Chapitre 2
Eïko se réveilla aux aurores, et choisit de ne pas déranger son frère tout de suite. Elle alluma la lampe suspendue au plafond, puis se dirigea sans bruit vers le petit bureau. Elle ouvrit l’un des tiroirs à l’aide d’une clé, et récupéra à l’intérieur une petite boite métallique contenant tout un tas d’objets brillants. Ce butin, constitué de pièces et de pierres semi-précieuses, avait été patiemment amassé par Eïko pendant les dernières années. Les pièces, petits losanges en métal luisant, lui avaient été données comme récompenses pour les nombreuses réparations qu’elle effectuait sur toute l’île. Les pierres, elles, provenaient des explorations qu’Eïko menait parfois librement dans les montagnes. Aujourd’hui, elle allait les échanger contre les dernières pièces qui lui manquaient.
Elle secoua doucement Kaori : « Réveille-toi petit frère, on doit y aller ». Après quelques gémissements de protestation, il se leva et se prépara à partir, les yeux encore rougis de fatigue. Ils descendirent tous deux et quittèrent rapidement la maison.
Le soleil se levait doucement, éclairant la vallée d’une lumière blafarde. Il était tôt et le village était encore endormi. Puisque la caravelle n’était pas encore arrivée, Eïko décida de faire un détour par la boutique de la vieille Mapu, la seule ouverte à une heure aussi matinale.
Après avoir parcouru quelques dizaines de mètres dans le centre du village, ils arrivèrent devant une maison arrondie, semblable à un bol retourné. Celle-ci, embellie de volets rouges et d’une immense porte semi-circulaire, contrastait fortement avec les édifices voisins. Une odeur de pain chaud et de pâtisserie sucrée s’échappait du lieu, donnant l’eau à la bouche. À la seule vue du magasin, Kaori éclata de joie. Ils entrèrent.
Un vaste comptoir en bois occupait les deux tiers de la pièce, où des pâtisseries de toute sorte attendaient patiemment d’être dégustées. Mapu, une petite dame aux cheveux gris et au visage bienveillant, fit le tour du comptoir et embrassa les deux enfants.
— Oooh les enfants ! Ça me fait plaisir de vous voir, vous allez bien ?
Les deux frères et sœurs opinèrent du chef en souriant.
— J’ai une petite surprise pour vous, dit-elle d’un air malicieux.
Elle s’en fut derrière le comptoir, puis revint avec deux pâtisseries encore toutes chaudes. Il s’agissait de deux oiseaux en pâte feuilletée, garnis d’un savoureux mélange de fruits, et recouverts de miel de tyriol.
Les yeux brillants de gourmandise, les enfants la remercièrent chaleureusement. Eïko voulut payer, mais Mapu referma avec douceur la petite main qui lui tendait quelques pièces.
— Garde-les, sans ta tournée d’hier je n’aurais même pas pu faire fonctionner mes fours aujourd’hui, dit-elle avec un clin d’œil.
Eïko rougit, un peu gênée.
— Filez maintenant, j’ai encore du travail et le pain ne va pas se faire tout seul, dit-elle en souriant. Passe le bonjour à ta maman, à bientôt !
Eïko la remercia encore, puis ils retournèrent dans la rue. La plateforme à aéronefs n’était pas loin, située sur le toit de la maison des anciens, vaste bâtisse hémisphérique où se prenaient les décisions du village. Ils montèrent deux par deux les marches qui menaient au sommet, puis s’assirent sur un banc au pied de la tour d’observation. Quelques curieux, qui les saluèrent en souriant, attendaient déjà sur la plateforme. Les enfants prirent alors leur pâtisserie, qu’ils dégustèrent avec bonheur devant une vue imprenable de la vallée.
Au bout d’une heure, alors qu’ils s’endormaient presque, l’aéronef surgit au-dessus de la tour. Sa large coque en bois, oblongue et percée de petits hublots, était flanquée de nombreuses tourelles mobiles équipées d’hélices. Un complexe système d’ailes en toile donnait une envergure impressionnante à l’appareil, et celles-ci servaient à la fois de stabilisateur et de gouvernail. Sur le pont, un bâtiment ovoïde, en bois lui aussi, contenait les quartiers de l’équipage et le poste de pilotage, ouvert sur la proue par une grande baie vitrée. Le vaisseau ralentit en effectuant un vaste demi-tour, puis se rapprocha de la plateforme dans un vacarme assourdissant d’hélices et de cliquetis mécaniques. La plateforme était balayée par d’intenses bourrasques, qui obligeaient les observateurs à s’accrocher aux parapets. Une fois descendu à quelques mètres du sol, l’équipage purgea les conduits d’aeon et l’aéronef s’immobilisa dans un nuage de vapeur. Tout était redevenu calme, et seules les hélices tournant au ralenti se faisaient encore entendre. Alors, quelques hommes sautèrent de la caravelle avec des cordes et l’amarrèrent solidement à la plateforme, avant de mettre en place une rampe d’accès au pont.
Des dizaines de personnes descendirent la rampe en procession, transportant les marchandises sur la plateforme. Parmi eux circulaient des Neyfels, que Kaori observait d’un air hébété. Ne dépassant pas un mètre de haut, les Neyfels étaient des créatures à fourrure se tenant sur de courtes pattes arrière, que surmontait un corps allongé en forme de poire. Leur tête ronde présentait un museau court, surmontant une bouche minuscule aux lèvres absentes. De grands yeux ronds et expressifs, d’une couleur souvent vive, trahissaient l’intelligence de ces créatures. Deux paires d’appendices prenaient naissance sur leur front : Les deux plus courts partaient des extrémités du front comme de petites couettes. Les deux plus longs, eux, partaient du centre du front et formaient une spectaculaire courbe retombant derrière leur dos. L’extrémité de ces appendices semblait luire doucement, au gré des mouvements du corps.
— Qu’est-ce que c’est ?! s’écria Kaori en montrant un Neyfel du doigt.
Eïko baissa son bras d’un geste sec, et lui chuchota :
— Chuuut Kaori ! Ne montre pas les gens du doigt comme ça ! C’est un Neyfel, je t’expliquerai plus tard.
Kaori opina docilement et se retint de l’accabler de questions. Un Neyfel les regardait d’un air interrogateur. Ils baissèrent la tête, honteux.
En moins de dix minutes, tous les étals furent montés sur la plateforme, organisés en demi-cercle. La caravelle ne venait pas souvent dans cette région peu peuplée de la mer de nuages. Aussi, de nombreux villageois affluèrent rapidement pour venir échanger des marchandises. Ici on trouvait de tout : des épices et des animaux exotiques venant de la lointaine Athraïe, des étoffes et vêtements de la Mer centrale, des armes d’Orcalie, de beaux ouvrages reliés de la bibliothèque de Soria, des outils de toute taille, ainsi que des pièces détachées pour toutes sortes de machines.
Alors que Kaori faisait le tour du marché, les yeux brillants, Eïko reporta son attention sur l’étal de pièces détachées. Suspendues sur des panneaux de bois, elles étaient précautionneusement astiquées par le vendeur. Elle le héla :
— Bonjour monsieur !
Celui-ci, grand et musculeux, se retourna, surpris.
— Une jeune fille ? Voilà qui change de ma clientèle habituelle ! Que puis-je faire pour toi ?
— Je cherche des pièces pour construire un générateur d’aeon, voilà une liste.
L’homme saisit le papier avant de l’examiner.
— Hum je vois, fit-il avant d’aller farfouiller dans un grand coffre en métal.
Après quelques minutes, il posa les pièces en cuivre sur le petit comptoir, puis en calcula rapidement le prix. Elle le paya, et allait partir quand soudain l’homme l’arrêta. Il fouilla à nouveau dans son coffre, puis lui lança une petite pièce cylindrique.
— C’est un cadeau, ça t’évitera d’exploser en vol petite, lui déclara-t-il avec un clin d’œil.
Elle attrapa la pièce et le remercia avec un sourire gêné. Puis elle partit à la recherche de son petit frère.
Celui-ci, accompagné d’autres enfants du village, dévisageait avec insistance un Neyfel qui ne savait plus où se cacher. Quand Eïko arriva sur place, elle dispersa la foule de curieux à grand renfort de menaces, puis gronda plus particulièrement Kaori.
— On ne dévisage pas les gens comme ça Kaori ! Présente tes excuses.
Kaori s’exécuta, penaud. La créature les observa timidement, émit un pépiement reconnaissant, puis repartit à ses occupations.
En faisant le tour des étals, les deux frères et sœurs eurent la surprise de croiser leur mère qui faisait quelques emplettes. Eïko lui laissa la garde de Kaori, qui souhaitait encore flâner dans le marché, et la prévint qu’elle passerait le reste de la journée à bricoler dehors. Sa mère la regarda sévèrement :
— Tu vas passer la nuit là-haut pas vrai ? Tu sais que je n’aime pas cet endroit, c’est dangereux.
— Mais maman ! J’ai fermé le trou dans la falaise, je ne risque pas de tomber ! s’insurgea-t-elle.
— Je t’en prie, sois prudente…
— Ne t’inquiète pas, maman, je fais toujours attention, mentit-elle.
— Bon… passe au moins à la maison prendre quelques provisions avant d’y aller, et couvre-toi bien !
— Oui maman !
Elle embrassa le visage soucieux de sa mère et disparut dans la foule. Eïko fila chez Rorka, qui l’attendait pour terminer le générateur.
Alors qu’il s’en occupait dans l’arrière-boutique, il l’interrogea :
— Tu ne veux vraiment pas me dire ce que tu vas faire avec ? C’est quand même un gros générateur…
Elle le regarda en souriant.
— Non, c’est une surprise ! Tu sauras bientôt.
— Je vois, je vois… fais quand même attention d’accord ?
— Toujours ! dit-elle en lui tirant la langue.
Après une vingtaine de minutes, Rorka posa le lourd générateur en cuivre sur le comptoir.
— Il est superbe ! s’exclama Eïko, admirative.
— Normalement il devrait résister à tout, j’ai même doublé l’enveloppe interne et ajouté un manomètre et deux soupapes supplémentaires au cas où.
— Génial ! Merci infiniment Rorka !
Avec son aide, elle sangla l’appareil sur son dos, puis salua Rorka avant de partir pour la maison.
Alors qu’elle gravissait péniblement les dernières marches menant à son foyer, Eïko eut la sensation désagréable d’être surveillée, elle s’arrêta alors et observa les alentours. Un peu plus loin, sur la colline, une silhouette noire la regardait. Elle cligna des yeux, et celle-ci disparut…
Échaudée, elle posa le générateur sur le sol et pénétra dans la maison en courant. Elle alla immédiatement dans sa chambre, fouilla dans le tiroir de son bureau, et en sortit la dague que son père lui avait un jour offerte. Elle l’attacha à sa ceinture et redescendit avec prudence. Eïko alla jusque sur le pas de la porte et observa autour d’elle : rien. « J’ai dû rêver, se dit-elle pour se rassurer ». Elle respira profondément pour se calmer. « Peut-être était-ce seulement un passager de la caravelle, qui s’est perdu en visitant le village ? ». Elle chassa cette vision de son esprit, et alla à la cuisine chercher quelques provisions, qu’elle enfourna dans sa besace. En partant, elle prit soin de bien verrouiller la porte de la maison, méfiante.
Eïko revint sur le chemin du village, puis bifurqua sur un sentier broussailleux qu’elle et sa mère étaient les seules à connaitre. Il longeait les falaises sur près de deux kilomètres, et débouchait finalement sur une petite clairière. De là, on pouvait apercevoir une ouverture creusée dans la falaise, où était visible une petite porte saillante. Elle déverrouilla celle-ci, alluma une petite lanterne accrochée à la paroi, qu’elle prit avec elle, et s’enfonça dans le tunnel creusé à même la roche. Celui-ci s’élevait en pente raide sur plusieurs centaines de mètres. Elle monta avec précaution, déstabilisée par le poids du générateur, puis atteint finalement une autre porte.
La jeune fille entra dans la salle et posa immédiatement son lourd fardeau sur le sol, soulagée. Eïko n’y voyait rien, elle se dirigea donc à l’opposé de la pièce, et tâtonnant le mur, trouva les rideaux. Elle les ouvrit en entier, découvrant une fenêtre qui illumina brutalement tout le séjour. Eïko dut plisser les yeux pour s’habituer à la lumière, et ce n’est qu’après quelques minutes qu’elle pût distinguer la mer de nuages, au travers des carreaux de la fenêtre.
Son père lui avait un jour fait découvrir cet endroit. Il l’avait prise dans ses bras, et lui avait dit d’une voix douce : « Eïko, ma chérie, cet endroit est ton refuge, ta cabane secrète. Ici tu seras à l’abri de tout ce qui te fait peur ». Elle adorait cette cachette. Elle se composait de trois pièces rondes en enfilade, creusées dans le flanc extérieur de l’île. La première, centrale, possédait une petite cuisine située sous la fenêtre, une fontaine, ainsi qu’une multitude de rangements en bois. À gauche, un couloir étroit et équipé d’une fenêtre menait à la chambre. On y trouvait un lit, un bureau, et sur la paroi opposée, une alcôve saillante au-dessus du vide, avec une large fenêtre.
Eïko récupéra le générateur, puis se dirigea vers la troisième pièce, à droite. En réalité, il s’agissait plutôt d’un vaste hangar oblong, qu’une double porte massive séparait de la mer de nuages. Au centre trônait un aéronef en bois et en métal.
Beaucoup plus petit et étroit que la caravelle, cet aéronef était constitué de deux parties distinctes : la partie supérieure, ellipsoïdale et effilée, était flanquée de deux tourelles mobiles équipées de puissantes hélices. Elle contenait l’essentiel de la machinerie, et se terminait à l’avant par une proue aérodynamique en métal brillant. La partie inférieure, moins longue et plus étroite, était semblable à une coque de navire. Flanquée de deux ailes rouge bordeaux, elle possédait à sa poupe deux axes équipés d’hélices verticales, dont l’extrémité se connectait à un complexe système d’ailerons. La cabine de pilotage faisait la connexion entre les deux parties, et était équipée d’une baie vitrée donnant sur la proue.
C’était l’aéronef de son père. « Un jour, nous volerons tous deux sur cette mer infinie », avait-il dit à Eïko, alors petite fille aux yeux brillants. Ils avaient passé beaucoup de temps ensemble dans ce lieu. Lui, bienveillant, la surveillant d’un œil pendant qu’il travaillait. Elle, heureuse, jouant avec tous les objets qui passaient à portée de sa main. De ces temps heureux, il ne restait plus que ce vieil aéronef et cette jeune fille, tous deux orphelins du même père. Après des mois à pleurer, Eïko avait décidé de construire cette machine coûte que coûte, pour réaliser le rêve de son père. Elle n’avait dès lors cessé de rassembler des pièces détachées, et de faire des allers-retours entre la vallée et le refuge.
La jeune fille travailla toute l’après-midi et toute la soirée dans le vaisseau, dans le but d’installer le nouveau générateur. Celui-ci constituait la pièce maitresse de l’aéronef, permettant de stocker l’aéon et de le diffuser aux différents moteurs de celui-ci. Après des années de construction, Eïko allait enfin pouvoir passer aux choses sérieuses. Vers minuit, épuisée, elle alla finalement se coucher dans la petite chambre du refuge.
D’un sommeil agité, Eïko se réveilla en sursaut. Elle entendit alors un bruit sourd, et la montagne vibra. Ne comprenant pas ce qu’il se passait, elle alla à la fenêtre et regarda à l’extérieur : rien. Inquiète, elle s’habilla rapidement et se dirigea vers le hangar. Là, contre une des parois, se trouvaient une trappe et une échelle qui permettaient d’accéder au sommet de la montagne. Elle l’emprunta, et après quelques minutes, se retrouva à l’extérieur. Le vent était glacial et la nuit encore noire. Elle regarda autour d’elle, puis lâcha un cri de surprise. Les larmes lui montèrent aux yeux.
En contrebas, dans la vallée, le village était en flammes…
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