6.
– Veuillez avancer dans la pièce suivante ! m’indique mon bourreau auditif.
Un cliquetis déclenche l’ouverture d’une porte, dans le fond de la pièce. Je pousse la poignée et j’entre. La porte se claque et se verrouille derrière moi. Me voilà bien. Un silence pesant m’oppresse. Au milieu de la pièce, un siège rouge en plastique avec des Leds clignotantes invite au repos. Je m’installe et aussitôt une projection vidéo se met en marche. Des chiffres s’alignent sur le mur latéral dans un grondement solennel : des tas de nombres qui s’additionnent, grandissent, grossissent puis s’arrêtent finalement sur un immense chiffre qui commence par un 1, suivi de dizaines de zéros, rangés les uns à la suite des autres. Puis, le son se met en route :
— Des millions de coupables ! Plusieurs millions de coupables ! annonce la machine. Vous êtes plusieurs millions de personnes à avoir perdu le sens du bon goût, à porter des vêtements verts, à manger des légumes verts, à prôner le développement du Green dans tout ce que vous faites et ce chiffre ne cesse de croître dans le monde.
Le discours est violent, la voix insupportable.
Le film se met à montrer des bébés en train de faire la grimace devant des purées vertes : brocolis, haricots verts ou épinards, les images suivantes présentent des montagnes de vêtements verts empilés dans des grands hangars ou des tas de gens en train de lire des prospectus de jardinage: arrosoirs, plantes d’intérieur, gazons parfaits … Des types avec des Tshirt blancs, identiques à ceux de Bébert et de Jojo se précipitent pour les arrêter et les jeter dans des voitures comme celle qui m’a enlevé. Je frémis. Mais qui sont ces gens ?
— Nous, les Brigades du Bon Goût, nous allons vous remettre dans le droit chemin ! Nous allons vous apprendre à retrouver le sens du goût, à vous vêtir et à vous nourrir dans le plus pur respect de la méthode prônée par notre grande maitresse du savoir-vivre : notre bien aimée Germaine ! Nous allons vous aider à supprimer le vert de votre quotidien.
L’image se fige et un portrait grossissant prend bientôt toute la place dans la pièce. Une femme version XXL s’étale sur tout le mur. C’est un peu agressif. Je plisse les yeux et je fixe le regard de cette gente personne. Il me semble que je l’ai déjà vue quelque part mais je n’arrive pas à me souvenir dans quelle circonstance. Ces yeux perçants, cette petite bouche fine étirée d’un rictus qui penche plus sur la gauche que sur la droite, les deux gros sourcils qui surmontent un nez légèrement crochu. Il n’y a aucun doute, je l’ai déjà vue.
Mais où ? Et quand ?
Je mobilise mes méninges pour essayer de relier l’image à un événement du passé mais rien ne me vient, c’est nébuleux, à part peut-être un prénom : un genre Marlène ? Madeline ? Non, Magda, peut-être ? Je me concentre, plisse le front, mais rien ne me vient. Pourtant, je suis certaine de l’avoir déjà croisée. Le film continue d’avancer, présente des ateliers de couture, une école avec cet énorme slogan CDC collé au-dessus et un lettrage plus petit en dessous qui précise Cours du Bien Causé.
Les élèves semblent être de tous âges et de divers horizons. Je repense au pauvre Jojo et à ces horribles bonnes femmes qui l’ont trainé de force dans le bâtiment à l’entrée. Tout ça pour une histoire de chocolatine ! Mais que peuvent-ils bien avoir contre les chocolatines ? La situation est drôlement opaque, je nage la brasse dans une nébuleuse de questions. Le film se termine dans un claquement sonore sur une phrase choc qui reste affichée en travers du mur et en lettres de sang.
Les Brigades du Bon Goût vont vous réapprendre à vivre !
Puis, le film s’éteint, les néons blafards reprennent du service ; une dame en noir avec une collerette rouge m’invite à la suivre. Je débarque dans un couloir blanc, du sol au plafond, avec un seul point lumineux qui nous appelle à son extrémité. Me voilà salement embarquée.
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