Chapitre 8
Dans un soucis de cohérence, la fin du chapitre précédent a été légèrement modifiée. Je vous conseille de la relire pour bien comprendre ce qu'il se passe ;)
Les deux compagnons avançaient silencieusement dans la venelle déserte, les pas étouffés par une fine couche de neige. La tempête avait beau s’être arrêtée depuis plusieurs jours, Almara arborait toujours un somptueux manteau blanc que les gelées sommitales protégeaient de la fonte.
— On devrait bientôt y être, chuchota Aelan.
— T’es sûr de ton coup ?
— Ouais, normalement il n’y a que deux gardes à la porte basse, et à cette heure-ci ils ne doivent pas être frais.
Eïko acquiesça, lui emboitant le pas dans la brume matinale. D’un commun accord, les deux amis avaient décidé de partir avant l’aube, sans rien dire, en comptant sur l’obscurité pour se faufiler discrètement jusqu’aux docks. La veille, Nora avait douché tous les espoirs de la jeune fille en lui annonçant la décision du conseil des sages. Les dirigeants de la Résistance estimaient qu’il était trop risqué de mener une expédition pour retrouver sa mère. Elle ne décolérait pas, « deux semaines de perdues pour rien, quel gâchis… ». Bien entendu, l’amiral Léra refusait de laisser partir deux adolescents sans défense, qui plus est après qu’ils aient vu Almara. L’inévitable dispute avec Nora n’y changea rien : la Résistance ne leur serait finalement d’aucun secours. Aelan s’arrêta au coin d’une bâtisse.
— On y est, jette un coup d’œil.
Plaquée contre la pierre glacée, Eïko passa la tête sous le haut vent et observa la petite placette. À une vingtaine de mètres, creusée dans la falaise, une vaste ouverture menait à l’ascenseur public qui descendait jusqu’aux docks. Deux gardes dormaient debout de chaque côté de l’ouverture.
— Maintenant il reste à traverser… une idée ?
— On pourrait crier à l’incendie.
Aelan sourit sous sa lourde capuche : Eïko était de retour, en colère, et son idée de diversion bruyante n’était pas pour lui déplaire. Le temps que ces gros lourdauds réagissent et s’agitent dans le brouillard, ils seraient déjà en bas. Ils s’éloignèrent de quelques dizaines de mètres, hurlant depuis les rues adjacentes.
— Au feu ! Au feu ! Au secours !
Tirés brutalement de leur torpeur, les gardes se mirent à courir en tous sens, offrant aux deux adolescents le lamentable spectacle de leur professionnalisme. Voyant que la place était calme, ils finirent par s’éloigner en ordre dispersé à la recherche du départ de feu, laissant le champ libre. Prudemment, les deux amis se faufilèrent alors sur la large plateforme et actionnèrent le levier. Le mécanisme se mit en branle.
— C’était plus facile que je ne l’imaginais, sourit Aelan.
Sa compagne ne réagit pas, perdue dans ses pensées.
— Ça va ?
Le jeune homme était inquiet, Eïko était à peine remise de son accident qu’ils devaient déjà partir. Il pouvait lire dans ses yeux tant de peur, de tristesse et d’incertitude… elle devait se demander comment deux adolescents pouvaient avoir la moindre chance de retrouver quelqu’un dans un monde si vaste et si dangereux. Il devait lui insuffler de l’espoir, au moins essayer.
— Eïko, écoute-moi.
Il posa maladroitement les mains sur ses épaules. La jeune fille leva vers lui de grands yeux tristes.
— Je suis sûr que ta mère va bien, on va la trouver.
— Elle peut être n’importe où…
— On est plus malins que tous ces imbéciles, je te promets qu’on la retrouvera !
— Merci d’être là Aelan…
Il lui fit un clin d’œil.
— Maintenant, trouvons le Haru et tirons-nous d’ici !
Les grilles de l’élévateur s’ouvrirent sur le vaste port d’Almara dont les quais étaient encore déserts en cette heure matinale. Dans le concert feutré des quilles s’entrechoquant lentement, ils remontèrent le long des centaines d’aéronefs qui attendaient en silence. Les deux compagnons eurent beau regarder partout, pas une trace du Haru. Une voix grave résonna sous la cathédrale de pierre.
— Un incendie hein ? Un peu bruyant pour une fuite discrète…
— Goran ?
Le géant sortit de l’ombre, arborant un large sourire.
— Vous ne croyiez tout de même pas que nous ne nous attendions pas à votre départ ?
Eïko serra les poings, jetant un regard féroce vers lui.
— Où est le Haru ?
— Relax Eïko, je n’ai pas l’intention de vous empêcher de partir.
L’atmosphère se détendit sensiblement. Il s’approcha.
— Oubliez tout de suite le Haru si vous souhaitez entrer dans l’espace orcalien, tout le sud de la barrière d’Ostar est sous blocus depuis l’attaque du cuirassé et je suis certain que le signalement de votre vaisseau a déjà été transmis à tous les postes-frontière.
— Et si on passe au nord ? hasarda Aelan.
— Au nord c’est la guerre, inutile de dire que vous n’auriez aucune chance…
Les deux compagnons échangèrent un long regard. Que faire maintenant ? Ils ne pouvaient pas rester coincés ici mais n’avaient ni vaisseau ni options. Ils réalisaient soudain à quel point leur objectif semblait irréalisable. Goran reprit.
— Seules les cargaisons de minerai peuvent encore passer en Orcalie, alors avec Nora, on pense que votre meilleure chance est d’atteindre la ville minière de Foër et de monter sur un cargo. On a récupéré de l’équipement, des vivres, et on a un pilote pour vous y conduire.
— Goran, je…
— Ne dis rien Eïko. Les vieux croutons du conseil ont beau avoir balayé votre requête d’un geste, nous n’abandonnerons pas pour autant.
— Pourquoi nous aider ? demanda Aelan.
— L’amiral a une dette envers ton père, et ici on sait tous ce que ça fait de perdre un proche…
Les yeux de la jeune fille s’embuèrent, Goran la regarda intensément.
— Ça va aller, je suis sûr que tu vas la retrouver. Tu es courageuse, persévérante, et accompagnée d’un vrai guerrier, dit-il en faisant un clin d’œil à Aelan.
Celui-ci tiqua, passablement vexé. Il avait encore des bleus partout, quelques plaies, mais c’est sa fierté qui avait le plus souffert.
— Ahahah, fais pas cette tête Aelan ! T’as réussi à la toucher une fois, c’est déjà plus que beaucoup de gens tu sais ?
Le jeune homme grogna pour seule réponse, ce qui déclencha chez Goran un regain d’hilarité.
— On met les voiles ou pas ? J’pas que ça à faire moi !
Un vieillard rachitique, semblant sortir de nulle part, venait d’interrompre la conversation en ruminant.
— Je vous présente le vieux Falen, il a un sale caractère mais il connait la région des Rocs brisés comme sa poche.
Les compagnons n’eurent pas le temps de se présenter que le vieillard se mit en marche vers le ponton où dormait son aéronef. Il ne cessait de grommeler, déversant un flot ininterrompu de commentaires désobligeants sur la jeunesse, le climat ou encore les prix du marché d’Almara qu’il assimilait à de l’arnaque pure et simple. Ils lui emboitèrent le pas bon gré mal gré.
— Goran, si on croise des patrouilles dans la barrière, on fait comment ? demanda Aelan.
Le vieil homme pouffa avec mépris.
— Des patrouilles ?! T’es jamais sorti d’ton trou gamin ?
— C’est-à-dire que…
— Ces lâches n’viennent jamais par ici, z’ont trop peur de s’faire dérouiller !
— Le vieux à raison, pas trop de risque de ce côté-là, les Orcaliens ne sont pas sur leur terrain ici et ils le savent, ajouta Goran.
Le groupe arriva finalement devant son aéronef. La vieille gabarre rafistolée à l’aide du tout-venant n’avait pas fière allure sous l’épaisse couche de crasse et de rouille accumulée au fil des ans. L’atmosphère dégagée par le vaisseau n’était en rien embellie par les coulures noirâtres que dessinaient les blocs moteurs sur les planches vermoulues. Quelque part, le vaisseau semblait assorti à son pilote, Aelan déglutit.
— C’est ça notre vaisseau ? C’est une ruine !
— Aelan ! s’écria Eïko, gênée.
— Qu’est ce t’y connais gamin ? Pose ton cul dans le bazar et tais-toi.
Il disparut dans la cabine en grommelant. Goran éclata de rire avant de se tourner vers les jeunes gens.
— Les amis, c’est ici que nous nous quittons. Il y a deux sacs pour vous dans la cale, vous y trouverez aussi un peu d’argent.
— Merci pour tout Goran, dis à Luma que je suis désolée d’être partie comme ça…
— Ne t’inquiète pas pour ça, elle t’adore ! J’ai même dû lutter avec elle pour ne pas qu’il n’y ait que de la nourriture dans vos sacs.
Le géant posa ses grandes mains sur les épaules des deux compagnons.
— Prenez soin l’un de l’autre, votre voyage sera long et difficile.
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Il leur fallut près d’une demi-journée pour rejoindre les vallées orientales de la barrière d’Ostar, passage obligé pour qui veut rejoindre l’Orcalie. Les pics haut perchés avaient progressivement laissé place à une multitude de montagnes mutilées et difformes, noyées dans une marée de roches et de débris de toute taille. Celle-ci était le résultat de l’éclatement de centaines d’îles qui venaient chaque jour se fracasser sur la barrière, inexorablement poussées par les puissants courants d’est. Il en résultait un spectaculaire chaos où toute navigation devenait rapidement périlleuse.
Avec force invectives et jurons incompréhensibles, le vieux Falen faisait habilement zigzaguer sa gabarre entre les débris. L’antique embarcation craquait et grinçait atrocement à chaque mouvement, semblant ne devoir son intégrité qu’à une bonne fortune en laquelle Aelan ne croyait guère. Malade comme un chien, le jeune homme restait cramponné à une ouverture de poupe, vomissant parfois entre deux injures. Lorsque son estomac lui laissait un instant de répit, il jetait un œil sur le pont où sa jeune compagne semblait voler avec grâce de machine en machine. « Elle est vraiment impressionnante… » pensait-il en la voyant émerger d’un trou d’homme avec les mains pleines de cambouis, avant de profiter de la gite pour atteindre rapidement l’autre moteur. D’abord sceptique, Falen avait grommelé sa désapprobation : « V’la que les bonnes femmes s’mettent à la mécanique ! Où va le monde ! ». L’indéniable habileté d’Eïko le fit pourtant rapidement changer d’avis, et le vieil homme grincheux dû reporter ses reproches sur Aelan dont l’impuissance et l’apparente fragilité collait mieux avec sa vision générale de « la jeunesse ».
Eïko n’arrivait toujours pas à comprendre comment un vaisseau aussi miteux pouvait encore voler mais elle s’en moquait. La session de mécanique acrobatique que lui offrait cette épave réveillait en elle un profond enthousiasme. Enfin un peu d’action ! Enfin un peu de mouvement ! La jeune femme, accrochée par un filin à une rampe métallique placée au plafond, s’efforçait de réduire les fuites de la machinerie et de fixer ce qui pouvait encore l’être. Avec un peu de chance le vaisseau tiendrait jusqu’à leur destination, il le fallait. La jeune femme jetait parfois un œil inquiet sur Aelan, livide, et espérait que son supplice ne dure plus trop longtemps. Elle devait bien admettre que le pilotage de Falen était quelque peu rude.
C’est près de deux heures plus tard qu’ils atteignirent enfin le Tranchoir de Foër, une crête immense et longue de plusieurs dizaines de kilomètres qui devait son nom à ses pentes raides et à ses cimes affutées. Surplombant tous les pics environnants, la formidable lame scindait littéralement le paysage en deux régions distinctes. À l’extrémité sud-est se trouvait le village de Foër, au cœur de la montagne, niché loin au-dessus de la masse grouillante des rocs en perdition.
L’aéronef montait régulièrement entre les rochers, à l’ombre du rempart minéral qui bouchait toute vue vers l’est. Fallen prenait bien soin de rester dans la masse. Là-haut, on pouvait parfois entendre des sifflements aigus suivis de craquements sinistres : c’était, sur une hauteur de cinq cents mètres, un festival de bolides fusant dans toutes les directions et capables de traverser un vaisseau de part en part. Goran les avait prévenus : voler là-dedans, c’était signer son arrêt de mort.
Ils atteignirent finalement une ouverture étroite creusée à même la paroi du Tranchoir, où le vaisseau s’inséra sans difficulté. Avant même qu’Eïko ait eu le temps d’analyser la situation, ils se retrouvèrent dans la pénombre humide d’une grotte. L’aéronef s’immobilisa le long d’un quai métallique rouillé éclairé par quelques ampoules murales. « Ça a beau être un vieux grincheux ingrat, c’est un sacré pilote ! » pensait-elle en songeant à la difficulté qu’elle aurait eu à trouver cette minuscule ouverture dans cet océan de pierre volantes.
— Allez débarquez les gamins, j’pas de temps à perdre, j’dois encore bourlinguer vers le sud.
Les adolescents prirent leurs sacs et, sans se faire prier, Aelan sortit de la cabine au pas de course, soulagé. Eïko remercia chaleureusement Falen en passant la porte de la cabine.
— Merci pour tout, à bientôt !
Elle n’eut pour toute réponse qu’un grognement, qui fut bientôt suivi de grommellements indignés sur toutes les parties du vaisseau que la jeune femme avait « dérangés ». Les moteurs se remirent bruyamment en route et le vaisseau disparut aussi sec. La jeune fille soupira et se tourna vers son compagnon qui retrouvait peu à peu des couleurs, se lavant rapidement avec sa gourde.
— Ça va Aelan ?
— J’ai vu mieux, quel taré ce mec ! T’as vu comment il pilotait ?!
— Il faut qu’on trouve un autre vaisseau, avec un peu de chance son pilote sera plu..
— Papa ! papa ! Des visiteurs !
Les cris d’une enfant venaient d’interrompre leur conversation, résonnant dans l’étroite caverne. Peu après, un homme en tenue de travail émergea de l’ombre, équipé d’une lampe frontale. Une petite fille cachée derrière lui regardait les intrus avec de grands yeux ronds.
— Ah ben voilà une surprise ! Des visiteurs ! On n’attendait pourtant personne avant deux jours.
— Bonjour monsieur, nous sommes des voyageurs et..
— Oooh pas de « monsieur » avec moi jeune fille ! Je m’appelle Dargan, et la petite c’est Maïa, ma fille. Vous êtes les bienvenus !
Les deux compagnons se présentèrent brièvement, rassurés par le grand sourire qui s’afficha sur le visage du cinquantenaire.
— Je suis heureux de voir de nouvelles têtes, il ne se passe pas grand-chose dans ce trou vous savez.
— À cause de la guerre ? demanda Aelan
— Non, Foër est toujours restée neutre et personne n’est assez fou pour venir se tuer dans les caillasses qui volent dans le coin. D’ailleurs je ne sais pas d’où vous venez mais évitez de trop en parler ici, les vieux ont parfois la rancœur tenace. Allez suivez-moi, je vais vous emmener au village.
Le petit groupe s’engagea dans une succession de couloirs étroits et mal éclairés. Maïa restait accrochée à la combinaison de son père mais ne quittait jamais Eïko du regard. Ils finirent par arriver à un petit funiculaire rouillé que l’homme actionna avec deux leviers. La machine s’éveilla bruyamment, puis s’éleva lentement en grinçant sur ses deux rails. Eïko réfléchissait, intriguée :
— C’est normal qu’on monte ? Je pensais que la mine et le village étaient plus profonds dans la montagne.
— La mine ? On n’exploite pas la montagne nous, on creuse dans un rotorbe dehors. On vit juste ici pour se protéger des bolides.
— Un « rotorbe » ?
L’homme fut soudain saisi d’une curieuse excitation.
— Vous ne savez pas ce que c’est ?! Je vais vous montrer ça en arrivant, vous n’allez pas en croire vos yeux !
Après vingt minutes d’ascension, le funiculaire déboucha dans la caverne abritant le village de Foër. Celui-ci, constitué d’une quarantaine de maisons identiques arrangées en cercles concentriques, nichait sous un immense dôme de pierre. Un trou percé en son sommet laissait pénétrer la lumière du jour sous forme d’un large faisceau. Dans l’atmosphère blafarde et poussiéreuse rehaussée de lampes rougeoyantes, le village ressemblait à une cité oubliée qu’un aventurier aurait découverte au hasard de ses fouilles. Il était incroyablement silencieux malgré l’heure de la journée.
Dargan jeta un œil sur une section de rail qui longeait la paroi du dôme. Pas de chariot, pas de mineurs. Il fronça les sourcils.
— Quelque chose ne va pas…
Il tira une vieille montre à gousset de sa poche.
— Seize heures trente… ils auraient déjà dû sortir.
Le sol se mit soudain à trembler violemment, faisant sursauter les deux adolescents. La panique s’empara de leur hôte.
— Oh non ça a commencé ! Vite, suivez-moi ! Maïa tu restes au village, préviens tout le monde !
La petite fille opina du chef et se dépêcha d’obéir. L’homme se mit à courir comme un dératé le long des rails, suivit de près par les deux compagnons.
— Qu’est-ce qu’il se passe ?! hurla Eïko.
— Le rotorbe va bientôt pivoter ! Les mineurs sont toujours à l’intérieur !
Ni Aelan ni la jeune fille ne réalisaient le drame qui était en train de se produire, mais la détresse qui se lisait sur le visage de Dargan ne les rassurait pas. Le groupe bifurqua dans une large galerie de quelques centaines de mètres de long qui menait droit à l’extérieur. Derrière eux, ils entendaient déjà le son strident de la sirène du village, rapidement suivit d’un concert de cris paniqués. L’aveuglante lumière du jour les empêchait de voir ce qui se trouvait au bout du tunnel, et les vibrations qui gagnaient chaque seconde en intensité manquaient de les faire tomber à tout moment. Lorsqu’ils sortirent enfin, ils restèrent un instant sidérés par le spectacle qui se déroulait sous leurs yeux.
Le passage souterrain débouchait sur le vide, que franchissait un pont-levis balloté en tous sens par le vent. Les chaines qui le maintenaient laborieusement à l’horizontale grinçaient effroyablement, parfois percutées par de petites pierres virevoltant à folle allure. De chaque côté de la frêle passerelle, on pouvait apercevoir les parois du Tranchoir qui faisaient face à une masse cramoisie, sinistre et immense, qui plongeait tout le décor dans la pénombre, réduisant le précipice à un vulgaire couloir entre deux géants de roche.
Tel un rubis à peine dégrossi qu’on aurait serti dans un écrin trop vaste, le rotorbe ruait entre les montagnes acérées de la barrière d’Ostar. La gigantesque roche de près de dix kilomètres de diamètre à la surface nue, accidentée et bosselée, était secouée de spasmes violents. Elle éructait de spectaculaires jets de vapeur surchauffée et de fumées toxiques par d’innombrables gouffres et fissures. On eut dit une cocotte-minute sur le point d’exploser.
— J’en vois un là-bas ! Venez m’aider !
Dargan désigna l’autre côté du pont, déployé au ras d’un tunnel creusé à même le rotorbe. On y voyait un homme ramper avec difficulté sur le tablier qui tressautait sans cesse. Sans hésiter, Eïko suivit Dargan sur la passerelle. Aelan leur emboita le pas plus prudemment, obnubilé par les vibrations et l’absence de garde-corps qui éveillaient en lui un vertige des plus primaires.
Lorsqu’ils arrivèrent à son niveau, ils virent que l’homme avait une jambe broyée. Dargan et Eïko l’attrapèrent chacun par les épaules et le soulevèrent doucement avant de remonter sur le pont. Aelan venait de les rejoindre, il s’apprêtait à revenir quand il jeta un œil à l’intérieur du rotorbe. Au travers des fumerolles, à une trentaine de mètres de l’entrée, il crut apercevoir la silhouette d’un être humain qui gisait dans les ténèbres. Sans réfléchir, il se lança dans le souterrain en courant, ignorant les cris de Dargan qui lui intimaient de revenir.
L’atmosphère particulièrement âcre faisait suffoquer le jeune homme qui protégeait tant bien que mal sa bouche et son nez avec le tissu de sa manche. Ses yeux embués de larmes peinaient à voir dans l’obscurité, et c’est au dernier moment qu’il découvrit une personne qui gisait au sol, gémissant faiblement au travers d’un masque. Il la souleva, la mit rapidement sur ses épaules et regagna la sortie en courant. Il était presque arrivé au pont quand le sol se déroba soudain sous ses pieds.
Inexorablement, comme chaque jour depuis des temps immémoriaux, le rotorbe entamait sa rotation, mue par quelque mécanique défiant toute raison.
Aelan prit son élan et sauta.
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