Elégie Pélagique
Tu poses tes valises. L’air frais d’une soirée d’été t’accueille, toi, vieille âme. Tu as l’impression d’avoir toujours été là, et pourtant, tu viens d’arriver. Ou de partir pour tout quitter et recommencer ?
Ici, ça n’a pas beaucoup d’importance.
Cette bâtisse a vue de nombreux visages ; tu n’es que le dernier d’une très longue liste d’illustres inconnus qui ont, tout comme toi, un jour posés leurs affaires entre ces quatre murs sereins.
La clé glisse dans le loquet ; un écho nouveau capte ta curiosité, cliquetis délicat qui se fait secret, entre tendres tapotages et chuchotements en méandres.
Le précédent résidant aurait peut-être oublié ce petit quelque chose qui, de ses glas, te caresse les oreilles ?
C’est sur la cheminée aux vieilles pierres que tu trouves ce colocataire impromptu : À l’abri des regards inopportuns d’antiques carreaux, juché sur l’épaule ardoise de la gardienne des hivers ; une horloge au bois patiné par les éloges du temps, égrainant ce qui lui reste d’instants. Elle fredonne des airs éculés aux odeurs de cannelle. Tu surprends ta main à vouloir toucher son pendule d’airain, tu crains de tout déranger, tu lui ferais peut-être perdre le compte des secondes ? Mais avant que tu ne puisses arrêter sa course curieuse, dont l’intérêt étanche la soif, ta peau effleure l’objet.
Pétrifiée, elle s’est bloquée.
Plus rien ne se meut ; toi-même, tu retiens ton souffle, suspendu aux trotteuses.
Pour une éternité ou deux.
Puis elle reprend son arabesque, ignorante et crédule des espérances du monde.
Tu te perds à regarder à travers le verre, dehors les chemins de terre se tapissent entre bois et bosquets, s’oubliant dans le bocage entre le cyan du ciel et le flavescent des champs. Blés et fleurs chaloupent sous un respir sourd, sans trahir pour autant l’immuable portrait. Voilà que tu souris, cela faisait longtemps que tu aspirais à cette sérénité, aprés de bien longues péripéties, ponctuées bien souvent d’opportunités comme autant d’infortunes. Cet amusement est une heureuse surprise ; comme le poids de la mémoire qui semble s’alléger, un peu plus à mesure que les instants s’enfuient.
Tes yeux remarquent un sentier, plus bas, et tu reconnais les rails qui portaient autrefois, comme cent mils serpents de ferraille, les phares de fer qui consternaient les ténèbres et l’inconnu.
Un vent d’aventure se lève sur le paysage ; ce chemin d’acier rugit en silence des poussières d’histoires ; des échos de mots, à peine commencés ou presque terminés. Et ce chant glisse vers les buissons qui verdissent la toile de fond ; jusqu’à une perle mélancolique.
Goutte d’eau gelée par les aurores ; auréolée de lances d’or.
Jusqu’à des rivages d’un triste apaisant, où tu te méprends à entendre la harpe aux cordes rouillées, et la vague souiller la terre. L’image chimérique de mille sirènes, des filles aux seins desséchés, soufflant sérénades depuis le fond du lac te frappe. Tu as posé le regard sur le mirage bardé de murailles mâchurées, ruines rongées par les ronces, qui déjà élude ta conscience au rythme d’une pluie brûlante tombant en larme, et se faisant fleuve de sang.
Le Soleil a bien glissé sur le ciel ; il plonge dans l’onde, dessinant de ses contrastes clairs les contours d’antiques collines, éminence qu’un jour jadis les nuées ont embrassées ; éminences qui ont dues enfanter rois adroits, comme autant d’arts aux maints amants fervents.
Et c’est avec ses derniers rayons que tu chois sur la couverture en plumes et soie. Une caresse qui finit par achever tes ultimes velléités.
Silence, repose-toi.
Ça siffle, ça rosse, ça crisse, ça stoppe.
Tu te réveilles, quittant une torpeur terrible. Si la curiosité n’était pas si forte, tu te serais bien rendormi pour ne jamais te relever.
La lueur de crépuscule a laissée sa place pour un noir sans étoile ; à tâtons, sans crainte ni honte, tu ouvres la porte qui te sépare de l’extérieur.
Tu fermes les yeux ! C’est un astre, un feu fulgurant qu’encensent tes sens, tu te décales et manques de t’abymer ; tes pieds se rattrapent en perforant la surface de l’eau.
À perte de vue, c’est un océan, c’est une mer, c’est le lac qui a dévoré le monde. Il n’y a plus rien, si ce n’est la maison, et les rails qui sillonnent ce revif sans fin.
Un souffle dissipe la stupeur qui creusait ton visage, la vapeur chaude de ce phare couché jette un voile de clarté sur le monde.
C’est un train qui t’a extirpé de tes rêves sans bruit ni image, un train qui s’est arrêté chez toi, une vieille gare qui n’a jamais eue la moindre prétention.
Il s’est arrêté pour toi. Il t’invite, ses voitures ouvertes projetant un clair-obscur qui réchauffe l’atmosphère.
Tu te retournes, l’ancienne station a l’air bien solitaire, là, sur son îlot au milieu des flots.
Rien ne te retient ce soir, plonge donc dans un vagon, et laisse-toi bercer vers cet ailleurs.
L’intérieur est coi. La porte se referme derrière toi, te laissant seul avec toi-même ; tu t’assois juste ici, attendant. Attendant que quelque chose se passe.
À ta gauche, un maigre passage vers la locomotive, ses fanaux, et son feu chtonien ; à ta droite, un étroit couloir vers le dernier vagon, et la gare, ce vieux gîte, qui déjà s’éloigne sans que tu t’en sois aperçu.
De ta place, tout a l’air infini. Ce passage qui te cerne, comme l’horizon qui s’enfuit derrière la glace, en passant par le temps qui se suspend.
« Enfin. »
Sursaut. Tu te tournes vers cette résonance, et tombes nez à nez avec une ombre.
Elle te contemple de son regard d’une absence pesante. Tu la sens sourire, escomptant ta première parole. Et succédant à la surprise, tu as ce souhait, celui de mil sujets à aborder. Mais cette bouche ne s’ouvre qu’aprés de longues minutes, où à force d’assauts acharnés, ta volonté l’a faite craquer. D’abord lentement, puis vaguement, et enfin à bon train, ta langue libère nuées et kyrielles de points d’interrogation. Qui est-ce ? Qu’est-ce ? Où file-t-on ? Sont-ce là les questions qui, en fin de compte, prègnent l’atmosphère.
La forme se retourne, jetant un œil indolent sur le paysage égal. Le train creuse un sillon d’ondes placides, qui s’enfuient dans l’immensité de cette eau stagnante ; et malgré le silence de la voiture, on imagine sans mal le vacarme charmant de ses roues résonner loin à l’horizon. Peut-être même viendra-t-il ballotter le dormeur d’une autre bicoque du bord de l’eau. Conque recluse où viendraient vibrer ces appels reculés.
Mais là-bas, tout le long de cette ligne allongée, il n’y a que le vide. Pas même une étoile. Seulement la lueur de la locomotive ricochant à l’infini sur le miroir de larmes.
Tu troques cet abysse pour celui siégeant à côté, tronqué de tout artifice. Et comme s’il lisait en toi, il répond à ta valse-hésitation.
« Tu es seul. Le dernier. Ils sont déjà tous partis, alors que tu rêvais encore en pensées, et penses encore en songes. »
Violent virage, et une vague s’effondre sur la verrière.
S’ils sont partis, où vas-tu ? Passer et rejoindre les autres, retrouver ces inconnus, rencontrer ces féaux.
« Ce vaissel n’a qu’une seule issue. Un terminus au seuil de l’irréel. C’est un long voyage, errance interminable. Et pourtant, tu as traversé, et nous sommes bientôt arrivés. »
Secousse et remous.
Tu comprends que c’est un aller sans retour. Et si tu manquais quelque chose ? Si tu n’étais pas prêt ?
« Il n’y a plus rien. Les étoiles se sont éteintes. Les histoires se sont adirées. Les idées se sont essoufflées. Il n’y a plus rien, pourquoi désirer ardemment ce désert ? Pour finir noyé dans un néant insane ? »
Tu bafouilles. Embarrassé par ton béotisme ; une poussière à l’ombre de cette figure fulgurante d’une fierté défaillante ; tu ne sais plus.
« Tu n’as pas à savoir. Les flots te portent. Et toi, tu vois. N’est-ce pas là suffisant ?
Je suis celui qui te guide vers l’infaillible, je suis le nocher de cette inexorable force. Nous convergeons tous vers cette singularité que tu as déjà, j’en suis certain, effleuré des traits de l’esprit, sans jamais vraiment y goûter. Car c’était là un fruit défendu par les éons.
Seulement, nous y voilà. »
Tu remarques que les vibrations se sont effacées ; la nitescence s’est évaporée. L’Océan lui-même s’est mué en gouffre où tout s’étouffe. Et pourtant, le train continue de fuser, trait de lumière dans les ténèbres, vers cette idée de rien qu’esquissent les propos de ton coryphée.
« Il y avait des Forces dans ce monde, toutes l’ont fait avancer dans une direction ou dans une autre. Moi. Je suis là pour que l’on rentre tous à la maison. »
________________
Tri Yann - Kalonkadour
https://www.youtube.com/watch?v=tggvyq5MTmY
Annotations
Versions