Temple fitness

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Les jours passent. Mon défi tient. Je me masturbe quotidiennement, jamais je ne lâche la purée. Tinder ne m’a pas abandonné non plus. J’en suis devenu presque addict. Parfois, il me prend dans des éclairs de lucidité de mettre mon smartphone en mode avion, pour ne pas en déverrouiller sans cesse l’écran à la recherche du prochain match, mais invariablement moins de cinq minutes plus tard je le rallume et réitère un énième mouvement du pouce.

Pas de match supplémentaire.

D’ailleurs, les nouvelles têtes s’essoufflent. Je ne suis pas dans une grande ville. J’ai beau mettre le plus grand rayon autour de moi, les nouvelles filles ne sont pas légion. Alors les mêmes gueules réapparaissent. Les mêmes fouffes en manque de tiges. Les mêmes gourdes en manque d’amour.

Tinder me rend misogyne.

Et m’accablant devant ce manque manifeste de succès, je me surprends à faire beaucoup de sport. Beaucoup, beaucoup plus. Je me suis inscrit dans un fitness de centre-commercial. Deux cents balles par mois. C’est putain de cher, mais ça m’évitera de croiser tous les gars de l’uni. Et avec la petite thune que je me suis fait en été en travaillant au cinéma, j’ai de quoi me le payer jusqu’à la fin de l’année au moins.

Étrange période. Ces soirs qui se couchent si tôt, mettant le monde sous leur cloche glacée faite de brumes noirâtres et de vents plus tranchants que des couteaux de boucher. Je marche courbé, dans les rues de cette ville où même les putes et les clodos désertent les trottoirs. Et quand je passe la gueule au souffle brûlant de l’immonde centre commercial c’est une violente translation dans un tout autre monde. Ici tout semble être calculé pour que vous oubliiez la froidure hivernale et la conjecture économique. En gros, on vous met bien, ici.

Ça dégouline de lumières mièvres, les panneaux en toc se veulent faussement accueillants, les grooms vous déroulent un tapis rouge en cachant le poignard qu’ils tiennent dans leur dos. Bref, l’entrée dans le centre c’est comme la première visite chez vos beaux-parents. Ils vous sourient, ils savent pertinemment que vous baisez leur fille, ils vous buteront dès que l’occasion se présente.

Bon, ok, j’exagère. Ici, on ne veut pas vous tuer, on veut vous extirper votre argent. Mais dans notre société, un porte-monnaie vide ou une carotide déchirée, c’est bonnet blanc, blanc bonnet, pas vrai ?

J’ouvre ma veste, accélère le pas, dépasse les chiottes aux odeurs douteuses ironiquement placées à côté de la parfumerie, décrit l’arc de cercle en tentant de ne pas glisser sur le faux marbre du sol et m’enfonce par les portes automatiques du fitness quasiment désert à cette heure-ci.

L’ambiance change encore une fois. La lumière est plus feutrée. Des écrans balancent leurs images sans son, désynchronisées, aux quatre coins de l’immense pièce où s’entrainent quelques nanas égrainées – toutes au moins quarantenaires – et quelques vieux bodybuildés. Ici, la moyenne d’âge est aussi élevée que la cotisation mensuelle. Les sons sont un mix de grincements rythmés de machines et de petits cris d’efforts digne d’un mauvais doublage de film porno.

Je baisse encore une fois la tête. J’ai toujours honte d’entrer ici. Je ne m’y sens pas à ma place, avec mes bras freluquets. Comme si… Comme s’il fallait être bâti comme Arnold pour pénétrer dans un coin pareil. Je crois que j’ai honte également de ma motivation. Vouloir changer de corps. Ne pas s’accepter. Ce n’est pas si évident.

Alors je file vers les vestiaires, déserts. Je me déshabille rapidement. Enfile mes vieux shorts de sport, un t-shirt déjà utilisé ne puant pas trop la transpiration, me jette un linge sur l’épaule – il faut protéger les machines – et m’apprête à réaliser ma « séance bras ».

Ça s’appelle comme ça, une « séance bras ». Et il faut capter tout le vocabulaire gravitant autour du fitness pour ne pas passer pour un trou de balle de plouc à la première interaction sociale. Des petits trucs, mais qui font toute la différence. D’abord, il ne faut pas se mélanger les pinceaux entre répétitions et séries. Savoir la diff entre des kettle balls et des haltères. Savoir ce qui est meilleur, entre du « split » et du « hiit ». A lire « Hache-hi-hi-thé » pour les novices, « heitch–aïe-aïe-ti » pour les pros. Toujours préférer un terme anglisé à un terme francophone, si vous avez le choix. Toujours contrôler du coin de l’œil que personne ne vous regarde quand vous chargez trop ou pas assez votre barre, sinon c’est humiliant. Se placer à l’opposé des pros­ reconnaissables à leurs biceps–cuisses et aux manifestations sonores retentissant au moindre mouvement – dans la salle pour éviter à devoir endurer leurs conseils, eux-aussi humiliants.

Bref, la salle est un monde où l’on doit capter quelques règles pour ne pas en être dégoûté. Mais en vrai, moi, je n’avais pas trop de crainte à ce sujet. Après tout, si j’avais pris mon abo dans un fitness à deux cent boules par mois plutôt que dans celui de l’université qui est gratuit, ce n’était pas pour rien.

Je m’apprêtais donc à sortir du vestiaire quand un vieux type hyper baraque y entre. La cinquantaine, hein, pas vieux vieux. On se comprend. Ne vous vexez pas cher lecteur, mais de mon point de vue de gamin, cinquante piges c’est vieux ok ?

Il avait la peau parcheminée des gars qui faut trop de séances d’UV et qui n’ont pas assez de gras pour la tendre. Vous voyez le genre ? Un visage carré, une coupe au carré, des épaules carrées, bref, tout en lui était anguleux. Un vieux marcel – ici on appelle ça un top tank – ne couvrait pas plus ses latéraux que ses tétons et laissait deviner un corps beaucoup trop musclé et si cramé qu’il paraissait orange foncé. En bas, des cuissettes ultra-courtes ne couvrait qu’une minime partie de ses cuisses, si tendues qu’elles paraissaient gonflées à la pompe à vélo.

– Salut petit, me fit-il d’une voix trahissant pourtant un usage intensif de cigarettes, plutôt étrange pour un sportif.

– Bonjour.

A ce point-là, je n’ai pas mentionné mon habillement à moi. Ce vieux t-shirt qui descendait suffisamment sur les bras pour ne pas avoir à exposer mes biceps que je trouvais ridiculement maigrichons, des shorts longs et vieux eux-aussi et, inévitable accessoire du sportif fitnesseux, une gourde dans la main droite blindée de protéines. J’en avais acheté un bidon entier de plus de deux kilos, bidon qui m’avait lui-aussi coûté la peau du cul.

– Tu commences ?, qu’il me demande.

Ça ne se voit pas, connard ?

– Ouais je commence.

Il me sourit.

– C’est chiant, hein, d’être débutant ici. Avec ces je-me-la-pète qui soulèvent dix fois plus de fonte que toi et ces bras qui ne poussent pas…

Il s’est beaucoup trop rapproché de moi. Je déteste les gens qui font ça. Je ne suis pas plus sourd que myope, et son haleine caféinée je m’en serais bien passé.

– Ouais effectivement, je lui réponds en m’éloignant d’un pas en arrière.

Il baisse sa voix :

– Tu veux une astuce ?

J’hausse les épaules. Il me fait signe d’approcher, son sac était accroché à un porte-habit du vestiaire. Il l’ouvre et en sort une boite cylindrique.

– C’est quoi, je demande.

Il sourit à nouveau.

– Stéroïdes anabolisant…

J’avais déjà entendu parler de ça en cours. Des stéroïdes. En gros, de la testostérone en poudre, utilisé pour se doper.

– Je ne suis pas sportif d’élite, je lui fais en me marrant.

– C’est pas pour les sportifs d’élites ça mon gars.

J’ai apprécié ce passage de « petit » à « mon gars ». Inconsciemment peut-être.

– Mais c’est dangereux, non ?

Il éclate de rire.

– Ça peut l’être, comme l’eau si tu la prends en trop grandes quantités. Tu ne me crois pas, cherche coma hydraulique sur Google et on en reparle…

Je lui fais un signe de la main pour le faire taire.

– Ça fait quoi au juste ?

– Ils vont augmenter la synthèse protéique dans tes muscles en entraînant un fort anabolisme…

Je le coupe à nouveau.

– En bref, ça fait quoi ?

– De gros muscles, plus de barbe, une voix grave et… (il me fait un clin d’œil et baisse la voix) … ça te donne envie de baiser en permanence.

– Ça j’en ai pas besoin, par contre le reste… Ça m’intéresse. Combien ?

– Quoi combien ?

– Combien ça coûte…

Il prend le récipient et en extrait trois capsules, larges et bicolores. Rouge et orange. Il me les donne. Leur contact contre ma paume m’excite, sexuellement.

– Ça c’est cadeau. Tu reviendras me voir si tu veux continuer… Et là on parlera de prix.

Puis il prend ses affaires, me fait un clin d’œil et disparait.

Je me hâte de cacher les pilules dans la poche. Hésite. Puis en ressort une pour l’avaler prestement avec une golée de protéines.

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