Vendredi 16 novembre

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Chapitre 1 - Vendredi 16 novembre (1)

05:01

Réveil.

Yeux ouverts.

Le cœur.

Rien d’autre qu’une autre journée. Les pieds à terre, le regard flou sans aucun bruit dehors, le vent, le lit.

Le cœur. Toujours le coeur.

Rien d’autre qu’une autre journée. La douche, la pisse du réveil, l’eau froide au visage. Cinq heures. Une minute. Chaussettes, jogging, pull, bonnet, baskets. Check. Portable, écouteurs, clés. Check.

Départ. Rien d’autre qu’une autre journée. Dehors, le froid, l’hiver, novembre, le ciel, la nuit, encore.

Le cœur…toujours.

Chaque matin il s’agissait de ce rituel et le froid n’y changeait rien. Ce matin, comme tous les autres, il courrait. Ce matin, comme tous les autres, ne serait qu’une autre matinée après une autre, et encore une autre, et encore. Il finirait bien par y arriver non ? La question ne se posait même plus. Ils doutent tous. Mais pas lui. Un frisson lui parcouru l’échine. Tant mieux, il se mit à courir plus vite. Il fallait se chauffer. Et vite. Par coups de vibrations traversant ses tympans avec force, son corps semblait vibrer d’une seule et même puissance ; par à coups, ses jambes cognant sur le sol glacial.

Dans les oreilles, la musique vibrait déjà :

Just Like Water.

Ms. Lauryn Hill, version acoustique...

Ce son entraînant qui monte progressivement...parfait !

Impossible de fléchir, de ralentir, car après tout, la journée avait bel et bien commencé.

La chanson lui permettait de se chauffer rapidement, connecté à son envie et sa hargne de ne pas ralentir. Une vélocité en lui qui ne faisait qu’enfler jours après jours. Concentré, il suivait son itinéraire avec précision. Pas de distraction. Jamais. Il descendait l’avenue Bolivar avec une telle rapidité qu’il décida de ralentir quelque peu. Trop tôt. Beaucoup trop tôt. Prendre la prochaine à droite, après le Wanted, remonter par la rue de Meaux puis sur la gauche, suivre la rame de métro, au-dessus, juste après Jaurès. Le quartier, il le connaissait par cœur. Le quartier, il y habitait. Mais pour le moment, celui-ci défilait devant ses yeux, vibrations dans les oreilles, se disant qu’il était impossible de s’arrêter. Cela signifierait échouer. Et il ne faisait que commencer. Se nettoyer de la dernière soirée, tout évacuer. La chaleur qui grandissait en lui, voilà ce qu’il aimait, alors que tout autour, la brume du froid flottait sur le bitume de ce foutu 19ème arrondissement. Cette brume qui, à mesure que le jeune homme gagnait en vitesse, s'évaporait sur son passage. Vite, les escaliers. Tourner à droite, puis tout droit, tout droit, tout droit, jusqu’à cette descente à reprendre en montée juste après l’avoir descendu. Un rythme plus rapide maintenant. Tout de suite. Tout tout de suite. Il le voulait. Il le devait. Ne jamais s’arrêter. Rien qu’une journée de plus. Et rien d’autre. Tout évacuer, tout laisser couler. Là, le long des pores. Suintant sur sa peau déjà humide et peu à peu, les muscles et articulations implorant qu’il s’arrête. Pas l’ombre d’un doute : il n’était pas prêt de s’arrêter. Lorsque la douleur pointait le bout, un sourire apparaissait sur ses lèvres. Continuer. Tout droit, descendre, toujours, puis, remonter, demi-tour, remonter, tout droit, là, droit, ici, tout droit, les escaliers. Devant lui, les marches qu’il avait descendu avec grande vitesse. Garder la même cadence. Important. Trop important. Hop. Les cuisses commençaient à brûler, cramer. Ne pas s’arrêter.

“...just like waters ! haven’t felt this way in years !...”

Encore une dernière série de marches.

Là. Hop. A droite, tout droit. Le long de l’allée, le long du parc.

Il traversa la rue avec une vitesse désormais bien plus rapide : la cadence à tenir. Rapide. Fluide. Vite. Ne pas faiblir.

Le vent traversait le bonnet. Son crâne chauffait tout de même malgré cela. La sueur commença à couler. Lentement. Monter maintenant. Encore. Une série de marches bien plus longue qu’avant. Un temple à monter. Vite. Là. Maintenant. Hop.

Les brûlures dans les cuisses devinrent douleur : presque intolérable. Pourquoi ? Pourquoi faire tout cela ? Il le savait lui. Impossible de s’arrêter. Ne pas penser. Effacer la soirée. Et celle d’avant. Une purge ce réveil. Presque tout en haut. Presque.

“...just like...waters !...”

La musique était la même, en boucle, celle qui le sortait du lit et qui le faisait maintenir cette cadence. Ne pas s’arrê...En haut.

Voilà.

La route tournait sur elle-même mais toujours grimpant plus haut. Comme un escalier en colimaçon. Le jeune homme était inarrêtable désormais : une flèche. Le regard stable droit devant mais un coup d'œil vers le ciel, pour reprendre son souffle d’athlète.

Vite.

Bientôt le ciel.

Bientôt l’apaisement.

La pluie de la veille avait nettoyé les cieux. Concentré. La route tournait toujours sur elle-même. Les bâtiments tout autour défilaient en une image floue et imperceptible. Il ne fixait rien d’autre que la route, ne sentant que ses pieds, et la douleur. Celle qu’il aimait tant ressentir. La torture. Pousser. Toujours. En avant. Une cadence désormais plus rapide que jamais. Un sprint pour y arriver.

Là.

Presque.

La douleur palpable. Les cuisses qui tressaillaient.

Mal.

Là.

Vite…

Ça y est.

Arrivé.

Regard.

Paris.

Entier.

A mes pieds. Ciel noir, lampadaires dans la ville, des étoiles éparses flottant sur la ville, teintes de rose à l’horizon. Montmartre. La butte. Bouteilles de bières au sol, mégots. Respiration. Contrôle. Encore. Contrôle. Toujours. Transpiration, sueur, pores, coeur, battements. Un souffle profond. Yeux fermés.

Et enfin, le cœur.

Mon coeur…

...toujours…

La vue sur tout Paris, derrière le grillage en haut de la butte était merveilleuse. Le jeune homme, ressentant son souffle profond durant cette courte récupération jusqu’aux tympans, se contentait d’admirer sa ville. Celle qu’il avait toujours connu. Au coeur d’un quartier populaire au milieu duquel il vivait depuis trop longtemps. Il palpa sa poitrine, tentant de sentir son cœur battre à un rythme irrégulier sous sa veste de sport. Rythme irrégulier...Coeur irrégulier…

Jusqu’ici tout va bien.

Nouvelle journée.

*

“...conditions météo favorables pour aujourd’hui ! Une très belle journée hivernale donc, pour tous nos parisiens se levant ce matin. La région Paca légèrement voilée, pour les Alpes en revanche…”

Oeufs.

Avoine.

Dose.

Bol.

Radio, sueur, pull au sol, volets ouverts, fenêtre, fraîcheur.

Rien qu’une autre journée. Le bon bout. Énergie. Enceinte, sonore, volume, à fond, portable.

Mac Miller.

Blue World.

Le son parfait, entraînant, rythmé et énergique !

Le jeune homme, plein d’énergie, fixait la poêle dans laquelle il opérait à la cuisson de son omelette du matin. L’appartement étroit l’entourait, l'étouffait, comme chaque matin. Il leva les yeux de ses œufs à son pauvre onze mètres carré : un pull Pullman Hotel au sol, livres de boxe sur le matelas, posters de boxe aux quatre murs, articles de combats, de gala, de compétition et ici, éparses, des photos de familles. Dans le coin, le lit déjà fait, minuscule, la radio qu’il discernait à peine à travers le son de sa playlist favorite.

Voilà. Sa vie se trouvait là, entre les quatre murs étroits du dix-neuvième arrondissement.

Impossible d’échouer aujourd’hui.

Comme hier, comme avant-hier, et tous les autres jours.

Il se glissa sous l’eau froide de la douche une fois sa cuisson terminée.

S’écoulant le long de son dos, il serrait les dents, se persuadant de ne pas ressentir la douleur. De manière paradoxale, les muscles ankylosés et meurtris se soulageait au contact de la température négative. En plus des économies sur l’eau chaude..!

Oui. C’était le bon bout.

Sourire.

Lèvres.

Cheveux bouclés.

Trempés.

Serviette autour de la taille.

Manger.

Chambre de bonne, encombrée.

Dehors, le soleil, le froid.

Bonne journée.

Son esprit s’exprimait ainsi, sans aucune interruption, à mesure qu’il s’organisait comme chaque matin de manière presque robotisée. La voix de la radio poursuivait :

“....surtout pas oublier, et nous vous le rappelons évidemment à cette heure matinale de 6 heures , l’événement de l’année, que dis-je ! l'événement du siècle mes chers auditeurs et chères auditrices, la pluie de…”

La fourchette à moitié dans la bouche, le téléphone vibra :

“Oui je sais je suis en retard, c’est bon ! y' a pas de mal je suis là dans vingt minutes pas plus ! promis j’arrive j’arrive !”

Et la radio, toujours :

“...promettons de suivre cet événement incroyable ensemble et en direct sur France info ! Tout de suite, la page sport avec pour commencer, le football…”

*

“Tu es en retard !

  • Je ne suis jamais en retard soeurette.
  • Tu parles... Elias, t’avais promis, six heures et quart. Regarde l’heure.
  • Moi aussi je t’aime Sarah. Aller, trois tours de terrain, on arrête de discuter. Aller hop hop hop !”

Sarah, la sœur d’Elias s’exécuta avec le sourire. Celui de la complicité. Mais aussi un sourire qui signifiait : “Décidément, tu resteras toujours le même mon frère !” Comment lui en vouloir ?

“Aller on se bouge ! Si je réussis tu réussis aussi !"

Sous le ciel grisonnant éclairé par un soleil froid, la brume dissimulait quelque peu le stade. Les tours de terrain n’étaient pas le problème. Une fois l’échauffement terminé, sur le ring, c’est là que tout se jouait pour la petite sœur. Elias, lui, ne pouvait qu’encadrer au mieux, comme il l’avait toujours fait.

La musique tournait en boucle en lui.

“And I know that I gotta be above it now..!”

“Aller go go go ! Qu’est-ce que tu me fais là ? Plus vite !”

*

Gymnase.

Sac de frappe.

Ring.

Gants enfilés.

Entraînement.

Bras avant, jab, bras avant, esquive, rotation,bras arrière, recommencer.

Une belle journée.

Encore une journée vers l’objectif.

Pour elle.

Pour moi.

Nous. Tout le reste.

Ils verront bien.

“Pousse sur tes jambes, pousse sur tes jambes, aller bordel tout vient des jambes...la technique Sarah, la technique, toujours avant la force. Toujours. Assure ta position, arme le bras arrière, bras avant et..voilà !”

Yeux.

Concentration.

Sueur.

Sac de frappe, glisse, frappe, esquive, sueur, rapidité, boxe, technique.

Ma p’tite Sarah.

“Tu vois la différence ? Voilà voilà. Maintenant, du drill du drill, aller on bouge on bouge ! J’ai dit on bouge, boxe ton ombre aller !”

Devant miroir.

Boxe.

Encore, encore et encore.

Le mouvement.

Technique, puissance, répétition, encore, encore, encore.

Réussite.

Pour nous.

Dehors, stade, course à deux pour finir.

"Allez on finit ! Bientôt la fin soeurette, allez !

  • C’est tout ce que t’as dans les jambes coach ?
  • Me tente pas !”

Fou rire en pleine course.

Plaisir.

Euphorie.

Entraînement.

Sarah.

Fini.

*

“It’s such a….

  • ...pretty world todayyyy..!”

La matinée passait un autre cap, là, dans la voiture qu’Elias conduisait, lui et sa sœur entonnant l’air de leur chanson favorite. Les endorphines déployées depuis le réveil le maintenaient sur un nuage. Sa sœur à ses côtés, il ne pouvait rien arriver.

“...look at the sunshine !….

  • ...look at the sunshine…”

Les deux mimaient chacune des paroles comme s’il s’agissait d’une sorte de comédie musicale improvisée. Incapables de se tenir, comme si la pression était évacuée, les deux se taquinaient avec une complicité palpable. Au volant, Elias n’avait aucun autre endroit où il aurait aimé être.

“Bon, une petite question mon cher grand frère.

  • Tu oses interrompre la belle Sinatra...vas-y cause toujours.
  • Deux questions en fait. Déjà, quand oseras-tu passer le cap de te couper cette tignasse bouclée qui te serre de cheveux ?
  • Deux ans tu piges pas ? Deux piges que ça pousse. Je crois que tu peux passer à la suivante. Tes copines adorent en plus.
  • Ha ! la bonne blague. Seconde question, pourquoi tu persistes à pas t’acheter une vraie voiture ? On roule en Clio de location quoi, sérieux je mérite mieux non ?
  • Tu t’es pris pour Kardashian c’est ça ? Estime toi heureuse que je te conduise déjà en cours. Et je t’ai déjà dit que c’est la bagnole d’un collègue, je lui rends aujourd’hui. Mieux que de bouger à pied non ?
  • Reçu coach.”

Se parler comme s’ils se détestaient était leur spécialité. Mais tout le long, leur sourire ne trompait personne. Même si Elias tentait de garder cette face sérieuse du rôle du fameux coach.

"Ça se passe ta prépa pour la compet' sinon ? Le grand frère est-il fin prêt ?

  • Ça avance oui.
  • Pour bientôt, t’as intérêt d’être prêt. Akim va pas rigoler avec toi.
  • Akim me fait confiance et j’ai grande confiance en lui.
  • Tu m’étonnes, l’ancien pourrait détruire un mur en cognant dedans.
  • Exactement ce qu’il m’a appris à faire pour la compet’ héhé.
  • J’espère bien.
  • Ramène tes copines justement, qu’elle puisse admirer ma tignasse mettre KO l’adversaire.
  • Ca pour le mettre KO...t’inquiète pas que ça le fera dormir !
  • Saleté.”

Un léger rire de la part de sa sœur.

“Tu vas pouvoir avoir un congé pour le jour du gala ?

  • Entre le Pullman et le café, comment te dire que la boxe pour eux c’est pas dans leur liste des choses importantes ? Et ma personne encore moins.
  • Tes managers s’en fichent ?
  • C’est un monde cruel ma p’tite Sarah. Ah lala, tu as encore tant de choses à apprendre petite.
  • Petite ouais...coach !”

La douce mélodie façon sixties se poursuivait dans la voiture tandis que les deux déambulaient sur les routes de banlieue du quatre vingt quatorze, jusqu’au lycée de la petite Sarah. A mesure qu’Elias faufilait la voiture le long des routes sinueuse de leur ville natale, Champigny sur marne, la petite sœur se mit à chanter.

“Bon, Sarah, accroche-toi bien à cette future carrière de boxeuse car le chant...

  • Salauds, tu disais que je chantais bien.
  • Je dis beaucoup de choses tu sais...
  • Ha ! écoute-ça alors monsieur le grincheux…”

Elle le frappa d’un coup à l’épaule et poussa la chansonnette plus fort encore.

"Ça va ça va tu as gagné ! Une somptueuse voix pour une petite de dix sept piges ! ça te va ?..

  • Oh que non écoute !
  • Elle va se calmer Amy Winehouse ! J’ai saisi l’idée..!

Voiture à l’arrêt.

Sarah descend.

Son sac au dos, lycée de Champigny, banlieue.

Autour, la foule d’élèves.

Devant le grillage, un sourire.

“Hey soeurette !”

Elle se retourna.

“Prends pas la grosse tête.”

Un sourire illuminait leur visage. En même temps que la jeune boxeuse ne brandisse un majeur à son encontre.

“Bonne journée serveur-voiturier-boxeur !”

Lui répondant par un majeur levé, en souriant, il glissa l’autre main sous sa veste Levis bleue, sous un t-shirt Guns N Roses vieux, pour sentir les battements de son coeur...irrégulier...toujours…

Il prit une inspiration profonde en prenant soin de ne pas trop forcer sur sa cage thoracique. Il jeta un dernier regard à sa sœur, ses cheveux bruns bouclés attachés en chignon sur le haut de son crâne, sa veste H&M en cuir, sa paire de jeans large genre hipster et sa paire de Vans. Son pull gris en coton épais sous sa veste qui lui plaisait tant. Toujours le même accoutrement simple. Elias revint au volant, les poches de son jean délavé de la friperie du quatrième remplis de tout ce dont il avait besoin pour bosser. Il posa les mains sur le volant : en route.

Matinée.

Check.

Et alors que le célèbre “It’s such a pretty world today” de Nancy Sinatra prenait fin, Elias pensa :

Maintenant, place à la journée.

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