Voisin solitaire
Dix ans que j’ai acheté ma maison et je viens seulement de finir les travaux. Dès ma première visite ça a été le coup de foudre pour la bâtisse, le jardin mais aussi pour le voisinage. J’ai d’ailleurs rapidement rencontré tous mes voisins et j’ai même été l’hôte d’une fête de voisinage il y a deux ou trois ans. Je venais de terminer ma piscine et je me devais de l’étrenner correctement, surtout qu’il avait fait très chaud. Les petits comme les grands étaient ravis et j’ai même pu avoir l’aide de certains voisins pour monter ma pergola et mettre tout le monde à l’ombre.
A bien y réfléchir, il manquait un voisin. Il a toujours manqué un voisin. Mon voisin d’en face. Je ne sais même pas comment il s’appelle, il n’y a pas son nom sur la boîte aux lettres. J’ai même cherché dans l’annuaire, rien. Non, ce n’était pas de la curiosité mal placée. Lors de mon emménagement j’ai écrit à chacun de mes voisins pour les prévenir que des camions allaient bloquer la rue à certaines heures de la journée la semaine suivante et que j’étais désolée mais que je n’avais pas eu le choix.
Tout ce que je sais de lui c’est que c’est un homme, et je le sais seulement parce que la doyenne de ma rue me l’a dit. Il a les rideaux tirés toute la journée. Des rideaux très opaques qui ne laissent absolument rien voir ni même deviner. Pas une silhouette ne transparaît. On peut éventuellement voir de temps en temps un fin rai de lumière filtrer, mais c’est rare. Il ne doit d’ailleurs sortir ses ordures que tard le soir ou dans la nuit parce que même pour ça je ne l’ai jamais croisé mais tous les lundis, sa poubelle est sur le trottoir.
C’est ce soir que tout a changé. Je ne sais si c’est un oubli involontaire, une erreur de sa part ou qu’il doit laver ses rideaux mais la lumière est allumée, ses volets sont ouverts et je peux tout voir de chez moi. Je n’ose même pas bouger de peur que ce que je pense être un mirage ne s’efface ou qu’il éteigne la lumière.
Ma curiosité force mon corps à rester immobile et mes yeux alertes. Même ma vessie me laisse tranquille alors que si je m’étais levée c’était justement pour aller aux petits coins. Sans cette envie pressante, je n’aurai peut-être même jamais rien remarqué !
La fenêtre donne sur son salon. On peut apercevoir une cuisine ouverte au fond. Elle est éteinte mais on reconnaît les silhouettes du frigo et des meubles hauts. Tout est dans des tons verts et bois, un peu cottage ou pub irlandais. Les meubles ont l’air assez anciens, voire importés d’Angleterre ou d’Irlande parce que je n’en ai jamais vu des comme ça en France. Sur la table, près de la fenêtre, des médicaments, de la crème solaire, des lunettes de soleil très foncées et une casquette noire.
Une ombre bouge sur le côté invisible de la pièce. Je crois qu’il se rapproche. Ne pas bouger… Ne surtout pas bouger. Je crois même que je retiens mon souffle. Le voilà. Grand, brun, la peau assez claire mais constellée de tâches de son. Je ne vois pas la couleur de ses yeux mais ils ont l’air assez clairs. Bleus peut-être ? Il est habillé de la tête aux pieds. Mais pourquoi porte-t-il des manches longues et un pantalon en plein été ? Il fait au moins 39 degrés Celsius dehors… J’ai chaud en short et débardeur, je n’ose pas imaginer lui !!
Il se retourne, me voit et me sourit timidement. Je regarde à gauche, à droite et pointe un doigt vers ma poitrine comme pour lui demander si c’est à moi que ce sourire s’adresse. Je crois que j’ai viré rouge pivoine d’avoir été découverte à jouer les voyeuses. Il rit et acquiesce. Il me fait signe de venir le voir. Je dois rêver. Je me pince et… je ne rêve pas.
Finalement, je suis vite allée aux toilettes et, après m’être lavé les mains et passé de l’eau sur le visage, j’ai enfilé une paire de tongs et suis allée dans le jardin de mon voisin. Je n’osais pas frapper chez lui et m’étais imaginé qu’on pourrait parler à travers sa fenêtre ouverte. Il m’a invitée à entrer et après m’avoir servi une boisson fraîche m’a expliqué que, si ce soir tout était ouvert, c’était pour profiter du léger air frais de la nuit parce qu’il avait eu du mal à supporter la chaleur de la journée. Je lui ai donc fait remarquer qu’habillé comme ça, il ne pouvait qu’avoir chaud. J’aurais mieux fait de me taire. Mon charmant voisin d’une trentaine d’années souffre d’une maladie rare. Tellement rare que je n’en avais jamais entendu parler. C’est le xeroderma pigmentosum ou, comme on l’appelle, la maladie des enfants de la lune.
Apparemment c’est même un sacré veinard parce que rares sont ceux qui dépassent la vingtaine mais, avec son cancer de la peau, il sait qu’il n’en a plus pour longtemps. J’ai pleuré pour lui, avec lui. Puis je lui ai demandé si il prenait un risque à sortir ce soir. Il m’a dit qu’il devait juste éviter les éclairages à UV. Heureusement, tous les miens sont à LED et j’ai donc pu lui proposer d’aller profiter de cette belle soirée pour aller dans ma piscine. Le sourire qu’il m’a lancé m’a coupé le souffle. Ce soir-là, ce n’est pas dans l’eau de mon bassin que je me suis noyée mais dans ses yeux. Peu importe le temps qu’il lui reste, j’ai envie de le passer avec lui au maximum.
Ce soir, mon voisin solitaire a ouvert ses rideaux. Ce soir, je suis tombée amoureuse.
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