16 août 1940
Je suis allée faire quelques courses au village, il y a deux jours. Je n'en parle que maintenant car je ne voulais pas écrire ce qui m'est arrivé. C'était trop présent dans mon esprit... Il y avait distribution de savons, huile et denrées alimentaires. Je devais me dépêcher d'y aller avant d'aller aider à la boulangerie. J'avais pris les tickets de rationnement et la carte d'alimentation. Je retrouvais sur place Clara qui faisait déjà la queue. Elle m'informa que des allemands étaient là pour réguler la distribution. Il y avait eut des heurts à Haut-Des-Monts l'autre jour. Les tickets et les rations allaient être strictement observés et encadrés. Nous nous tenions bien dans la queue qui commençait à s'allonger sous les regards des soldats. Il ne fallait pas qu'un seul de nous commence à faire du cirque sinon personne n'aurait rien. Maman m'avait dit de ramener expressément du savon pour que je puisse enfin aller au lavoir. J'ai regardé autour de moi pour voir s'il y avait des têtes connues, mais personne de proche. Je vis Colette qui faisait la causette à Rose tout en fumant. A force de côtoyer des allemands, elle avait aussi succombé à la cigarette. Ça rajoute simplement de la vulgarité à une vulgarité bien ancrée chez elle. Je serrais les dents quand elle pointa le doigt dans ma direction, suivi de petits rires. C. me vit monter en pression et me dit de ne pas faire attention à elle. Puis elle ajouta bien vite que tout le monde savait que Colette tournait autour des allemands et ça commençait à jaser à la grande ville. On l'aurait même vu dans des cafés et en soirée avec eux. Alors que je récupérais mon savon, je vis Martin arriver avec un collègue, arme à la main. Je ne le voyais presque plus avec sa veste d'uniforme mais jamais avec son arme. Cela m'a choqué. Colette s'est rapidement approché de lui, ou devrais-je : elle lui a sauté dessus ! J'avais envie de vomir. Non pas parce qu'une française s'intéresse à un allemand, (et dans ce cas, je suis une hypocrite) mais parce que Martin puisse s'enticher d'une écervelée pareille, ça me dégoûte ! Une rage naquit en moi. Martin me remarqua dans la foule et vit bien que j'étais hors de moi. Il me lança un regard que je ne compris pas et reporta bien vite son attention sur Colette. Je perdis mon sang-froid quand il l'a attrapa sa fesse. Clara, qui ne m'avait jamais vu comme ça, me retint et m'emmena à l'écart. On a perdu nos places dans la file d'attente, mais vu mon état, je ne pouvais rester en place. Je me suis mise à faire les cent pas de part et d'autre de la ruelle. J'ai craché mon venin encore et encore. Mes pensées étaient complètement décousues. Tout sortait : ma frustration, ma colère, mon attirance pour Martin, ma relation naissante avec Thomas, … Plus rien n'avait de sens.
- Damen ! Papiere ! (1)
Clara plongea sa main dans son sac et en sortit sa carte d'identité et son Ausweis tandis que je commençais à paniquer. Je n'avais pas mes papiers, ni mon laisser-passer. A trop côtoyer « mes allemands », j'avais fini par oublier que certains d'entre eux ne me connaissent pas. J'avais fait preuve de négligence. Alors que je me confondais en excuses en balbutiant les seuls mots que je connais, le soldat me prit violemment par le bras et m'emmena vers le poste de police. J'ai crié à Clara d'aller prévenir mes parents et je la vis partir en courant. Plusieurs hommes et femmes avaient, comme moi, été arrêtés. Les allemands avaient profité de la distribution de nourriture pour faire des contrôles. Je cherchais des yeux effrayée, Martin, qui était présent avec Colette l'instant d'avant, mais je ne le vis pas. Je voyais les gens se disperser à toute vitesse, et d'autres qu'on interpellait. On nous mit en rang dans la cour du poste de police et on nous demanda de nous séparer des juifs. Notre groupe fut mis en cellule, tout en nous bousculant. Puis un par un, un soldat vint nous chercher. Je ne sais pas combien de temps j'ai patienté avant qu'on me désigne du doigt comme si on choisissait un chien dans un élevage. Je fus emmenée dans un bureau au fond du couloir, où l'on me forcit à m'assoir sur une chaise. Mes mains furent attachées ensemble devant moi avec une corde beaucoup trop serrée. L'officier qui entra à ma suite, demanda au soldat de le laisser seul avec moi. Il s'assis en face de moi, de l'autre côté de la table en bois. Pendant qu'il installait tous ses crayons les uns à côté des autres, dans un enchainement militaire dont seule la logique lui était propre, j'eus un peu de temps pour l'observer. Il avait les traits très fins, et la mâchoire carrée. Les cheveux blonds coupés à ras et rasé de prêt, il ne ressemblait à rien à Martin. Il devait être haut placé. Il était plutôt de l’acabit du Colonel Jäger. Sa veste portait les insignes nazies, ainsi que l'écusson représentant deux éclairs noirs côte à côte. Je frissonnais. Je n'avais jamais vu de soldat SS d'aussi prêt. Il me faisait vraiment peur, et j'aurai été très imprudente de ne pas l'être vu ce qui a suivi. Leur réputation les précède. Puis, je subis un interrogatoire à l'allemande : identité, travail, activités, liens avec les résistants. Questions sur questions, sans me laisser le temps de réfléchir ou de me ressaisir. Et lorsqu'une de mes réponses ne lui plaisait pas, ou qu'il n'y croyait pas, je reçus des volées de claques. Il notait chacune de mes réponses soigneusement sur une feuille blanche. « Ich weiss es nicht2 ». « Ich verstehe nicht (3) ». la première claque me surpris autant qu'elle me fit mal. Je ne savais pas qu'il allait me faire ça. (…)
A chaque claque que je recevais, je le voyais dessiner une étoile prêt de la réponse écrite. J'ai bien essayé de leur dire que je connaissais le Colonel Jäger mais rien n'y a fait. Il m'a frappé car mes réponses ne lui plaisaient pas, parce qu'il pouvait le faire et parce qu'il y prenait un plaisir non dissimulé. J'ai souffert. Mes joues ont du doubler de volume. Je ne sens presque plus rien tellement il a usé ses mains sur celles-ci. J'ai senti plusieurs fois le goût du sang couler dans ma gorge. Et je ne sais toujours pas si j'ai des bleus, des coquards et/ou le nez cassé. Je n'arrive pas à me regarder dans un miroir. Au final, je ne sais pas combien de temps je suis restée là-bas, ni combien de gifles je me suis prise, mais j'ai loué Dieu quand j'ai vu le colonel Jäger entrer dans la pièce. Je n'ai vu que dans un second temps qu'il était accompagné de Martin. Jäger parla (ou hurla – la langue allemande n'est pas claire sur ce point) sur l'officier qui m'interrogeait, pendant que Martin me porta assistance. Je fondis en larmes devant lui et il me prit dans ses bras. Il me parlait mais je ne l'entendais pas. Je n'arrêtais pas de lui répéter que j'étais désolée. Je pense que ce qui m'a sauvé c'est que Jäger soit colonel et donc qu'il a autorité sur l'officier SS qui m'a interrogé. Sinon je serais toujours là bas à me faire battre. Et encore, je ne suis pas juive sinon je serai sûrement déjà morte. Il nous installa à l'arrière de la voiture pendant que le colonel montait à l'avant et qu'un troisième soldat, qui devait nous attendre, démarrait la voiture.
- Joséphine, qu'est-ce qu'ils t'ont fait ? Ils t'ont frappé ? Ils t'ont touché ?
Mon corps entier tremblait. Martin prenait mon visage entre ses mains pour que je me concentre sur lui, mais j'étais trop sous le choc. Je voyais ses yeux qui étaient inquiets, ses lèvres qui bougeaient, mais je ne déchiffrais rien. Il manipulait mes bras, peut-être pour savoir si on m'avait brisé quelques os, mais j'allais bien.
Physiquement parlant.
A la fin de son inspection, il m'enlaça et me serra fort dans ses bras. Je n'arrivais pas à retenir mes larmes et me laissais même aller contre lui. Je ne pouvais plus m'arrêter de sangloter. Nous sommes arrivés très rapidement à la ferme. Mes parents se précipitèrent sur nous alors que Martin m'avait pris dans ses bras pour me sortir du véhicule. Je n'étais pas en état de marcher n'ayant plus de force. Ma mère m'a depuis dit que Clara était arrivée en courant en criant et que le colonel avait pris tout de suite les choses en main. Martin m'a monté dans ma chambre, je ne sais par quel miracle. Je pense que Maman et papa n'ont même pas vu qu'il m'y avait emmené. On s'est assis sur mon lit mais je restais agrippé à son cou. Je ne pouvais pas le laisser partir, c'était le seul endroit où je me sentais en sécurité. On resta un moment comme ça à se serrer fort dans nos bras, moi calmant mes sanglots et lui, me rassurant.
- laisse moi te regarder.
Je m'écartais un peu de lui pour qu'il voit mon visage. Je ne devais pas être du tout à mon avantage. Les yeux rouges et gonflés d'avoir trop pleuré, les joues enflées par les coups reçus, mes cheveux en bataille, le nez probablement cassé. J'étais choquée de ce que je venais de subir alors je n'ai sûrement pas réfléchi quand j'ai vu que nos visages, nos bouches, nos corps étaient enlacés. Tout était devenu trop proche. Nos souffles se confondaient. Nos regards se captivaient et nos lèvres se provoquaient.
Brûlant et menaçant d'envie.
On en crevait tous les deux. C'était magnétique. Mon regard était plongé dans le sien et je scrutais son âme pour voir si j'avais l'autorisation. L'autorisation d'être inconsciente, irréfléchie, irresponsable. De vivre l'instant présent, alors que j'aurai pu être morte dans l'après-midi sans avoir osé. Dans un mouvement trop rapide, j'ai cédé : je l'ai embrassé. De tout mon soûl. J'ai collé mes lèvres aux siennes, comme si c'était un besoin vital.
Succomber à la tentation. S’emplir de désir. D'être vivante.
Mes lèvres assoiffées embrassèrent les siennes, encore et encore. Elles s'épousèrent avec une facilité déconcertantes que j'en suis encore stupéfaite. A croire qu'elles se connaissaient déjà. Mon sang bouillonnait et je ne pouvais arrêter cette folie qui s'était emparée de moi. Je laissais exploser toute cette envie accumulée, ce désir tant attendu. Martin n'était pas humain, c'était une tentation à l'état pur. J'arrête de me mentir : je le veux. Son corps et ses lèvres me tentent continuellement. Il est une passion interdite devant être refoulée, un plaisir que je sais démesuré que j'aurai peine à contrôler. Une attraction qu'il serait malpolie de refuser. Plus que je goûtais à ses lèvres, plus j'en voulais. Je n'arrivais pas à me rassasier. Je forçais la barrière de ses lèvres pour laisser jouer ma langue avec la sienne. Je n’entendais plus rien, je ne voyais plus rien, je ne sentais plus rien si ce n’est lui. Son corps, sa langue, ses lèvres, ses mains qui m’attiraient encore plus contre lui, répondant à mes baisers.
Je ne sais pas combien de temps notre étreinte a duré : dix secondes ? Une minute ? Dix minutes ? Je me souviens juste que ça s'est terminé. Je me souviens de nos corps irradiants, de nos souffles haletants, de sa main palpant mon sein et de mon cœur emballé.
Puis il rompit le charme. A croire que ça n'avait jamais existé.
- je vais chercher quelque chose pour ta joue.
Je le vis entrer dans la salle de bains et revenir avec une serviette humide qu'il posa délicatement sur ma joue. Il me donna un baiser sur le front et descendit les escaliers. Je suis restée seule dans ma chambre, à me demander ce qu'il venait de se passer. Encore sous le choc de mon propre comportement. Comment avais-je pu agir ainsi ? J'ai laissé mon instinct me guider, le laisser m'emporter. L'excuse de la mort et de vivre la vie ? Je ne me suis pas reconnue. J'agissais comme si c'était écrit en moi, comme si je savais faire. C'était si INTENSE que j'en ai encore des frissons ! Nos langues dansaient ensemble comme si elle se connaissaient depuis longtemps. A s'enlacer, et se quitter pour mieux se relancer. Comme nos corps, trop pressés par le flot de désir qui nous traversait. Parmi toutes mes interrogations sur la suite, la seule chose dont je suis certaine c'est que Martin n'aurait jamais fait le premier pas si je ne l'avais pas fait.
[…]
Hier, je suis restée couchée toute la journée et dispensée d'aller à l'Eglise. Mes parents me l'avait ordonné pour pouvoir me remettre tranquillement des évènements d'hier. J'avais passé la soirée avec mes parents qui ne m'ont pas lâché d'une semelle. C'était agréable de se faire choyer par eux. J'ai quand même du prier la Vierge Marie au pied de mon lit pour l'Assomption, ça Maman y a bien veillé. Ma nuit n'a de toute façon pas été de tout repos. J'ai d'abord eu du mal à m'endormir revivant les scènes de la veille. Puis, j'ai oscillé entre rêves et cauchemars. Dans les deux cas, je me suis réveillée en sueur. Sueur froide et chaude. Je me revoyais prendre des coups par le soldat qui avait décidé de me faire souffrir. Martin venait me sauver et me déposer délicatement sur mon lit, comme il l'avait fait la veille. Je revécus notre étreinte des dizaines de fois. Et c'était toujours aussi passionnée que la première fois.
J'en frissonne encore.
Je sus que Thomas fut rapidement mis au courant de ma mésaventure quand il se présenta à la porte de ma chambre. Ma mère l'avait laissé monté. J'étais très surprise de le trouver là. Oserai-je avouer que j'avais presque oublié son existence ? Il s'assit sur le bord du lit. J'eus un mouvement de recul quand il voulut m'embrasser. Je ne me suis pas contrôlé. Etait-ce par rapport à Martin ou mon visage endolori, je ne saurai le dire... Il mis ses mains dans les miennes. Il resta là à me fixer en ayant un air de pitié...
- Je m'en veux de ne pas avoir été là...
Il me demanda de lui raconter ce qu'il s'était passé. J'essayais de rester la plus évasive possible dans mes explications. Je ne voulais pas entrer une nouvelle fois dans les détails. Je ne voulais surtout lui dire que je m'étais faite remarquer à cause de mon comportement immature après avoir vu Martin et Colette ensemble. Je sentais qu'il se tendait au fur et à mesure que je lui racontais, ses mains me tenant plus fermement. Je lui indiquais enfin que Jäger et Müller étaient arrivés et m'avaient ramené ici. J'avais du mal à déchiffrer ses émotions. Je le sentais en colère, tout en étant reconnaissant. J'essayais de changer de sujet en lui demandant de me raconter les quelques jours passés à la Ville, mais il n'avait pas la tête à ça. Il s'assura que j'allais mieux et décida de prendre congé. Thomas hésita à m'embrasser en partant. Je le vis à son regard. Il osa néanmoins me déposer un baiser sur ma joue encore en vie. Je le suivis discrètement de la fenêtre s'en aller. J'ai été prise de peur quand je le vis se diriger vers Martin. Ils se parlèrent un peu mais je ne pouvais rien entendre de là où je me trouvais. Martin faisait bien une tête de plus que lui et était beaucoup plus musclé que Thomas qui paraissait frêle à côté de lui. Martin le jaugea de haut en bas, puis d'une poigne ferme, serra la main que lui présentait Thomas. Il fit la même scène avec le Colonel Jäger, puis partit. J'avais retenu mon souffle pendant cette entrevue.
Un Merci pour une trahison.
1Mesdemoiselles ! Papiers !
2Je ne sais pas
3Je ne comprends pas
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