Gouffre abyssal
Mon pire cauchemar remonte à quelques années en arrière...
Je vous parle d'un temps où l'on fumait encore dans les bars, quand les réseaux sociaux étaient humains plutôt que virtuels. À cette époque, je fréquentais toute une faune de vagabonds célestes, de fous étincelants et de clochards étoilés. J'avais avalé un carton d'acide acheté à la sauvette deux heures plus tôt. Impatient, j'attendais que le trip démarre. Je gardais à l'esprit que cet enfoiré de chevelu pouvait très bien m'avoir arnaqué. Néanmoins, la coke faussait sans doute mon jugement sur les effets du LSD.
— Et merde, au diable les précautions d’usages ! Patron, la même chose ! pensais-je en m'envoyant discrètement un second buvard dans le geste de m'allumer une clope.
À peine quelques minutes plus tard, accroché au comptoir, je regrettais mon accès de gourmandise. Aucune arnaque à déplorer, le changement de conscience était bel et bien là, brutal et psychédélique ! Satellisé. En orbite. Propulsé dans la stratosphère ! Lumières en kaléidoscopes. Formes qui se déforment...
Chacun sait que quand les hallucinations, somme toute rigolotes, arrivent aussi rapidement, les vingt-quatre heures suivantes seront par contre beaucoup moins drôles...
La sentence ne se fit pas attendre. Je cogitais à cent à l’heure, le flot de mes pensées tournait au mélodrame : un flirt obscène avec une sorcière hideuse à qui j'avais confié mon âme. Pas de doute, le Bad Trip avait commencé. Je savais comment réagir dans ce genre de situation. Positiver, penser à des choses agréables, se dire que ça va passer... Je devais me faire violence, sinon ce serait pire : effet boule de neige garanti !
Force fut de constater que cette fois, c’était au-dessus de mes forces. Tant pis pour l’effet boule de neige, les gamins du quartier n'auraient qu'à faire un bonhomme avec les restes de mon cerveau disloqué ! J'étais allé trop loin, c'était la goutte de trop. Bien au-delà de la petite perche récréative que recherche tout amateur de LSD. Et encore au-delà d’un de ces Bad Trip éducatifs, qui au fur et à mesure des prises expérimentales, buvard après buvard, nous font prendre conscience de nos limites. Limites que bien entendu, nous repoussons toujours plus loin.
Non, cette fois il s'agissait d'autre chose. Le caramel de ma vie ! À ce moment précis, je me demandais si j'allais redescendre ou si j'étais condamné à rester là-haut. Perché pour l’éternité avec les âmes en déroute des trop-gourmands...
— Au secours !!! hurlai-je en moi-même sans pouvoir prononcer un mot.
Oh, et puis merde ! Ne serais-je pas mieux là-haut, tout compte fait ? Insouciant, ad vitam aeternam. Audiard n’a-t-il pas dit : « Heureux les fêlés, car ils laissent passer la lumière » ? Je sens cette salope de sorcière chaude comme la braise ! Pourquoi ne pas rester à ses côtés ?
Rien que le fait de m'être posé la question prouvait que j'étais en train de perdre pied. Dans un sursaut de lucidité, je repris mes esprit :
— Non, mais Oh ! Réveille-toi mon vieux, putain !
Je sombrai alors dans une transe caverneuse, saturée de tous les problèmes que j'avais refoulés depuis des années. Des problèmes que j'emmagasinais bien au fond de moi et que je refusais d'affronter. Des problèmes que je m'entêtais à diluer dans le flux constant de mes addictions. Ces problèmes explosèrent brutalement au clair de lune. La soupape de sûreté venait de lâcher.
Quelques instants plus tard, peut-être quelques heures, quelques jours, ma mémoire me fait défaut, je marchais à tâtons dans l’obscurité. Soudain, le sol se délita sous mes pieds et je tombai dans le vide. Un gouffre abyssal, insondable, un trou sans fond. Analysant calmement la situation pendant les premières secondes de ma chute, je pris conscience que je risquais de sévères blessures. À différents niveaux du plongeon, m'observant depuis des balcons taillés dans les parois du puits, j'aperçus des visages familiers dont l'expression reflétait l'impuissance. Puis, après un temps incalculable pendant lequel la panique m’avait gagné petit à petit, je me réveillai en sursaut, trempé de sueur et à bout de souffle, allongé dans un lit d'hôpital. Alerté par mon cri d'effroi, l'infirmier entra dans la chambre pour voir si tout allait bien :
— Ça va, monsieur ?
— Oui, oui, ça va. Je viens de faire le pire cauchemar de ma vie.
— Pas d'inquiétude, c'est normal avec ce que vous traversez.
— Dites, vous n'auriez pas un viel oreiller en plume, caché dans un placard ? Le synthétique me fait transpirer. J'ai l'impression que mon corps tout entier va se liquéfier !
— Allons monsieur, l'oreiller n'y est pour rien. C'est le sevrage...
Sur ces bonnes paroles, il me tendit un somnifère et un cachet d'anxiolitique avant de ressortir en me souhaitant bonne nuit. Décidément, le cauchemar était loin d'être terminé !
Annotations
Versions