Chapitre 12
Les jours passaient, monotones, tous les mêmes. Je travaillais jusque tard le soir, et me levais tôt le matin. Je n’avais pas le temps de penser à ce que Cyll m’avait dit l’autre fois dans le couloir, et c’était bien comme ça d’ailleurs. Le travail remplissait tout mon temps libre, je n’avais pas un moment à moi. Mes cours de Don d’énergie étaient certes intéressants, mais je commençais à me lasser du mutisme inébranlable de mon professeur. Les garçons insistaient souvent pour que je vienne m’entraîner au land, le match approchait, mais je refusais toujours. Cet effort supplémentaire m’aurait achevée. Récemment, Mademoiselle Vin Asse avait rassemblé tous les élèves de première année, pour nous annoncer notre première entrée au temple de Shün. Couchée sur le dos, je tentais tous les soirs de m’imaginer à quoi pouvait bien ressembler l’Arbre. Et dire que j’allais bientôt le voir en vrai !
Le jour du match de land arriva beaucoup trop vite à mon goût. Heureusement, je n’étais qu’un remplaçant. On nous avait donné rendez-vous au terrain de sport à la place du cours de mathématiques. La plupart des membres de l’équipe en furent très heureux, mais pas moi. Je n’avais aucune envie de m’écraser de nouveau au sol et de passer pour un incapable aux yeux de tous. Heureusement, mes trois amis étaient trop gentils pour se moquer de moi. Je me rendis donc au terrain de land, accompagnée par Cyll, Yenn et Lyrus.
- On va les exploser ! hurlait ce dernier en descendant les escaliers.
- Hum… Lyrus, ne mets pas la charrue avant les cabals, répliqua Yenn, on n’a que deux mois d’entraînement !
- Pff, ce que tu peux être rabat-joie ! protesta Lyrus avant de s’élancer dans les escaliers en hurlant.
Je levai les yeux au ciel. Si jamais un adulte le surprenait, il écoperait d’un bon nombre d’heures de colle. Notre petit groupe arriva bientôt sur le lieu du rendez-vous. Le soleil déjà bien haut dans le ciel dardait sur le terrain ses rayons d’une impitoyable chaleur. Monsieur Laumond nous attendait, dans son habituel pantalon trop large. Il attendit que tout le monde arrive pour commencer à parler.
- Bonjour, chers élèves ! Cet après-midi, vous allez affronter les élèves de deuxième année. Attendez-vous à devoir vous dépasser ! C’est parti pour l’entraînement : trois tours de piste pour s’échauffer !
Je restai sans voix. Encore des tours de piste ! Je maudis en pensée celui qui avait inventé le land et m’élançai autour du terrain, derrière Cyll. Heureusement, l’exercice fut vite terminé.
- Bien, tout le monde avec sa planche ! On va s’entraîner aux tirs, vous manquez de précision lorsque vous tentez de marquer.
Je m’emparai de ma planche volante. Elle était trois fois trop lourde à mon goût. Je jetai un coup d’œil à Cyll : il portait la sienne comme s’il s’était agi d’une brindille. « Bon sang, mais comment il fait ?! J’aurais peut-être mieux fait d’écouter Cassa et de manger pour prendre des forces... » pensai-je en soulevant avec peine ma planche pour l’emmener sur le terrain.
- La moitié en gardiens, l’autre moitié en tireurs. Allez, vite ! Il nous reste à établir une stratégie, après !
Je fus désignée comme gardien. C’était tant mieux pour moi, car je ne savais pas vraiment tirer. Finalement, à mesure que je m’entraînais, je me rendis compte que je ne me débrouillais pas si mal pour arrêter les balles. Le professeur me félicita pour mes progrès. Bientôt, nous dûmes parler de stratégie et du match qui allait avoir lieu. Je ne comprenais strictement rien, mais je fis au moins semblant.
- Alors, tu vois bien qu’avec une stratégie pareille on va les battre !
- Calme-toi Lyrus, si ça se trouve, ils sont super forts !
- Les gars, vous pouvez parler moins fort ? fit la voix calme de Cyll.
Je soupirai avec un léger sourire. Que penseraient ces trois-là s’ils découvraient que j’étais une femme ? M’abandonneraient-ils ? Je ne comprenais pas pourquoi je pensais soudainement à ça, mais je décidai d’oublier cette pensée et de me concentrer sur le monologue de Monsieur Laumond. Bientôt, l’entraînement se termina. Comme à son habitude, Lyrus partit devant en courant. Cyll et Yenn le poursuivirent en riant, me laissant seule sur le chemin du retour.
Je marchai en silence jusqu’au réfectoire et appréciai la fraîcheur de l’air. Ici, il ne faisait jamais excessivement chaud comme chez moi. Si les habitants de mon village venaient à Hinsra, ils seraient surpris par le nombre considérable de potagers et de plantations. Il ne pleuvait pas beaucoup, mais la température favorisait énormément la pousse de plantes. Je jetai un regard distrait aux buissons qui parsemaient la cour. Leurs feuilles étaient tombées à cause de la pluie acide qui avait eu lieu, mais on voyait déjà des bourgeons prêts à éclore sur leurs branches nues. Hinsra renaissait toujours de ses cendres, si bien qu’elle semblait coincée dans un perpétuel renouveau. Je souris et plissai les yeux pour apercevoir mes trois amis qui couraient devant. Ils étaient déjà presque arrivés aux dortoirs, je n’avais aucune chance de les rattraper. Autant prendre mon temps. C’était bientôt l’heure du repas, et j’étais impatiente de pouvoir satisfaire mon estomac qui protestait à renfort de gargouillis.
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Le match allait commencer dans quelques minutes. En tenue de sport, tous en ligne, nous écoutions les derniers conseils de Monsieur Laumond. Je n’écoutais ses recommandations que d’une oreille distraite : je venais de remarquer l’équipe des deuxième année qui s’avançait sur le terrain. Grands, musclés et l’air décidés, ils semblaient certains de leur victoire. Ils marchaient tous l’un derrière l’autre, leur planche volante à la main. « On va se prendre une raclée... » me dis-je en pinçant les lèvres. Je serrai mon pendentif dans ma main et pris une grande inspiration. Nous allions sûrement perdre, mais le but était maintenant d’avoir l’air le moins ridicule possible. Je jetai un regard inquiet à Lyrus, certaine que son enthousiasme allait en prendre un coup en voyant tous ces adversaires s’avancer vers nous.
- Bon, eh bien on n’a plus qu’à gagner ! lâcha-t-il en m’adressant un clin d’œil.
- Plus facile à dire qu’à faire, grogna Yenn, tu as vu leur carrure ? Ils ont l’air super forts !
- Il ne faut pas se fier aux apparences, assura Lyrus, on est bien plus forts qu’eux !
Je levai les yeux au ciel et surpris le regard désespéré de Cyll dirigé vers Lyrus. Je n’étais pas la seule à penser qu’il exagérait. Je levai la tête vers les rares nuages qui parsemaient le ciel. Le soleil tapait fort cet après-midi, les joueurs allaient sûrement avoir très chaud. Le brouhaha constant des spectateurs entassés dans les gradins autour du stade s’intensifiait à mesure que les gens arrivaient. A Hinsra, le premier match de l’année qui opposait les nouveaux élèves aux deuxième année attirait beaucoup de monde. Monsieur Laumond fit signe aux joueurs de notre équipe de se placer sur le terrain. J’adressai un geste d’encouragement à mes trois amis avant d’aller m’asseoir sur le bord avec les autres remplaçants. L’arbitre du match, le professeur de sport des troisième année, s’avança et leva le bras pour attirer l’attention des joueurs. Un coup de sifflet strident retentit, marquant le coup d’envoi.
Immédiatement, les planches s’élevèrent, la balle de cuir passa de mains en mains. Derrière moi, les spectateurs encourageaient les joueurs en hurlant, leurs cris me perçant les tympans.
Bien vite, l’équipe des deuxième année prit l’avantage. Leurs attaquants étaient extrêmement rapides, et leur plan bien défini. Ils marquaient des points, petit à petit. De son côté, Lyrus peinait à arrêter leurs balles.
Les autres remplaçants qui attendaient à mes côtés commencèrent à protester contre l’injustice de la situation. J’étais assez d’accord avec eux : les forces étaient trop inégales. Soudain, un cri retentit sur le terrain. Avvan, qui occupait le poste de défenseur, venait de se fouler la cheville en s’écrasant au sol. Immédiatement, les spectateurs hurlèrent comme s’il venait de mourir, ce qui m’agaça au plus haut point. Je vis Monsieur Laumond se lever de son banc et crier quelque chose que je n’entendis pas à cause du bruit.
Soudain, j’eus l’impression qu’on m’observait. Je tournai la tête vers les autres remplaçants : ils me fixaient tous, comme s’ils attendaient que je leur sauve la vie. Je ne comprenais pas d’où venait ce sentiment étrange d’avoir oublié quelque chose d’important...
- Wil, m’appela le professeur de sport en se dirigeant vers moi à grandes enjambées, sur le terrain, vite !
- Pardon ? fis-je avec incompréhension.
Tout à coup, je compris. Le remplaçant d’Avvan, c’était moi. De mauvaise grâce, je sautai sur mes pieds et m’emparai de ma planche volante, qui aspira immédiatement mes pieds telle une ventouse. Je pris mon inspiration et m’élevai à quelques mètres du sol pour rejoindre les autres joueurs.
- Ne regarde pas en bas, ne regarde pas en bas... murmurai-je en m’obligeant à regarder droit devant moi pour ne pas être prise de vertiges.
Mon arrivée sur le terrain fut accueillie par des cris. Cyll, de loin, me fit un grand sourire. J’étais loin d’être aussi enthousiaste. Jouer face à des adversaires deux fois plus forts que moi ne me réjouissait guère, surtout que j’étais à mille lieues d’être douée en land. Je me forçai à lui rendre son sourire. Un nouveau coup de sifflet annonça la reprise du match.
Immédiatement, l’équipe adverse se remit en position d’attaque. Leurs deux défenseurs se précipitèrent sur nos trois attaquants et leur ravirent la balle avec une facilité déconcertante. Je soupirai et partis aider Yenn à la reprendre. Un coup de coude dans les côtes m’en empêcha et me coupa la respiration. Je me pliai en deux sous le choc.
- La prochaine fois surveille tes arrières, minus ! me cria le deuxième année qui venait de me bousculer.
Il m’adressa un sourire narquois avant de faire s’élever sa planche et de foncer vers nos attaquants. Déconcertée, je jetai un regard à l’arbitre, mais malheureusement pour moi, il n’avait rien vu. Je fronçai les sourcils et serrai les dents. Profiter de la faiblesse des autres pour se moquer d’eux ne faisait pas partie du jeu. Il ne perdait rien pour attendre.
- Wil, attrape ! m’interpella soudain Yenn.
Alertée, je me retournai. La balle fonçait droit sur moi. Par réflexe, je la rattrapai, le souffle coupé par la puissance du tir. Immédiatement, les attaquants de l’équipe adverse se précipitèrent vers moi. Un derrière, un devant, et un au-dessus de moi. Ils étaient bien organisés. Qu’étais-je censée faire ? Partir le plus vite possible ? Passer la balle à l’un de mes coéquipiers ? Mes adversaires se rapprochaient trop vite, je ne pourrais pas m’échapper pour les éviter. Du coin de l’œil, j’aperçus Cyll qui s’approchait de l’un des cerceaux, sa planche lancée à vitesse maximale. Sans réfléchir, je lui lançai la balle de cuir de toutes mes forces, il la capta sans mal. Se retournant alors, il leva le bras, prêt à marquer un point.
Le deuxième année qui m’avait bousculée quelques minutes plus tôt s’élança pour l’intercepter. Les spectateurs hurlèrent, curieux de voir comment cette action allait se terminer, encourageant l’un et l’autre en agitant leurs bannières aux couleurs de l’école.
Décidée à ne pas laisser gagner cet imbécile qui m’avait rabaissée aux yeux de tous, je le surpris en arrivant derrière lui. Désireuse de lui faire perdre du temps, je me mis à faire tournoyer ma planche autour de la sienne, de manière à ce qu’il perde l’équilibre sans pour autant transgresser les règles du jeu, puisque je ne le touchais pas. Malheureusement, je ne pus tenir longtemps à ce rythme : je commençais à avoir le vertige. Ma tête tournait. Estimant que je l’avais assez retardé, je m’éloignai, sentant son regard mauvais dans mon dos.
Cyll marqua le point. Mon cri de joie fut accompagné par celui de mes coéquipiers, qui échangèrent des sourires et des signes de main.
- Equipe des nouveaux élèves : six points ! Equipe des deuxième année : dix points ! hurla une voix dans un haut-parleur.
Il s’agissait de remonter la pente et de marquer encore quelques points. Lorsque le match reprit, alors que tout le monde se précipitait déjà sur l’équipe adverse, j’éprouvai une grande difficulté à contenir mon vertige. Les cris des nombreux spectateurs m’étourdissaient. Je n’étais vraiment pas habituée à voir tant de monde autour de moi, à entendre tant de bruit. J’avais la nausée. Lorsque Lyrus m’envoya la balle, je fus incapable de la rattraper. Ce fut Cyll qui la réceptionna et qui l’envoya à un défenseur, avec un petit signe d’encouragement à mon adresse. Mais j’étais vraiment sur le point de vomir. J’avais trop chaud et je transpirais à grosses gouttes ; le soleil tapait au plus fort. Je ne pouvais plus continuer.
Je passai donc le reste du match à l’écart, me contentant de rattraper et d’envoyer quelques balles quand c’était vraiment nécessaire. Enfin, un coup de sifflet strident marqua l’arrêt du jeu. Je ne savais pas le score, n’y ayant pas prêté attention.
- Mesdames et Messieurs, pour la première fois depuis des années, les équipes sont à égalité ! cria la voix du haut-parleur.
Les gradins semblèrent rugir. Un déchaînement général. Les supporters criaient le nom de notre équipe, le scandaient en hurlant. Pour moi, ce fut un soulagement. J’étais bien contente que notre équipe se soit forgé une bonne réputation. Pressée de retrouver la terre ferme, la vision rendue floue par la chaleur et la fatigue, je fis descendre ma planche et la posai loin de moi sur le bord du terrain. Tous les remplaçants me rejoignirent, hurlant leur joie, me prenant dans leurs bras, invitant les autres joueurs à venir les rejoindre. Je ne ressentais pas cette euphorie. Ma vue se brouillait de plus en plus. Mes jambes parvenaient à peine à me porter, et, tombant à genoux, je perdis connaissance au milieu des vivats et des cris de joie.
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