L'échappée
Je suis là. Je ne sais pas comment.
J’ouvre un œil. Craintif. J’ouvre l’autre. Curieux.
L’air sombre, velouté, terrifiant, m'encercle, me fige entre ses griffes et l’inconnu.
Il n’y a rien. Sauf le battement anarchique de mon cœur. Je respire…
Donc je suis ?
Alors que je doute, de ma raison et du néant, la fraîcheur fugitive d’une brise extérieure couvre ma respiration hachée et mon poitrail craintif. Salée et végétale, elle respire la Vie.
D’un pied hésitant, j’ose m’aventurer. Pianotant sur des murs granuleux et invisibles, je m’oriente dans une galerie obscure dont les dimensions échappent à mes sens engourdis.
Je m’évade ; se desserre l’emprise de mes barreaux.
J’échappe à cette geôle de granit.
Je m’en vais, je ne sais pas comment refaire surface, être libre comme avant.
Un parfum humique, à peine perceptible, agresse délicatement mes narines. Mes poils se hérissent et j'accélère inconsciemment le rythme. Concentré, attentif à l’écho du battement familier de mes pas légers sur ce sol fangeux et pierreux. Je tente de ne pas glisser malgré ma fébrilité.
Puis il est là ; chaud ; éblouissant.
Vivant.
Un soleil nouveau me frappe le visage.
Mes paupières papillonnent pour lui échapper alors que l’excitation dans tout mon être me traverse les sens.
Après tant et tant d’années d’exil, je recouvre enfin ma liberté.
Le sarcophage est oublié.
Je me suis échappé.
Une cohorte de sons magiques farandole autour de moi.
Le chant hardi d’un diamant azuvert à ma gauche me signale que je ne suis plus seul. Je me laisse distraire par le bruissement soyeux, au-dessus de ma tête, des fleurs des grands kapokiers visitées par un colibri curieux. Je cherche ensuite, en vain, la source d’un piquetage assourdi dans la canopée. Le froissement feutré des épines séchées sur le sol en contrebas me permet d’apercevoir les griffes acérées d’un alligator, égaré loin de l’eau. Ma tête tourne, ébahie de tant de mouvements et de couleurs.
La danse sifflante d’une dizaine d’abeilles devant mes yeux accapare alors mon attention. Leur ruche est proche. Je la respire. Je me lèche les babines, une orgie sucrée déchire le voile ténu de ma mémoire. Ce passé ancien m’intrigue quelques instants, je vacille sur le promontoire rocheux.
Qui suis-je ?
Une soif intense déverse son envie en moi et me ramène à l’instant présent. À quelques mètres sous mes pieds, un sentier à peine visible livre le passage à une meute de loups nocturnes retournant à leur tanière. Fatigués, ils ne fleurent même pas les phéromones apeurées d’un jeune hérisson confus qui se recroqueville à leur passage, tapis sous quelques brindilles de serpolet. Je sais qu’un rictus de douce moquerie effleure mes lèvres affamées.
Soudain, je distingue au loin la rumeur de l’eau ruisselant sur les rivages. Boire est une urgence, me dicte le corps qui m'héberge.
Je bondis sur la roche millénaire et lape à longs traits avides la première flaque d’eau croupie.
Tiède délice.
Rassasié, je m’accroupis, penchant au plus près mon museau flexible vers la fuyante matière transparente.
Viens à moi le temps de la redécouverte, comme une naissance.
La tête inclinée, une petite créature mutine me fait face et ondule sur l’eau trouble. Elle me montre ses dents et j’incline une longue oreille fine en réponse. Elle est belle. Blanche et virginale. Du bout de la patte, je caresse ce pelage lisse et attrayant. C’est doux. C’est bon. Le sourire revient sur l’onde, accentué. Je me souviens. Et mon reflet rit de nouveau, se moque avant de s’enfuir lorsque je trempe ma patte dans le liquide transparent.
Un lapin taquin. Il y a pire comme réincarnation.
L’inexpérience en moins, la connaissance en plus, je me réinvente une aventure que j’avais cachée par mes appétits de luxure.
C’est bien un lapin et puis…
Les instincts reviennent au galop, ragaillardis par ce bol de monoxyde de d’hydrogène shooté aux amibes.
Assis sur mon mignon postérieur, je contemple l’univers de ce nouveau destin qui m’est offert. Le défilé des félins se poursuit avec une régularité consternante. À croire que je viens de tomber sur le rassemblement de l’année. La lionne rêveuse ne me capte pas. Elle se faufile souplement derrière un papillon de lumière, la féérie dansant devant ses beaux yeux sombres accapare toutes les chimères de son esprit. Je la laisse filer à contre cœur, j’ai toujours eu un faible pour les gros chats. Boudeur, je me demande avec qui lier connaissance dans cette fantasy où des ombres insaisissables clignotent, virevoltent, perturbant mon attention vacillante. Deux tigres blancs, comme jumeaux, dévoilent leurs robes étonnantes entre les hautes herbes qui se courbent à leur passage. J’hésite. Dois-je les aborder ? Juste demander mon chemin ? Ou une cigarette ?
- Ce n’est pas une bonne idée.
Je sursaute.
Quand un lapin sursaute, c’est… bondissant. Étonnant. Je dois vraiment m’accoutumer à cette enveloppe. Je me rattrape comme je peux, cherchant à m’envelopper dans ma fierté en lambeaux. Un compagnon poilu m’a rejoint sur le trône dont j’ai failli dégringoler. Il ne me regarde pas. Assis lui aussi sur son postérieur poilu - et séduisant - il pointe son museau majestueux et bavard vers la plaine arborée où s’éloignent mes ex-futurs copains qui se disputent à propos d’une proie échappée.
- Salut.
Lamentable. J’ai vraiment une voix de… lapin. De lapin idiot et timide. Je fronce les sourcils (ai-je des sourcils ?). Où est parti mon sens de la répartie ? Ma voix de crooner ? Les poils sombres de longues oreilles du caracal ne vibrent même pas, mais ses sourcils magnifiquement dessinés (ben oui, lui il en a !) frétillent d’amusement.
- Nouveau ici ?
- Nouveau tout court.
- Bienvenue chez moi.
Il tourne lentement son profil altier vers ma petite silhouette. Il est franchement beau. Et impressionnant. Mais non, je ne vais pas me recroqueviller et disparaître comme une bulle de savon. J’ai encore des c… ! (euh, je n'ai pas vérifié mince ! Suis-je une demoiselle ?). Alors que les pensées perturbantes et questions inquiétantes pétillent dans ma tête comme un feu d’artifice, mon compagnon au pelage clair bondit et esquisse quelques pas dansants en direction de la frondaison grouillante de vie. Je trépigne et hésite sur la conduite à tenir.
Je ne peux pas me l’expliquer, je ne peux que regretter de ne pas le suivre dans cette aventure.
- Alors, tu viens.
Est-ce son affirmation ? Ou la puissance de ses pupilles étrécies ? Je gonfle ma petite poitrine velue et bondis à mon tour derrière lui. Il semble être le guide dans cette contrée.
Je m’en vais, je ne sais pas comment, refaire surface, être libre comme avant, mieux qu’avant.
Oublié l’obscur couloir de l’autre vie.
Lors, tout n’est que plaisir et délices, je fais la course avec lui. Nous nous vautrons dans l’herbe sèche et craquante. Je dévore avidement quelques apiacées dodues et craquantes apparues comme par magie dans la toundra alors que mon compagnon croque, indifférent, les restes d’un hamster malchanceux passé trop près de ses griffes.
Le renard et la belette, en arrêt sur le bord du sentier, me jugent d’un air amusé, je le sais, mais m’échapper sans penser est si bon. Quelques heures et mètres plus loin, nous mettons en déroute un couloir régulier ordonné de sages fourmis ouvrières. Leur débandade dispersée agace le fourmilier curieux qui disparaît, écrasant quelques plants de chèvrefeuille dont je me régale ensuite. Le caracal, complice indulgent de mes bavardes gamineries, me laisse vagabonder dans son royaume.
De bonds en cabrioles, de sourires en silence, les minutes puis les heures coulent tranquilles et sans efforts.
Aucun souvenir d’avoir ressenti cette légèreté, cette insouciance ne ternissent le plaisir de l'instant.
Tandis que s’éloigne mon malheur, le rivage du fleuve paraît devant nous. La détente rapide au-dessus d’un rocher propulse sans difficulté mon nouvel ami sur l’autre rive.
Je stoppe net et frissonne. L’eau est sombre, ne reflétant que le croissant argenté de la lune. La réminiscence d’une onde violente et sournoise me paralyse. J’oublie le présent.
- Viens.
Le même ton tranquille et convaincant me pousse à faire un pas en avant. Il le faut. Tout n’est pas gagné, je rentre dans l’eau sombre, plus froide que jamais je n’aurais pu me l’imaginer. Je m’efforce de garder les idées claires, de ne point perdre ma ligne de mire. Je dois me violenter, il me faut avancer, rejoindre l’autre côté.
Mais l’onde devient tumultueuse et me capture. Les barreaux de ma prison réapparaissent. Un étau glacé comprime mon pelage trempé et je perds pied. Définitivement. Ma respiration s’affole alors que la lune s’en lave les mains et disparaît derrière les nuages.
Fin de l'aventure.
Le sombre est de retour.
L’eau m’éloigne.
Je suis seul.
Je ne peux que regretter
Je ferme un œil. Apeuré.
Je ferme l’autre. Résigné.
Je ne sais pas comment… je m’en vais.
*****
Je suis là.
Je ne sais pas comment.
J’ouvre un œil. Craintif. J’ouvre l’autre. Curieux.
Une pièce sombre et familière m'entoure, je serre mon corps frissonnant entre mes bras, étonné de le trouver sec et recouvert d’une peau lisse et presque glabre.
Un pic-vert prend mon cuir chevelu pour son chêne favori et je grimace. Impossible de songer à bouger.
Alors que je doute de ma raison, une idée fugitive, légère et joyeuse comme une bulle de savon, caresse mon esprit torturé. Puis, elle file. S’échappe piquée par le beuglement de mon coloc et ami.
- Tom ! Arrête tes conneries ! Tu n'as pas plus mal au crâne que nous ! Allez ! Viens nous aider à charger la voiture. Départ pour Palavas dans une heure ! Avec ou sans toi.
Je ferme les yeux. Un compagnon fauve hante ma mémoire. Il s’éloigne en bondissant vers la forêt après un dernier regard.
Une aventure s’achève.
Je ne peux pas me l’expliquer, je ne peux que regretter.
Je ne sais pas comment refaire surface, être libre comme avant.
Je m’en vais.
À Palavas.
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Est intégrée une grande partie des paroles de la chanson de Merzhin "L'échappée"
Source YOU TUBE : https://www.youtube.com/watch?v=yHFKFFkLPUE
PAROLES : https://greatsong.net/PAROLES-MERZHIN,LECHAPPEE,100578180.html
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