
— Vous savez, il ne parle pas.
— Dis moi mon garçon, comment as-tu su pour l'arbre médecine ?
Baby discernait qu'il devait répondre, que son témoignage aiderait d'une façon ou d'une autre Matéo. Son affection pour son grand compagnon chassa pour un instant le traumatisme qui bloquait ses cordes vocales.
— J'ai senti l'arbre m'appeler. Je me suis approché et quand je l'ai touché, il m'a effacé une partie des douleurs dans ma tête.
Une bouffée d'émotions submergea Matéo. Il mit un bras autour des épaules du garçon et le serra avec tendresse contre lui.
— Si tu le dis, Baby, alors je le crois.
Sôto observait ses deux compagnons et s'émerveillait du spectacle plein de charme qui lui était donné de contempler.
Le lendemain, le visionnaire les attendait avec une certaine impatience.
— As-tu bien dormi ?
— Très bien. Je lui tiens tête à présent avec de plus en plus de facilité.
— Parfait. Je vais te montrer ce que peu de personnes comprennent. Suis-moi.
Il se dirigea vers le chêne centenaire qui trônait au milieu d'un espace dégagé. Quelques jeunes arbres poussaient au milieu des fougères.
— Tu vois ce chêne ? C'est l'arbre mère.
— L'arbre mère ? Comment savez-vous que c'est une fille ? Enfin, une femme. Je ne sais pas comment dire.
— Approche ! Tu vois cette souche ? L'arbre est tombé depuis des dizaines d'années. Elle est couverte de mousse et semble morte n'est-ce pas ?
— Oui, plus rien ne pousse. Cette souche est morte !
— Détrompe-toi ! Je vais te le prouver. Tu as Esprit avec toi ? Fais un scan de la souche.
Une ligne luminescente bleutée reliait la souche à l'arbre mère.
— Ce flux que tu vois, montre que l'arbre mère alimente la souche. Regarde les racines des deux végétaux sont entremêlées. Vient effectuer un scan sur ces jeunes plans. Tu vois ?
— Les racines de l'arbre mère viennent alimenter les jeunes arbres.
— En effet. Cet apport de nourriture favorise une bonne croissance car le système racinaire des jeunes arbres ne sont pas assez développé sans compter que le manque de soleil les empêche de synthétiser de la nourriture.
— C'est fantastique ! C'est extraordinaire ! C'est... !
— Oui, je suis d'accord avec toi. L'arbre mère a reconnu sa famille et les aide. Lève les yeux, tu vois de grandes branches de ce côté. Viens de l'autre côté du tronc. Comment sont les branches ?
— Elles sont plus courtes. Comment cela se fait-il ?
— L'arbre mère restreint la pousse des branches de ce côté-ci pour permettre à ce chêne de se développer. Loin d'entrer en compétition les uns avec les autres, les arbres s'entraident. Cela permet à chacun de se développer sans se gêner et contribue à la bonne santé de la forêt dans son ensemble.
— Ah ! Si les hommes agissaient ainsi, la vie serait agréable.
— C'est la sagesse des arbres. L'organisation du village est basée aussi sur la coopération et le bien-être de chacun, ce qui contribue aussi à la bonne harmonie dans le village.
— Je comprends et je vous suis reconnaissant de partager votre savoir.
— Tu sais que tu es l'Élu n'est-ce pas ? Tu as repris confiance en toi. Tu as acquis de la puissance. Utilise la sagesse des arbres pour aider et apprendre aux hommes à vivre ensemble.
— Vous pensez que je suis capable d'accomplir cela ?
— Oui, tu l'es. Mais il te manque une dernière chose pour atteindre la plénitude de tes capacités.
Sôto s'approcha du Shiloh, lui mit la main sur la poitrine.
— Il y a encore une part d'ombre en toi. Va retrouver ton père et il effacera cette noirceur qui te ronge.
Matéo se souvint de toutes les marques de respect qu'il reçut en tant que l'Élu. Jusqu'à cet instant, il avait relégué loin de lui cette idée. A présent, il se sentait reconnaissant envers tous ces braves gens qui plaçaient en lui l'espoir de jours meilleurs.
Il chercha Baby du regard. Le garçon était assis en tailleur, la tête baissée, l'avant-bras sur les genoux. Il s'en approcha, s'assit sur les chevilles en face de lui.
— Ça va baby ? Tu as l'air triste tout à coup.
L'enfant leva la tête vers Matéo et semblait le fixer de ses yeux vides. Il manifestait un sérieux qui semblait l'aboutissement d'une longue réflexion.
— Matéo ! Je voudrai te voir.
Son grand compagnon se trouva décontenancé par la demande et ne savait quoi répondre.
— Je sais que je ne peux pas te voir avec mes yeux. Mais laisse-moi te voir avec mes mains.
Baby prit appui sur ses genoux, dirigea les mains vers le visage de Matéo. Il tâta les cheveux soyeux, puis descendit vers les oreilles. Ses pouces passèrent avec douceur sur les paupières closes, glissa sur les pommettes pour remonter sur le nez. Les doigts s'arrêtèrent sur le promontoire nasal, dégringola vers les lèvres et finirent par la courbure de la mâchoire. Il posa ensuite les paumes sur les joues du jeune homme.
— Tu es très beau.
Sôto assistait de loin à la scène. Le spectacle lui rappela bien des souvenirs mais ce n'était pas ces souvenirs qui lui embuèrent les yeux. Il se mit à penser que si le Shiloh pouvait soulager un petit garçon de son traumatisme, quels bienfaits extraordinaires couleraient de ses mains comme d'une corne d'abondance quand il reviendrait vers son peuple.
De l'autre côté de l'île, vers l'est, se déroulait une scène autrement plus alarmante. La centurie de Val Oris venait de rejoindre la petite troupe de Mahoré. Tous deux s'enfermèrent sous une tente pour élaborer une stratégie qui consistait à utiliser les véhicules blindés, à encercler le village, de rassembler tout le monde et de décréter la loi martiale. Ils déjeunèrent avec appétit, satisfait de leur plan finement pensé.
Sôto avait encore une dernière chose à montrer à son élève et demanda la participation de Esprit. Tout l'espace forestier se transforma en lianes phosphorescentes parcourues d'énergie. L'arbre mère, le centre de tout un réseau, était connecté avec les arbres filles, la souche, d'autres congénères de la même espace, mais aussi avec d'autres essences qui constituaient un nœud, une place forte d'où partaient des connexions. Les troncs s'illuminaient et drainaient l'énergie dans les branches jusqu'aux feuilles. Le système racinaire de l'arbre mère s'étendaient sur des dizaines de mètres. Les interactions se révélaient intenses.
Esprit rendait visibles les enseignements de Sôto. Matéo apercevait comment les végétaux prenaient soin les uns les autres en des feux d'artifices bleus, mauves ou turquoises. Il n'était pas spectateur mais dans le spectacle, sur la scène de la vie forestière.
Un frémissement rompit l'équilibre sylvestre. Une ligne rouge avança jusqu'à l'arbre mère.
— Un événement grave s'est produit, conclut le visionnaire. Il faut aller voir.
Matéo matérialisa un véhicule et se dirigea vers le village. Sa transquillité ne semblait en aucun cas perturbée par ce qui a jeté le désarroi dans la connexion végétale. Le tronçon rouge les mena vers l'est. Le scan montra une troupe nombreuse se diriger vers eux, détruisant tout sur leur passage.
— Prends Gibraltar avec toi et pars au plus vite.
— Et vous, maître Sôto. Et le village.
— Ne t'inquiète pas pour nous, on s'en sortira. C'est certainement toi qu'ils veulent.
Le véhicule se transforma en barge que Matéo fit stationner au niveau de la terrasse. Gibraltar embarqua. Au moment de partir, Lina agita les bras en tous sens et les supplia de la prendre quand l'engin arriva à sa hauteur.
— Prenez-moi avec vous. C'est moi qu'ils veulent, je vous en supplie.
Gibraltar la fit monter et l'appareil disparut au moment où les troupes commencèrent l'encerclement du groupe de maisons. Un peu d'agitation, un peu de frénésie, puis les rues se vidèrent de leurs habitants. Les soldats évacuèrent toutes les habitations et rassemblèrent les occupants sur la place principale, sous les tilleuls.
Leur seul espoir s'était envolé, mais ils gardaient au fond d'eux la conviction de son retour.
Un transport de troupes avec à son bord l'escouade de Mahoré, passa au-dessus de leurs têtes à la poursuite des fugitifs.
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