28 Juillet 1940
J'ai ouvert les volets pour avoir un peu plus d'air. Je suffoquais dans ma chambre. La chaleur de la nuit me rendait insomniaque. Martin était lui aussi réveillé. Il était adossé au saule pleureur. C'est son endroit, sa place attitrée dans la ferme. Il s'assoit sur le banc ou reste adossé au tronc, et il y fume ses cigarettes. J'ai remarqué ce schéma qu'il répète souvent. Il a commencé cette habitude à l'instant où il est entré dans la cour et aujourd'hui, on en est là. Lui à fumer, et moi à le regarder. Je l'ai vu lever les yeux vers moi et me faire un signe de tête. Cette façon de prendre connaissance de ma présence est devenue un jeu entre lui et moi. On se cherche, on se devine. On s'invite et on dispose. Je sens sa présence, ses yeux sur moi comme une caresse interdite. Et j'en redemande encore.
Je ne voulais pas rompre notre contact visuel mais je manquais de me déshydrater. Je suis descendue à la cuisine pour me chercher un verre d'eau. Aucune âme qui vive dans la maison. Tout le monde était endormi, sauf lui et moi. Je vivais une rencontre interdite. Je prenais un verre sur l'étagère et vint le remplir au robinet. Je le voyais à travers la fenêtre. Il ne bougeait pas, regardant dans ma direction comme s'il pouvait lire en moi. Il n'en suffisait plus qu'il envahisse mes pensées, il fallut que je l'ai sous mes yeux. À pouvoir le scruter, parcourir son corps, imprimer dans ma mémoire les moindres détails de sa silhouette. A vouloir effleurer son visage, apprendre par cœur les courbes de ses muscles. A vouloir sentir son odeur, et perdre mes doigts dans ses cheveux. A vouloir …
Mes instincts primaires se réveillaient avec plus de violence que jamais. Ils me perdaient lorsque Martin entrait dans mon champ de vision. À l'instar de cette nuit.
Je n'ai pas pu remonter dans ma chambre comme une fille bien sage. J'ai agi sans réfléchir. Je me suis prise pour Clara l'espace d'un instant. J'ai osé. Je ne voulais pas passer le reste de la nuit sans lui avoir parlé. J'ai ouvert le placard de papa et je lui ai piqué sa bouteille de whisky. Il ne boit certainement pas que de l'eau comme moi. J'ai pris un second verre au passage et je suis sortie de la maison en me dirigeant vers lui. Il me dévisageait avec étonnement lorsque je lui tendis son verre.
Insomnie ?
Et comment ! Merci à toi Martin. On trinqua timidement avant d'engloutir la dose dorée d'une traite. Je n'ai jamais bu. Un peu de bière par ci par là, du vin lors des grandes occasions. Mais les alcools forts me sont totalement inconnus. Du moins le whisky l'était. J'ai avalé tout d'un seul coup. J'ai voulu faire ma grande. Cela m'a arraché littéralement la gorge. J'ai senti le liquide parcourir chaque centimètre de mon œsophage pour aller se loger dans mon estomac. Des frissons ont parcouru tout mon corps avant qu'il se laisse envahir par une douce chaleur. Martin riait. Il avait du deviner que c'était mon premier verre, mais il n'en fit pas la remarque. Il me prit simplement la bouteille des mains avant de nous resservir un second verre. Je lui demandais maladroitement s'il voulait aller marcher. On s'est rapidement retrouvé sur la Route du Moulin du Pendu. Encore.
La nuit était claire. La température ne baissait pas. On est arrivé silencieusement jusqu'au moulin. Il marchait toujours à l'allure d'un escargot mais cette fois, je ne l'aidais pas. On continuait à boire de petites rasades de whisky. Je commençais à me sentir pompette et enjouée. Je m'assis dans l'herbe, Martin à mes côtés. Il me fixait intensément, ce qui me fait rire doucement.
Joséphine, je ne t'ai jamais réellement remercié de m'avoir soigné.
Il a fait un monologue, mais honnêtement je ne l'ai pas écouté. Et pourtant je savais que c'était important et qu'il me disait de belles choses. Je n'ai retenu que la première phrase. Je ne voyais que ses lèvres. Ses belles lèvres fines entourées de sa barbe. Elles bougeaient et mon regard était hypnotisé par elles. J'étais attirée par elles, par lui.
Qu'en penses-tu ?
Prise en flagrant délit de non écoute, j'ai fui la réponse en avalant une nouvelle gorgée d'alcool. Je l'ai écouté quand même un peu à ce moment là. Martin me parlait de sa vie d'avant, lorsqu'il était mécanicien en Allemagne. Une vie plaisante et non teintée d'une guerre qu'il n'a pas voulu. Il avait pour projet d'ouvrir sa propre entreprise, d'avoir son propre garage. La première guerre avec la France avait plongé l'Allemagne dans une sorte de léthargie après la signature de l'armistice. Il avait fallu des années pour retrouver le goût de la fête et de l'ambition. Il avait toute une bande d'amis. Ils se connaissaient tous de l'école. Comme moi et Clara. Il me raconta qu'il sortait souvent avec eux. Cinéma, fêtes. Il m'a décrit comme elles étaient somptueuses et dansantes. Apparemment, je les aurai grandement aimé si j'avais été là. Il me parlait des conquêtes d'un soir qu'il embrassait sur la piste de danse et auxquelles, il faisait croire au grand amour. Il riait de ces filles si naïves.
C'est presque trop facile.
De quoi parles-tu ?
De te rendre jalouse.
Il avait repris son air insolent. Il affichait son sourire de conquérant. J'ai essayé de prendre un air détaché pour lui affirmer que je n'étais pas jalouse pour un sou. Evidemment, ma voix m'a trahi. Je n'ai pas voulu être jalouse. Ce sentiment est né de lui-même lorsqu'il m'a parlé de ces filles. Il ne les voit plus, alors pourquoi en parler ? J'ai du piquer un fard, car j'ai senti mes joues brûler.
Et toi Joséphine, raconte moi ta vie d'avant. Avant moi.
Tu es très prétentieux pour croire qu'il y a un avant et un après toi.
Parce-que c'est faux ?
Il est tellement agaçant !!!! Il a surtout raison, il faut l'avouer. Il y a un avant et un après son arrivée à la ferme. J'ai donc commencé à lui parler de la ferme et de ma vie assez millimétrée. La ferme, l'école, Clara. Une fois de temps en temps un bal pour animer la vie triste et neutre du village. Je crois que j'ai eu une critique assez acide de ma vie et de moi-même. Mais sûrement parce-que j'avais bu. Je me souviens m'entendre parler et me dire que je racontais des sottises. Tout cela n'avait ni queue ni tête. Je passais continuellement du coq à l'âne. Il me demanda subitement si j'avais eu des rendez-vous galant dans ma jeune vie. Thomas a bien essayé plusieurs fois de m'inviter à sortir mais j'ai toujours réussi à esquiver la situation. Je lui indiquais que je n'avais jamais eu de rendez-vous, car au final, c'est la triste vérité.
Même pas avec ce Thomas ?
Je repris une rasade de whisky pour me donner le courage de répondre à cette question. Mais ce fut la gorgée de trop. Mon esprit fut perdu lorsqu'il se tourna vers moi. Mon regard se portait en alternance sur ses lèvres et sur ses yeux bleus. Lèvres, yeux, lèvres, yeux. Je sentais mon corps partir vers le sien, comme si une force surnaturelle me tirait vers lui. Tout était flou autour de moi. Je ne voyais que lui. J'avais toujours eu peur d'embrasser un homme, mais ce fut comme si mes sens avaient pris le contrôle de moi-même. D'un coup, je savais comment faire. C'était instinctif. Mes lèvres devaient se poser sur les siennes et advienne que pourra. J'en mourrai d'envie...
La réalité me rattrapa brutalement lorsqu'il posa ses lèvres, non pas sur les miennes, mais sur mon front. Sérieusement ? Sur mon front ? Journal, te rends-tu compte que la dernière personne à m'avoir fait ça était sûrement mon grand-père ? L'aurai-je vexé ? Je ne comprends pas...
Le retour à la maison fut vague. Je sais qu'il du me porter à certains instants car je ne tenais pas debout. J'étais sonnée par ce qu'il venait de faire. N'étions-nous pas assez proche pour sauter le pas ? A quoi rime ce jeu ? Me suis-je trompée sur lui ? Sur nous ? Devant la porte de la cuisine, il a proposé de m'accompagner jusqu'à ma chambre. J'ai refusé net.
J'ai tellement honte.
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