MON GRAPHISTE MAL AIMÉ

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Nous sommes les graphistes. À n’en pas douter, les plus gros menteurs du monde professionnel après les dentistes et les responsables politiques. Si un graphiste s’exprime sur LinkedIn, c’est qu’il a quelque chose à te vendre, ou qu’il a besoin de se plaindre de ses Clients, brutes incultes et insensibles ne comprenant rien à rien. Mais, être graphiste, ça veut dire quoi ? Ce que je répondrai toujours, sans hésiter, c’est qu’être graphiste, c’est avant tout douter ! C’est, aussi, lutter contre le temps. Le temps des délais, le temps qui nous use, le temps mouvant qui nous oblige à sautiller d’un pied sur l’autre, sans arrêt, et à souffler le chaud et le froid, hiver comme été. C’est aussi le temps de l’anxiété face aux évolutions permanentes de notre environnement professionnel, et, enfin, ce sentiment qu’on finira, inexorablement, complètement dépassés.

Pour t’en parler, j’avais ébauché un carrousel stylé, concentré de bonnes pensées, un succédané swipable et consommable vite et à volonté… Pourtant, en analysant pourquoi et pour quoi j’ouvrais mon bec, j’ai réalisé que c’était justement en réaction à cet excès… de rien. Ou plutôt, que je ne voulais pas m’exprimer dans le format dont on nous dit qu’il nous permet d’être entendus. Je veux juste prendre le temps d’écrire sur mon vécu, quitte à n’être pas lu.

C’est bien prétentieux, me jugeras-tu, d’imaginer que j’apporte une réflexion profonde là où les autres ne produiraient que billevesées. Et tu auras raison. Mais, sauf le respect que je te dois, laisse-moi te dire que je m’en fous car, encore une fois, je ne cherche ici qu’à m’exprimer, sans objectif pragmatique ni statistique. Merci, donc, de lire ces lignes. Tu ne regretteras rien, parole de graphiste.

SUIS-JE BIEN VRAIMENT GRAPHISTE ?

Qui peut prétendre, aujourd’hui, n’avoir aucun besoin en communication visuelle requérant les services de professionnels : imprimerie, Web, animation, vidéo, typographie… Autant de disciplines que nous pourrions, encore ! subdiviser en spécialisations, micro-compétences, soft-skills, bullshit-skills et j’en passe. Prétendre les couvrir toutes, c’est pipeauter. Ou la promesse de bien faire de la merde, partout. Ou, peut-être, suis-je seulement jaloux… Mais tout de même : vouloir se trouver des atomes crochus avec tous les clients de tous les secteurs sur tous les thèmes et tous les supports me semble, cette fois-ci, vraiment prétentieux.

Alors, à la lecture de certaines offres d’emploi, je me prends à douter. Serait-ce possible ? Super-Graphiste existerait-il vraiment ? Surgira-t-il dans son costume pailleté et son moule-bite en papier mâché ? M’aidera-t-il à ne pas exploser cette deadline qui s’approche alors que j’écris ces lignes ? Ne serait-il pas plus sage d’arrêter cette farce illico et de me remettre au boulot sans tarder ? Mais bien sûr que non, voyons !

L’autre jour, j’ai bien cru être consolé par une annonce : on y trouvait une liste descriptive, à te broyer l’amour-propre, du candidat parfait, suivie de cette phrase : « si tu coches au moins cinq de ces cases, tu es peut-être celui que nous cherchons ! » Je vois que la pêche à la dynamite est encore permise dans notre beau pays, pensé-je alors sarcastiquement…

La tentation est grande, aussitôt, de charger la mule. Tu connais la balise </b> en HTML ? Tu es développeur front end ! Tu as réalisé le montage vidéo de la première communion de la nièce de ton patron ? Tu maîtrises After effects (Ah, cette aura lumineuse au moment précis où elle fut touchée par la grâce, avant que de l’être par le curé). Je crois que finalement, on est designer Ux/Ui, webdesigner, motion designer… on est directeur artistique ou opérateur prépresse, on est illustrateur avant que d’être graphiste.

– Et vous, Monsieur Fleuret, c’était comment, à votre époque, le boulot ?

– Ah, ben moi c’était pas compliqué, hein, gamin ! Je doutais, je doutais, et parfois… je doutais. Bordel, où est-ce que j’ai encore laissé mes lunettes ?

– Ben, vous les avez dans votre main, là…

– Ah, oui.

LE CHEMIN DU CRÉATIF EST PAVÉ DE DOUTE

C’est bien ça : face aux annonces fallacieuses qui me font croire que je suis totalement incompétent, je doute. Et quand je crée, je doute encore plus. Car oui, nous, graphistes, nous créons ! Oh, pas pour nous, mais pour l’Autre. Par les yeux de l’Autre. À satisfaction de l’Autre. Si l’Autre pouvait nous prendre la main et nous aider à dessiner le petit bonhomme rigolo qu’il a imaginé pour son logo, je serais déjà manchot. D’ailleurs, s’il avait le temps d’apprendre à se servir des logiciels, l’Autre, il ferait tout lui-même pour ne plus se faire chier et je n’aurais plus qu’à pointer à l’ANPE, euh, pardon, Pôle Emploi ! Euh, non, c’est vrai, France Travail ! (Autre nom, même punition).

Créer pour l’Autre, c’est s’effacer et accepter que tes choix ne soient presque jamais écoutés ou validés sans broncher. C’est accepter qu’Il te guide pour parvenir à saisir sa vision, à satisfaire ses attentes (Ce qui est légitime, convenons-en). C’est aussi passer des heures, là, assis, docile, les yeux mouillés dans l’attente d’une caresse ou d’une parole réconfortante. S’effacer, disais-je, sans cependant devenir un traître à la profession, une honte pour nos aînés, nobles défricheurs de la carrière. Ne pas accepter n’importe quoi sous-prétexte que le mari de la patronne aime ou n’aime pas. Savoir dire : « Non, je ne ferai pas ça ! ». Ah, quel courage, quel honneur ! les larmes m’en montent aux yeux.

Car voilà, derrière le mercenaire flexible, aguerri et diplomate se cache souvent son double maléfique : L’Artiste. Les plus honnêtes d’entre nous le reconnaîtront : nous menons une lutte sans merci, là, en-dedans, avec notre artiste frustré. Pour le faire taire ou, au contraire, le laisser s’épanouir, en espérant ne pas perdre de temps ni… la confiance du client. C’est comme ça. Nous jonglons entre notre Moi inspiré, disruptif et innovateur et notre Moi pragmatique, réaliste, vieux sage expérimenté à la voix lancinante nous rabâchant : tu perds ton temps, ça ne passera jamais, ce que veut ce client c’est …………………….. (remplis les pointillés, si tu te sens inspiré·e).

Le doute existe aussi face à la technologie : contraintes d’impression, par exemple, quand le graphiste exécutant vient asséner au Directeur Artistique que c’est très joli, mais qu’on ne pourra jamais l’imprimer ce filet d’un point, dégradé du blanc vers le jaune, en sérigraphie, sur une bouteille en verre de dix centimètres de haut, désolé. Ou contraintes web, quand les règles de l’Ux nous affirment que si Amazon, Apple ou Netflix ont placé un bouton là, comme ça, de cette forme et de cette couleur-là, c’est qu’ils ont déjà testé le produit, collecté les données et corrigé le tir avant même d’avoir codé ; alors, pourquoi veux-tu faire autrement, gros boulet ? Les rectangles en aplat, c’est bien aussi, voilà. Tu es créatif ? Mets des bords arrondis et une ombre portée.

Chez ton serviteur, le processus créatif est une remise en question permanente et parfois presque un chemin de croix. Vingt-cinq ans après mes débuts, j’ai parfois l’impression de ne plus en pouvoir. Il me faut alors, sporadiquement, une dose de messages avec des Oh ! Des Ah ! Des Hiii ! plein de merci, des smileys et des points d’exclamations par là et par ci pour sentir que j’ai – un peu – rechargé les batteries. Mais les batteries ont une durée de vie limitée et le doute associé à la pression des délais devient, pour moi, une montagne de plus en plus difficile à grimper… Que veux-tu, je m’use.

- Vous êtes bien aimable, jeune homme ! Vous savez, c’est important, la gentillesse, pour un vieux graphiste comme moi, à qui il ne reste plus longtemps…

- Mais non, mais non. Il faut pas dire ça Monsieur. Venez, on va rentrer, il commence à faire froid.

C’EST POUR QUAND ? AH, C’EST POUR HIER…

Le bon mot. On se le dit souvent pour ne pas se mettre à chialer, tu sais. Charrette, deadline, asap, semaine pro… Tu fermes les yeux après une longue journée et ces mots défilent entre ta cornée desséchée et tes paupières gonflées. Si un jour quelqu’un devait inventer la machine à voyager dans le temps, ce serait un graphiste. Ou une machine pour le stopper, plus radicalement. Je sais bien que toute profession lutte contre la montre, ne me taxe pas de pleurnichard, s’il te plaît . Dans mon cas, la difficulté semble résider dans l’inspiration et la créativité. Parfois, le cerveau tourne à fond, et ça passe tout seul. Dans d’autre cas, c’est l’angoisse de l’écran blanc et je me mets à douter, à douter… à douter. Tu peux toujours aller courir ou mettre tes gants et démonter ton sac de boxe, ça ne mange pas de pain, mais ça n’y changera probablement rien. Tu peux aussi chercher l’inspiration chez les autres et tenter d’échapper au syndrome de l’imposteur. Dans ces conditions, évaluer de façon précise le temps que tu vas y passer devient pour le moins compliqué.

- M. Fleuret ! M. Fleuret ! Vous qui avez tant d’expérience, que nous recommanderiez-vous, alors, pour ne pas perdre notre temps ?

- Ah, ça tombe bien que tu me demandes, mon petit gars, car je pensais justement faire un carrousel pour l’expliquer aux jeunes !

- … Oui… Et… donc ?

- Hein ?

- Ben oui, rapport aux conseils, tout ça ?

- Ah ? hein… Ah, oui ! Et bien, tu vois, c’est très facile. Le secret, c’est de faire un bon brief…

Et ouais, mon collègue ! Le brief, ou : comment comprendre ce que veut vraiment ton client. C’est important. Et là, je t’avoue que je regrette parfois l’époque de l’agence de communication ou les commerciaux nous aidaient à chasser les informations, montant au feu à notre place et en revenant épuisés et sanglotants, mais tout auréolés de la gloire du martyr, le Saint Brief sous le bras… En indépendant, c’est toi aussi qui fait tout ça. Hop, une casquette de plus pour toi !

Le brief c’est, en plus, ton document de base pour établir le devis. Tu as intérêt à ne pas te planter et à bien te blinder (Je suis parfois à deux doigts d’y intégrer au jugé ma consommation de café). Détail des livrables, délais, nombre de retours et de corrections limités… Tu fais un prorata et une règle de trois, et ça te donne une approximation de ce que ça te rapporte par pixel et à vue de nez.

- Je t’ai jamais raconté, gamine, comment j’ai perdu un client, une fois, quand je n’ai pas voulu lui promettre des délais de fou ? Ah, c’était le bon temps. Il m’avait remercié pour ma sincérité, que c’était rare et qu’on travaillerait ensemble sur un autre projet... J’ai jamais su ce qu’il était devenu… Hein ? Ah oui, je veux bien encore un peu de tisane, oui.

LE FUTUR, C’EST AUJOURD’HUI

On dirait une pub pour des bagnoles. Ça claque. En revanche, le futur, il claque plutôt bof. Pardon ? Mais non, je ne vais pas te parler du réchauffement climatique, voyons. Tu noteras, quand même, que dans les séries postapocalyptiques on croise assez peu de graphistes… ils se sont sûrement fait bouffer au tout début, juste après les influenceurs et les tiktokeurs. Darwin, tout ça.

Une de mes inquiétudes face au futur, c’est l’IA. C’est con, car je l’ai déjà utilisée pour quelques projets et j’ai vraiment gagné du temps. Ensuite, j’ai commencé à développer un œil pour reconnaître un visuel créé par Midjourney ou Firefly. Et tu sais quoi ? Tout le monde s’y met, il y en a partout ! Bientôt, les images qui servent d’inspiration à la machine auront toutes été créées… par la machine. Ça ne t’inquiète pas, toi ? C’est une drôle d’idée, non, d’élever et d’alimenter le dragon qui finira tôt ou tard par te bouffer ? Faut faire gaffe, Khaleesi.

Quant à moi, je me considère de plus en plus comme un vieux con de la profession. Il y a des signes qui ne trompent pas ! Tiens, par exemple, j’ai les plus grandes difficultés à me maintenir à jour sur les applications que j’utilise. Alors quand le pote avec qui je bosse m’envoie en un seul message une liste de cinq programmes à tester pour le prochain projet, je commence à clignoter de l’œil gauche et mon Pro Pen de Wacom se met à trembler dans ma main droite. Regarde, juste pour l’Ux/Ui, je me suis formé sur trois programmes différents : Adobe XD, Sketch et Figma.

Bon, pour Adobe XD, on m’a menacé de ne plus me donner à manger. J’étais obligé. Sketch, c’est super bien, mais je travaille sur PC. Je commence à bien maîtriser Figma, mais ces petits coquins sont hyperactifs et ne cessent de publier de nouvelles fonctionnalités, des versions betas et plein de tutoriels super chiadés présentés par de jeunes moustachus à casquette, mal rasés (Eh, mon gars ! Faut choisir ! T’as une barbe ou t’en as pas ?). Je ne m’attarde pas sur la communauté d’utilisateurs qui inventent plein de plugins pratiques et sympas, donnant lieu à d’autres tutos, avec des filles aux cheveux roses, ou bleus - ou les deux - et des tatouages pleins de créativité.

Bref, quand, soudainement, on me demande de tester Webflow, j’ai très envie, mais je sens toutefois une grande lassitude s’emparer de moi… Et puis, au-delà du temps, il faut payer les licences de toutes ces petites bêtes-là.

– Ah, ouais, les minots ! J’allais oublier : faut bien compter dans vos devis les coûts de fonctionnement, hein ? Matériel à renouveler, licences, déplacements, formations…

– Oui, oui, Papy… Tu as pris ta pilule ?

– La bleue ou la rouge ?

L’USURE DU TEMPS

Alors tu vois, très cher toi - mon autre moi - à quarante-sept balais, je me questionne : ne suis-je pas trop vieux pour ces conneries ? Je me demande si je suis le seul à me sentir un peu dépassé et de moins en moins en phase avec les clients et le marché. Je cherche aussi comment rester performant sur tous les fronts et continuer à m’actualiser en permanence, malgré l’usure du temps… Simultanément, on souffle dans mon sonotone que la retraite, si retraite il y a, ne viendra pas avant soixante-cinq ans. Je perçois déjà avec amertume que les employeurs regardent plus vers le bas que de de mon côté... Face à ce fatal destin, je me surprends parfois à rêver béatement que, si le tableau catastrophique qu’on nous brosse des nouvelles générations est vrai, le marché se tournera tôt ou tard vers les graphistes séniors en se disant : c’est vrai qu’ils sont lents, exigeants et parfois méchants, mais au moins, eux, ils savent encore écrire correctement.

- Oh, Fleuret ? Les maquettes pour notre plus gros client ? Elles seront prêtes pour quand ?

- Ah, ben ça c’est marrant que tu dises ça, vu que justement, ça me rappelle la fois où…

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