Chapitre 2

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Le soleil brûlant ralentissait ma progression à travers les ruelles désertes : les gens avaient l’habitude de se réfugier dans la fraîcheur de leurs maisons à cette heure-ci. Ma transpiration collait mes cheveux noirs à mon front et devant mes yeux, ce qui m’empêchait de voir vraiment clair. J’arrivai bientôt devant la porte de la maison de mon professeur. Haletante, je pris quelques secondes pour reprendre mon souffle avant d’empoigner l’anneau de métal et de toquer. Ce fut Okho qui m’ouvrit. Comme je m’y attendais, il se moqua de moi :

- Pff, les filles, ce n’est jamais à l’heure ! Face à toi, j’ai toutes les chances pour représenter notre village à l’école du temple de Shün !

Je ne répondis pas et le contournai pour rentrer dans la pièce principale. Les nombreuses fenêtres vitrées apportaient de la luminosité à la pièce, et la lumière du soleil se réfléchissait sur les nombreux bocaux entreposés au fond de la salle. Sorcier Wahcka était assis sur un tabouret et consultait un vieux parchemin usé.

- Eh bien, Ewila, me dit-il, ne t’avais-je pas prévenue que tu devais toujours arriver à l’heure et travailler d’arrache-pied ?

- Si, sorcier Wahcka, mais nous n’avions plus d’eau au puits, et j’ai dû creuser toute la matinée. Pour pouvoir venir, je me suis échappée pendant la pause...

- Prends place à la deuxième table et concentre-toi pour réussir ton enchaînement. Il faut qu’il soit parfait.

- Oui.

Je repris mon souffle et me dirigeai vers la table qu’il m’avait indiquée. Un bocal rempli d’énergie bleue y était placé à côté d’une plante en assez mauvais état. L’exercice était toujours le même depuis des semaines : je devais transférer l’énergie à la plante pour qu’elle l’absorbe et se sente mieux. Je fermai les yeux, respirai profondément et me concentrai sur le bocal d’énergie. Mon esprit se représenta bientôt son bleu turquoise palpitant, parcouru de fibres. Le cœur d’énergie. Il était « vivant ». Maintenant, la partie la plus délicate. Avec mes mains invisibles, j’empoignai la masse luminescente et la transportai doucement vers la plante, placée à quelques centimètres. Mais pour mon don énergétique, c’étaient plusieurs mètres qui séparaient les deux éléments, et je dus concentrer toutes mes forces sur ma manipulation pour parvenir à déplacer l’énergie. Tout-à-coup, des picotements se firent sentir dans mes bras, semblant attirer la masse turquoise comme un aimant.

- Non, non, pas encore...

Je repoussai une première fois l’énergie, mais mon corps l’attirait, et la force que je mettais pour la repousser était considérable.

- Non, c’est la plante, pas moi !

Les fibres bleues semblèrent se tordre pour mieux passer à travers mon bras. C’était fichu. Je n’avais plus de forces, j’étais trop faible pour repousser le prochain assaut.

- Non !

L’énergie se sépara en petites particules, avant de plonger dans mon bras tendu. La douleur jaillit comme un courant électrique ; je rouvris les yeux, mais ne vis que du noir : j’étais en train de m’évanouir. L’énergie possédait mon corps. Elle me parcourait, se mêlant à mon sang, m’arrachant des spasmes incontrôlables. Cela ne m’était jamais arrivé, auparavant : quand j’échouais, seule une petite décharge d’énergie me traversait. Okho y arrivait, pourquoi pas moi ? L’énergie se vengeait-elle de moi parce que j’étais une fille ? « C’est une simple erreur d’apprenti, si tu travailles dur, tu réussiras. Mais si cela devient plus grave, préviens-moi immédiatement ! » C’est ce que m’avait dit sorcier Wahcka, la première fois que j’avais tenté cette manipulation et que j’avais échoué. Pouvait-on considérer ce qu’il venait de m’arriver comme « plus grave » ?

Des voix me réveillèrent. Je reconnus celle de ma mère, et celle de Wahcka. Je tentai de bouger mon bras, mais une douleur lancinante m’irradia presque immédiatement. Oui, apparemment, c’était « plus grave ».

- Elle est réveillée, murmura une voix que je reconnus comme celle de Jack, mais elle m’a l’air mal en point.

- Elle devrait bientôt se remettre sur pieds, certifia Wahcka, l’énergie va bientôt sortir de son corps, et ce sera comme s’il ne s’était rien passé.

La porte se referma. Je tournai la tête imperceptiblement pour voir où je me trouvais. Le plafond rougeâtre m’indiqua que j’étais dans la pièce annexe de l’atelier de sorcier Wahcka, là où il rangeait tous ses parchemins précieux. Je soupirai et tentai de me retourner vers la porte pour voir où se trouvaient ma mère, mon frère et le sorcier, mais je fus prise de vertiges, et je dus me recoucher. Mon bras se mit soudain à trembler au rythme de mes battements de cœur, des bruits sourds emplirent ma tête, et je gémis, pensant que la douleur perçante habituelle était imminente. Mais rien ne vint. A la place, un bleu énorme se répandit sur tout mon avant-bras, avant de se rétracter en un seul petit point, qui devint bientôt lumineux, comme si une luciole habitait à l’intérieur de moi. Écarquillant les yeux, j’observai cet étrange phénomène. Contrairement à ce que j’attendais, je ne ressentais aucune douleur au bras, mais plutôt à la tête, comme un étau. Ayant entendu mon gémissement, Jack entrouvrit la porte et observa mon visage avec inquiétude. Je me remis à fixer mon bras lumineux. Soudain, la lueur devint aveuglante, puis une boule d’énergie grosse comme un bocal de taille moyenne s’échappa de moi, m’arrachant un cri de stupeur. Elle tourna sur elle-même avant de flotter dans l’air et de s’évanouir. Incapable de réaliser ce qu’il venait de se passer, je restai immobile, les yeux rivés vers une boule d’énergie qui avait pourtant disparu. La douleur me quitta immédiatement : l’énergie était sortie de mon corps.

- Ewila, ça va, s’inquiéta Jack, tu te sens bien ? C’était quoi, ce truc ?

- L’énergie est sortie de mon corps, répondis-je, tout va bien maintenant. C’était… étrange.

Ma mère et Wahcka ne tardèrent pas à entrer dans la pièce. Je devais avoir bonne mine, car la surprise passée, personne ne s’inquiéta de mon état et nous prîmes bientôt le chemin de la maison. Je n’avais pas vu Okho, et j’avais la ferme intention de l’ignorer royalement s’il se moquait de moi demain. Il pouvait toujours me rire au nez, il ne parviendrait pas à me décourager. Je me rendis compte que nous étions arrivés devant notre habitation, et que dans la cour, le puits avait été creusé. Jack ouvrit la porte et j’entrai à sa suite, laissant ma mère s’occuper de la corvée d’eau. Je redoutais déjà la correction que mon père allait m’imposer, lui qui ne tolérait aucune entorse à ses ordres : il m’avait ordonné de rester, et je m’étais enfuie. J’espérais de tout mon être qu’il comprendrait ma décision. Malheureusement, je n’avais pas fait un pas dans la pièce principale qu’il surgissait de derrière une tenture et se plantait devant moi, me toisant du haut de son mètre quatre-vingt-quinze.

- Je… le reste de la phrase se perdit dans ma gorge.

- Il faut qu’on parle me dit-il d’un ton glacial en m’entraînant vers la table de bois.

Il me fit asseoir et plongea son regard bleu dans le mien, avant de croiser les mains sur la table. Le silence qui régnait dans la maison me mettait mal à l’aise. Je m’agitai sur mon siège, attendant les paroles de mon père.

- Tes frères sont très utiles ici, commença-t-il, ils creusent le puits quand il y en a besoin, rapportent de l’argent, et sont toujours là lorsqu’il y a quelque chose à réparer dans la maison.

Je fronçai les sourcils. Où allait donc mener cette conversation ? Il continua :

- Grâce à eux, nous parvenons à survivre. Mais toi, tu ne répares rien et ne rapportes rien. Tu pars tôt le matin et reviens tard le soir, sans rien dans les poches. Tes études avec le sorcier prennent trop de temps ; et en plus tu ne gagnes même pas d’argent en faisant cela !

Je déglutis. Maintenant, je savais où il allait en venir, et ça ne me plaisait pas du tout.

- Tu arrêteras donc tes stupides apprentissages demain, pour vaquer à tes travaux à la maison.

Ça, c’était pire qu’une claque ou que dix coups de fouet : j’aurais préféré qu’il me frappe. Pour qui croyait-il que je travaillais jusqu’à épuisement ? Seules ces études pouvaient me permettre de gagner deux cent pièces par mois si je réussissais l’examen. Examen que je raterais si j’arrêtais tout maintenant. Une vague de rage prit forme au plus profond de mon être, puis remonta dans ma gorge, où elle se noua. Incapable de parler, je déversai ma colère sur ma tunique qui se vit bientôt trempée de sueur.

- Tu aideras Holo à passer le mur de la chambre à la chaux, continua mon père, il te montrera. En attendant, va recoudre ta couverture, elle est pleine de trous.

J’eus soudain une violente envie de tout lui lancer à la figure, mais je me contrôlai. La vague de colère remonta bientôt. Je travaillais pour ma famille, pour lui assurer la somme de 150 pièces par mois, et voilà où tous mes efforts avaient abouti ! Depuis que j’avais dix ans, je passais mes journées à l’atelier de Wahcka, et depuis cet âge-là, mon rêve était de faire vivre ma famille grâce à mon don d’énergie, en entrant à l’école du temple de Shün. Ça faisait six ans. Six ans que je me consacrais corps et âme à mes études. J’eus le sentiment que par ses simples paroles, mon père avait anéanti le travail de toute ma courte vie. Furieuse, incapable de rester une minute de plus assise à serrer les poings devant cet homme, je me levai brusquement et repoussai ma chaise. Mon père haussa les sourcils devant cette rage soudaine :

- Où vas-tu ? Va immédiatement recoudre ta couverture ! me cria-t-il, inconscient de ce qu’il avait provoqué.

Je serrai les dents. Ma couverture ? Et bien tant pis pour lui, il attendra. J’en avais assez, marre, ras-le-bol.

- Non, prononçais-je, sans hausser la voix.

Sur ces mots, je m’enfuis, claquant la porte derrière moi. J’entendis un « Ewila, ça suffit ! » crié par mon père, mais c’était trop tard : j’étais dehors. Dans la cour, ma mère remplissait son dernier seau d’eau. Tentant de ne pas me faire remarquer, je me précipitai vers la clôture, laissant la maison derrière moi et débouchant sur la rue. Je courus encore quelques mètres, puis m’arrêtai près d’un muret de pierre, éclairé par le soleil. Au bout de la rue, la chapelle resplendissait, les rayons de l’astre frappant ses parois à la structure métallique. Voilà ce qui allait me calmer. Plus sereine, je me dirigeai vers la lourde porte d’artbois et entrai. Le silence soudain me surprit. Mes pas résonnaient à mesure que j’avançais entre les bocaux de terre où poussaient des arbustes. La pièce unique, très lumineuse, comportait en son centre une dizaine de fauteuils placés en cercle. Tout le reste de la salle n’était que buissons et suspensions de verre teinté : ce lieu était conçu pour la méditation et le calme. Il faisait doux, et un parfum agréable flottait dans l’air. Je m’écroulai sur un fauteuil, reprenant mon souffle. Et maintenant ? Que pouvais-je faire ? Mon père avait pris une décision, et il m’était impossible de la contester et de lui désobéir une fois de plus, je risquais gros. Une idée me traversa l’esprit, tellement vite que je ne pus la retenir et me glissa entre les doigts. Je savais que cette idée était la bonne, mais j’avais beau chercher, impossible de m’en souvenir. Frustrée, je fouillai mon esprit pour tenter de la récupérer.

- Heu…

Mais bien sûr ! Prévenir Wahcka ! Si je lui apprenais ce qu’il s’était passé, il pourrait intervenir en ma faveur. Il saurait peut-être comment convaincre mon père. Je ne voulais même pas penser à la joie d’Okho si j’abandonnais mes études : lui seul pourrait entrer à l’école du temple de Shün, puisque je serais hors concours. Heureusement, je pouvais compter sur l’aide de Wahcka. Oui, mais s’il ne parvenait pas à m’aider, quel serait mon avenir ? Et puis d’abord, comment ferais-je pour réussir, moi, une fille ? Je ne voulais pas être comme toutes les filles du village et passer mes journées à vendre des beignets sur le bord de la route. A force de réfléchir, mes paupières se firent lourdes, et je finis par m’endormir au milieu des buissons.

Quand je me réveillai, j’avais perdu toute notion du temps : combien de temps avais-je dormi ? Dix minutes ? Une heure ? Je baillai puis me levai, avant de me diriger vers la porte. Une vieille femme qui dormait se réveilla à mon passage. Je lui adressai un sourire contrit pour m’excuser et me pressai pour sortir. Quand j’arrivais dehors, je fus tellement surprise que j’en perdis l’équilibre : le ciel était d’un noir d’encre. Les étoiles brillaient faiblement, procurant à peine assez de lumière pour voir mes pieds. J’avais donc dormi si longtemps ! Je tournai la tête vers la rue qui menait chez Wahcka tout en me frictionnant les bras : la fraîcheur de l’atmosphère me glaçait les os. Et à présent ? Je ne pouvais pas rentrer chez moi, je risquais la pire des corrections. Aller chez Wahcka ? Cette dernière solution me parut la meilleure. Ayant pris ma décision, je me dépêchai d’emprunter la rue principale et de courir en direction de la maison du sorcier. Quand j’arrivai devant la porte, toute essoufflée, je n’eus même pas besoin de toquer : mon professeur ouvrit la porte, averti par mes pas précipités sur les pavés.

- Ewila ? Qu’est-ce que tu fais là à cette heure-ci ? s’exclama-t-il, surpris de me voir plantée devant son perron en pleine nuit.

- Je… J’ai eu un petit problème, et j’ai décidé de venir vous demander conseil.

- En plein milieu de la nuit ?! Mais qu’est-ce qu’il t’a pris, tu sais bien qu’après le coucher du soleil, il est déconseillé aux enfants de circuler ! Reviens demain.

- C’est un vrai problème fis-je, alors qu’il allait refermer la porte.

Il arrêta son geste et me scruta d’un air interrogateur. Je devais avoir l’air grave, car il fronça les sourcils et me poussa à l’intérieur de la maison. La chaleur de la pièce eut tôt fait de réchauffer mes membres frigorifiés. Nous débouchâmes dans l’atelier, comme d’habitude rempli de bocaux, de parchemins usés et de divers instruments de mesure. Wahcka me fit asseoir devant la table ronde, la seule qui avait en partie échappé au bazar avoisinant. Il s’absenta quelques minutes derrière le rideau qui séparait sa maison de l’atelier, avant de revenir avec un bol rempli d’infusion de résine, qu’il posa devant moi. Je n’étais pas contre : au moins, cela allait me remplir l’estomac, car je n’avais pas mangé depuis longtemps.

- Maintenant que tu es assise, expose-moi la raison de ta venue ici.

Avant de répondre, j’avalai une gorgée d’infusion. L’amertume de la résine coula dans ma gorge, et me rappela la colère éprouvée quelques heures plus tôt.

- Hum…

Tourner autour du pot ne me servirait à rien. Autant tout dire. Je me lançai :

- Mon père veut que j’arrête mes études. Il dit que ça ne sert à rien.

Le visage de mon maître se crispa. Il semblait osciller entre deux paroles. Finalement, il posa brusquement son bol sur la table, et je lus dans ses yeux de la colère. Ses mains se mirent à trembler légèrement.

- Impossible. Tu ne peux pas abandonner ! Pas maintenant alors que tu es si près du but !

Je n’avais jamais vu mon professeur dans une telle colère ; je voyais dans ses gestes une fureur que je ne lui avais jamais remarquée.

- Ewila, je dois te dire quelque chose. Toi seule, entre Okho et toi, es capable de devenir un jour Mage.

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