3 Juillet 1940
Papa nous a demandé de venir le rejoindre sous le porche de la maison. Monsieur Henry est venu à la ferme plus tôt dans la matinée pour l'aider là installer les derniers préparatif. Le maire n'arrêtait pas de rire jaune et essayait de faire de l'humour. Il m'agace. Selon lui, cette « entente » avec le nouveau gouvernement est une aubaine. Comme si accueillir des ennemis était un cadeau. Merci bien.
On était tous côte à côte sous le porche de la maison. J'ai cru que ma mère allait s'évanouir, tellement elle tremblait. J'essayais pour ma part de garder la tête haute et de ne pas montrer à quel point j'avais peur. Oui je l'avoue : j'étais terrifiée. J'ai pris la main de maman. Les battements de mon coeur sont devenus assourdissants lorsque j'ai entendu le bruit d'une moto. Ce bruit, au départ lointain, s'est rapidement rapproché. Il n'y avait pas qu'une seule moto, il y avait plusieurs véhicules. La moto a passé l'entrée de la ferme suivi par une voiture ouverte avec quatre hommes à l'intérieur. L'un d'eux portait à un haut képi. C'était sûrement le chef de toute cette troupe. La voiture s'est arrêtée devant nous. Le chef en est sorti et s'est présenté devant nous.
Il est le Colonel Jäger. Il est très grand, et mince. Il portait, ainsi que les autres, un uniforme kaki et noir. Il est très écrasant, autant par sa taille que par son charisme. Il a envahi toute la cour devant nous. Je me suis sentie très petite par rapport à lui. J'ai senti qu'il pouvait me faire mal s'il le voulait. Il a claqué ses bottes et a levé son bras pour faire ce signe d'allégeance. Le Colonel nous a grandement remercié d'avoir accepter qu'on lui offre le gîte pour lui et ses hommes. J'ai été surprise : il parle un français impeccable ! Toutefois, ses phrases sont teintées de l'accent chantant de l'Est. Je déteste cet accent ! Il a, par la suite, indiqué qu'il essayerait de ne pas nous déranger, qu'il fallait pas que nous nous inquiétions par leur présence.
Compte sur moi pour dormir sur mes deux oreilles Jäger !
Mon père leur a serré la main pendant que je serrai les dents. Le Colonel a ensuite interpellé le motard, qui était resté en retrait et lui a demandé de venir nous rejoindre. Tellement cassante cette langue qu'elle me donne des frissons à chaque fois qu'ils ouvrent la bouche...
Le soldat s'est avancé vers nous. Grand et large d'épaule, il est lui aussi d'un parfait blond aryen. Une barbe blonde taillée en une sorte de bouc souligne les traits sévères de sa mâchoire. Les cheveux mi-longs en arrière contrastent avec les autres soldats qui portaient une coupe courte et sûrement règlementaire. Son attitude était désinvolte. Il avait relevé sa chemise sur ses avants bras. Même moi, je savais que sa tenue n'était pas règlementaire. Son être entier était une désinvolture et une offense à sa hiérarchie ! Il nous fit un signe de la tête et j'appris qu'il se nommait le soldat Müller. Et lui aussi parle français. Bon Dieu, lui aussi va massacrer ma langue avec son accent ! Le Colonel nous indique que nous pouvons nous adresser à lui même ou au soldat Müller si jamais nous avons des questions ou quelconque besoin. Le soldat n'a pas l'air d'avoir de fonction particulière si ce n'est qu'il parle notre langue. Il est un des hommes du contingent. Il m'a regardé pendant que Jäger le présentait. Je le sais parce que j'ai soutenu son regard. Ma mâchoire crispée faisait face à la sienne qui affichait un sourire de conquérant. Son air était hautain et arrogant. Il sait qu'il est en territoire conquis et me regarde avec dédain. Mon pauvre, si tu savais... Tu n'es pas en France ici, tu es chez moi.
[…] Les rumeurs n'en sont pas : ils ont tous les yeux bleus.
Je viens de remonter dans ma chambre. Le dîner s'est déroulé dans un silence religieux. Et pourtant j'avais tant de questions à poser à papa. Malheureusement, il n'en savait pas plus que moi. Maman s'est énervée en préparant le repas, car elle ne sait pas cuisiner pour une trentaine de personnes. Elle s'est inquiétée des quantités. Ça mange quoi un allemand ? Ça mange peu ou beaucoup ? Elle leur a servi de la soupe, du pain et de la charcuterie. Mon père devait s'enquérir auprès du colonel des quantités de denrées dont ils auraient besoin pour les jours prochains. Et chose rare : il l'a pris dans ses bras devant moi en lui disant que tout irait bien. Tout ira vraiment bien, papa ?
Je les observe par ma fenêtre depuis une heure, discrètement. En fait, ce sont des hommes comme nous. Je m'attendais à ce qu'ils fassent des choses extraordinaires d'ennemis. Mais non. Ils sont là dans ma ferme. Ils commencent à installer leurs affaires, à décharger leurs voitures, à prendre possession des lieux. Ils ont mangé autour de la grande table et maintenant se préparent pour aller dormir. Jäger est à la table qui lui sert de bureau entrain d'étudier des sortes de cartes avec plusieurs autres soldats. Je reconnais le soldat Müller dans la cour. Il est appuyé contre le saule pleureur en teeshirt. Toujours pas de tenue militaire. Quelle insolence ! Je peux voir qu'il a des bras bien dessinés. Il fume. Je distingue la fumée dans la pénombre que nous amène la nuit. Il a l'air pensif. Quand il a levé les yeux vers moi, instinctivement j'ai pris peur. Je me suis collée contre mon mur, comme une petite fille prise sur le fait, avec mon cœur battant la chamade. C'est un peu ce que j'étais entrain de l'observer, certes. Mais je suis sûre qu'il m'a vu. Quelle idiote ! J'ai tellement honte de m'être fait surprendre comme ça.
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