Chapitre 6
Debout face à la fenêtre, l’amiral Léra observait la ville d’un air songeur. « Ainsi, ils ont kidnappé Kyoko. C’est une très mauvaise nouvelle… » pensa-t-il en tirant une bouffée sur sa pipe.
— Je ne sais pas comment vous connaissez mes parents, ni comment vous nous avez trouvés… mais vous devez nous aider !
Il se retourna, considérant la jeune fille.
— Nous ferons tout ce que nous pourrons, je vous le promets… mais vous allez devoir être patients.
— On n’a pas le temps d’attendre ! La mère d’Eïko est en danger ! s’écria Aelan en se levant.
— Du calme jeune homme. Nous n’avons pas le choix, la résistance n’est pas en position de force…
— Et tous ces vaisseaux en bas ? demanda l’adolescent.
Le vieil homme sourit tristement.
— Ce sont d’antiques poubelles volantes… Je crois que j’ai beaucoup de choses à vous apprendre. Avez-vous soif ?
Ils échangèrent un regard, puis acquiescèrent. L’amiral attrapa alors une feuille de papier sur laquelle il griffonna quelques instructions. Il la plaça dans une capsule métallique, qu’il introduisit dans un des tubes pneumatiques de son bureau. Le message partit dans un bruit sonore. Les deux adolescents, installés dans de confortables chaises matelassées, attendaient en silence. Eïko, n’y tenant plus, posa la première question d’une longue série :
— Comment nous avez-vous trouvés ?
— Les pécheurs sont parfois plus que des pécheurs, répondit l’homme en souriant.
« Varl ! » s’écrièrent-ils en cœur, surpris.
— Un autre ami de ton père. Le nom de votre vaisseau lui a mis la puce à l’oreille, alors il m’a envoyé un message par luminal dès que vous êtes partis.
— Lui aussi fait partie de la résistance ? demanda Aelan.
— Bien entendu, et vous lui devez une fière chandelle.
Les deux adolescents baissèrent les yeux.
— Merci beaucoup pour votre aide… comment connaissez-vous mon père ?
L’amiral tira une nouvelle bouffée sur sa pipe, songeur :
— L’Orcalie n’a pas toujours été un royaume. Il s’agissait autrefois d’une république où prospéraient tous les peuples d’ici jusqu’au détroit des Kanakales. Ton père, Varl, moi et des centaines d’autres faisions partie des Aelirs, les gardiens du sénat et de la cité d’Urumir. Kyoko, elle, était chercheuse à la bibliothèque de Soria. Quand la république s’est effondrée, il y a quinze ans, nous avons dû fuir les purges et nous disperser dans le vaste monde.
— Papa et maman étaient orcaliens ?! Ils ne me l’ont jamais dit…
— Ça a été une période très difficile pour eux. Je crois qu’ils ont préféré tourner la page, pour s’occuper d’une jeune fille aux yeux verts…
Eïko resta silencieuse un moment, encaissant comme elle pouvait ces nouvelles révélations. « Alors maman et papa ne viennent pas de Puli ? Ils m’auraient menti toute ma vie ? » pensa-t-elle, en proie au doute.
La porte s’ouvrit. Une femme au regard sévère, en tailleur, vint déposer trois tasses sur le bureau, puis sortit sans un bruit. Aelan trempa les lèvres dans le breuvage et grimaça « C’est amer ! ». L’amiral sourit :
— C’est du jus d’orgon, un fruit qui pousse dans les cavernes d’Almara. Le goût est particulier, mais on finit par s’y faire.
Voyant qu’Eïko restait silencieuse, Aelan demanda :
— Et la Résistance dans tout ça ?
— Quand le coup d’État a eu lieu, les fédérations du nord se sont soulevées, et nous les avons rejoints pour combattre les forces de Rhagus et de tous ces traitres. Depuis, nous nous efforçons de défendre les peuples orcaliens et de tenter de restaurer la république.
— Je veux combattre avec vous ! déclara Aelan.
Le vieil homme, étonné par tant de fougue, observa l’adolescent d’un air songeur.
— Nous avons toujours besoin de bras, mais… pour quelles raisons désires-tu t’engager ?
— Ces salauds ont tué mon père, je veux le venger ! Et… je veux aider Eïko à retrouver sa mère !
— Je vois…
Le tube pneumatique recracha un message sur le bureau de l’amiral, il l’examina d’un œil distrait, tout en continuant à parler :
— La situation de la résistance est précaire, les terres de Corrib ont été envahies il y a moins d’un mois, et des milliers de réfugiés affluent chaque jour dans la barrière d’Ostar. Nos forces sont faibles, dispersées, et nous manquons de ressources. J’ignore combien de temps nous tiendrons à ce rythme…
Un long silence s’installa.
— Pourquoi avoir enlevé ma mère ? demanda Eïko. Elle n’a rien à voir dans tout ça…
— Pour l’instant nous n’en savons rien. Je vais contacter nos informateurs en Orcalie, vous serez tenus au courant.
L’amiral appuya sur un bouton rouge qui trônait sur le coin du bureau. Goran entra :
— Oui mon amiral ?
— Jusqu’à nouvel ordre, ces jeunes gens sont libres de leurs mouvements dans l’enceinte de la ville, tant qu’ils restent sous votre protection. Ils logeront dans les quartiers B-14.
— À vos ordres.
Le vieil homme s’adressa aux deux adolescents, surpris par la fin brutale de l’entretien.
— J’ai beaucoup à faire, je vous contacterai en fin de journée.
Eïko avait besoin de digérer ces informations. Laissant Aelan à la citadelle, trop heureux de pouvoir enfin dormir dans un vrai lit, elle avait décidé de descendre visiter la cité, accompagnée de Goran. L’air était frais, et le temps superbe.
La nacelle tanguait doucement le long de la paroi blanche, alors que la jeune fille voyait s’approcher les premières habitations. Les flancs de la montagne, particulièrement raides, avaient obligé la population à construire une ville en escalier, dont les marches les plus hautes étaient proprement vertigineuses. De longues passerelles de bois faisaient office de rues, régulièrement ponctuées d’étroites plateformes circulaires d’où partaient les nacelles permettant d’atteindre l’étage inférieur. Certaines bâtisses semblaient suspendues au-dessus de la ville, et n’être tenues par rien d’autre que ces fragiles ponts de bois. À certains moments, Eïko aurait juré en avoir vu une se balancer doucement dans le vent.
S’insérant dans l’étroit passage entre les édifices construits à même la falaise, le véhicule frôlait les fenêtres de si près qu’Eïko aurait pu sans peine sauter dans le séjour d’une quelconque famille. Le somptueux paysage de la caldeira disparut rapidement derrière une rangée de bâtiments colorés, alors qu’ils s’approchaient d’une plateforme.
Débarquant de la nacelle, la jeune fille découvrit une rue presque déserte, où seuls quelques badauds trainaient. Le silence ambiant n’était dérangé que par le bourdonnement lointain de centaines d’aéroliennes, et par quelques décharges d’aeon provenant de diverses machines. « Comment une si grande ville peut-elle être si vide ? » s’interrogea-t-elle en se tournant vers Goran, resté muet jusque-là. « Ils sont tous en bas, au marché », répondit-il avec un sourire rassurant.
De nacelle en nacelle, Eïko et Goran descendaient vers la cité, qui semblait de plus en plus dense. Sur la façade extérieure des maisons de pierres, des balcons accueillaient quelques personnes, qui profitaient du soleil matinal, loin au-dessus du chaos de la ville. « Le soleil se couche tôt ici, il vaut mieux en profiter tant qu’on le peut. » fit remarquer Goran. À leur gauche, un immense échafaudage étendait ses bras métalliques jusqu’à la forteresse de Terys. Une armée de techniciens, outils à la main, évoluait avec habileté sur les poutres de ce qui devait devenir l’élévateur principal d’Almara.
Après plus de vingt minutes de descente le long des falaises, ils arrivèrent finalement au niveau le plus bas. Ici, plus de passerelles en bois, mais une foultitude de ruelles pavées, de passages couverts et de petits ponts, qui devaient mener jusqu’au lac, et donc au centre-ville. Comme sur les hauteurs, les bâtiments en pierre de taille étaient colorés, et certains renforcés de madriers massifs.
Suivant son musculeux guide, Eïko ne savait plus où poser les yeux, tant les édifices semblaient avoir été imbriqués par quelque dieu malicieux. De temps en temps, elle apercevait de petites rigoles d’eau vive, qui débouchaient d’un bâtiment pour entrer dans un autre, suivant une pente savamment calculée. Goran lui apprit que les sources étaient ainsi canalisées, pour que chaque famille puisse avoir accès à l’eau potable, le creusement de puits étant impossible dans une roche si dure.
Les rues se faisaient de plus en plus larges et animées, à mesure qu’ils descendaient en pente douce vers le lac. Ils débouchèrent finalement sur une vaste place illuminée de soleil, où des centaines de petites échoppes en bois se serraient entre des allées noires de monde. « Incroyable ! Je n’ai jamais vu autant de gens ! » pensa Eïko, stupéfaite. Les doux effluves de pain chaud se mêlaient aux odeurs de fruits et de légumes, que vendaient de nombreux commerçants semblant faire le concours de celui qui crierait le plus fort. La jeune fille observait la population, vêtue de tuniques de laines et d’amples pantalons, qui s’affairait en tous sens.
— Pas mal hein ? déclara Goran avec un sourire.
— C’est incroyable, je ne pensais pas qu’il y aurait autant de monde ici ! D’où vient cette nourriture ? Il n’y a pas de champs ici…
— On ne cultive que les fruits des cavernes et les champignons à Almara. Tout le reste vient de la mer extérieure.
L’estomac d’Eïko émit une plainte sonore.
— Je meurs de faim, on peut acheter quelque chose ?
Le géant acquiesça et la tira par le bras pour contourner la foule. Ils pénétrèrent sous une arcade, où un comptoir en bois vernis donnait sur une petite boutique. Goran salua chaleureusement le vendeur, un ami, et lui fit commande de deux galettes garnies de viande et de légumes. Il paya, et en tendit une à la jeune fille. Elle prit une bouchée sans attendre :
— Mmm ! C’est drôlement bon ! s’écria-t-elle ravie.
Goran sourit.
— Viens, on va aller manger ça au bord du lac.
Ils s’éloignaient de la place, quand ils passèrent devant une longue file d’attente qui menait tout droit aux arcades du marché. Eïko s’arrêta un instant. Des gens de tout âge, aux regards vides et aux vêtements abimés, patientaient en silence. Entre leurs jambes, quelques enfants maigres et dépenaillés observaient la jeune fille avec insistance.
Soudain, quelques éclats de voix retentirent depuis les arcades : « C’est mon tour maintenant ! », « Non, casse-toi d’ici ! », « Rends-moi ça, j’ai des enfants à nourrir ! ». Provoquant un mouvement de foule de plus en plus intense, les éclats de voix devinrent des cris, puis une véritable rixe. Le chaos gagna rapidement le lieu, que tentaient de fuir de nombreuses familles, tandis que des soldats accouraient pour rétablir l’ordre. Dans la confusion, Eïko trébucha, manquant de justesse de se faire piétiner. Un homme se jeta alors sur elle, et tenta maladroitement de lui arracher son repas des mains. En un instant, Goran attrapa l’homme au cou, et le plaqua violemment contre le mur. Eïko cria :
— Non ! Arrête !
Surpris, il le reposa à terre, mais continua de le tenir fermement. La jeune fille s’approcha de lui. « Je suis désolée… prenez ça ». Elle plaça la galette dans sa main. Les yeux exorbités de terreur, le malheureux s’en empara, et prit la fuite en courant. Goran dévisageait la jeune fille. En cet instant, il ressentait un profond respect pour elle. « Allons-nous-en d’ici », lâcha-t-il en la conduisant dans une venelle.
Passablement secouée par la scène qu’elle venait de vivre, Eïko ouvrait la marche, et tentait de garder sa contenance. Elle revoyait la violence de la bagarre, et le visage terrifié de l’homme. « Comment peut-on en arriver à se battre pour de la nourriture ? » pensait-elle. Elle connaissait pourtant la triste réponse à cette question : cet homme mourait de faim.
Sans échanger un mot, ils arrivèrent sur les berges du lac. Quelques vieillards pêchaient dans les eaux claires, assis à même les pavés. De petites statues représentant des créatures mythologiques, régulièrement espacées, crachaient l’eau provenant des canaux urbains.
— Eïko, tu veux ma galette ? Je n’y ai pas touché.
— Non… je n’ai plus faim, répondit-elle à voix basse.
Ils marchèrent un long moment, silencieux, le long de la grève caillouteuse. Ils croisèrent des enfants, pieds nus, qui jouaient et riaient en s’éclaboussant. En les regardant, Eïko ne pouvait s’empêcher de penser à Kaori, à sa frimousse joyeuse et à ses jeux fous. Elle repensait à Puli, à leur maison où elle était si heureuse, et où elle savait qu’elle ne rentrerait pas avant longtemps. Puis son esprit revint sur l’image persistante du petit garçon en guenilles, au visage inquiet et à l’estomac noué, qui l’observait un peu plus tôt dans la file. « Ça aurait pu être Kaori », pensa-t-elle les yeux humides. Elle se tourna vers Goran, le cœur lourd.
— Ces gens…
— Ce sont des réfugiés, ils font la queue pour obtenir des rations.
Eïko secoua la tête.
— Il y a même des enfants…
Eïko reprit sa marche, partagée entre la nostalgie de son île heureuse, et la colère de savoir des gens arrachés à leur foyer, et jetés sur les routes. A ce moment, elle se sentait aussi orpheline et désemparée qu’eux.
La clameur de la cataracte, de plus en plus forte, tira la jeune fille de ses pensées. Le temple d’Efelyr, sis entre l’eau, la roche et le vide, dressait sa majesté dans la lumière du matin. De trois dômes à la blancheur immaculée surgissaient des colonnes, dont l’union formait une spectaculaire tour spiralée. Une série d’arcs étagés ouvrait l’édifice sur l’extérieur, et le rendait particulièrement lumineux. En s’approchant, Eïko réalisa que l’intégralité du bâtiment était recouverte de runes et d’arabesques complexes, dont la signification lui échappait. Alors qu’ils gravissaient le somptueux escalier sculpté qui menait à la tour centrale, ils virent inscrit sur l’arche monumentale : « Temple d’Efelyr, déesse des vents et des mondes flottants ».
Eïko n’avait jamais vu un tel endroit, ne connaissant que les modestes autels de Puli, où elle allait parfois allumer de l’encens. À la base de la tour, au cœur du temple, se trouvait un large puits, si profondément creusé qu’il semblait être sans fond. Un puissant flot d’air s’en échappait, disparaissant loin au-dessus d’eux par les ouvertures de la structure. Eïko tourna un regard interrogateur vers son compagnon. « Ce temple est très vieux, nous ignorons même où mène ce puits », répondit-il.
La jeune fille fit le tour de la pièce, observant les immenses fresques murales. Entre des séries de frises géométriques, on pouvait y voir la déesse Efelyr insuffler son énergie à la roche pour la faire flotter, ou encore combattre des créatures infernales. Eïko finit par détourner son regard des peintures, attiré par l’arrivée d’une prêtresse qui approchait du puits avec déférence. Les yeux fermés, elle passa sa main droite dans le flux d’air, la posa sur son front, puis sur son cœur. La jeune fille s’approcha doucement.
— Bonjour. Je… j’aimerais prier pour ma mère.
La prêtresse se retourna, et sourit tendrement à l’adolescente.
— Bien sûr mon enfant. Passe simplement ta main dans le courant, et effectue les gestes rituels.
Eïko s’approcha du bord, et toucha le flux du bout des doigts. Soudain, elle fut frappée d’une lumière aveuglante, si puissante qu’elle dut fermer les yeux pour se protéger. « Qu’est-ce que ?! » s’écria-t-elle. À une vitesse fulgurante, une multitude d’images passèrent dans son esprit : des étoiles, un monde mort, des créatures titanesques et terrifiantes, des ruines, un tourbillon de sang. Une décharge traversa son corps, faisant vibrer chaque fibre de son être. « Aidez-moi ! » cria-t-elle en vain. Sa peau frémissait comme l’eau avant de bouillir. Eïko entendit une voix sombre et désincarnée, puis tout son corps s’enflamma. Elle hurla de douleur, et perdit connaissance.
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