Des soupirs dans une cage
I
Marie-Mélodie est bien seule dans sa petite cage. Coincée dans un ascenseur, bloquée au premier étage, elle contemple avec ses yeux d’enfant une silhouette allongée sur le dos, là, en bas, au rez-de-chaussée.
J’aimerais tellement me trouver près de lui. Il me manque… Toto.
Mais Marie-Mélodie sait qu’elle ne peut pas sortir de sa petite cage. Enfermée, cloîtrée, prisonnière, ses geôliers la surveillent à chaque instant. Surtout le gros barbu. Le gros barbu aime bien Marie-Mélodie. Il l’aime peut-être un peu trop.
Alors elle ne quitte pas des yeux l’étrange forme humaine qui semble dormir sur le comptoir de l’accueil.
Elle sait où elle se trouve. Les murs suintants de crasse, de graisse et de rouille respirent cette architecture basique de Nouvelle-Parskov.
Peut-être même qu’on n’a pas quitté Leonigrad ? Y’a qu’ici que c’est aussi sale !
Elle soupire.
Si au moins j’avais des chaussures…
Son petit espace a plus en commun avec le chenil que la prison. Trois jours déjà qu’elle vit au milieu des bris de verre et de ses propres excréments. Sa chainse est maculée de sang et de poussière. Ses pieds sont lacérés. Mais si cela semble la désoler, elle n’a pas peur. Ou ne le montre pas. Tout ce qu’elle veut, c’est retrouver son Toto. Là, en bas.
II
— Je vais chercher le client, il attend à la ville, gardez un œil sur le colis.
L’immense gaillard en uniforme pointe du doigt le petit oiseau suspendu dans sa cage.
Il s’en va ?
— Bien reçu, lieutenant. Et on fait quoi de… ça ?
Le second homme, plus petit, désigne la silhouette sur le comptoir. Son supérieur lui répond sans émotion :
— Le client a payé pour une livraison complète. Le colis inclut aussi cette… chose.
— Bien reçu, lieutenant.
Il s’en va… sans Toto.
Marie-Mélodie sourit. Elle comprend que ça sera son unique chance. Son sourire s’efface. Le grand soldat est bien parti, mais lorsqu’il reviendra, il sera trop tard.
Il faut que je retourne auprès de Toto. Il me protégera. Si j’y arrive, nous pourrons nous enfuir. Et on pourra chanter des chansons, pas vrai ?
Pour se rassurer, elle se caresse les épaules. Ses toutes petites mains crasseuses descendent sur ses omoplates saillantes. Elle se dit qu’elle doit presque ressembler à un squelette maintenant. Cette idée la fait sourire à nouveau.
Ils lui ont tout enlevé. Sa jolie robe violette, ses pantoufles et sa couronne.
Ses doigts se referment sur deux petites boucles, une sous chaque omoplate. Deux anneaux de fer qui émergent de sa peau comme des icebergs. Marie-Mélodie soupire.
Au moins, vous êtes encore là, vous.
III
La fillette regarde vers la fenêtre au-dessus de la porte d’entrée à travers laquelle filtre une lumière orangée. Rien d’incroyable dans ce petit monde. Tout est couleur rouille, rassi, encrassé, sang séché, sueur sale, souillé, salissures.
Soupir.
Les ombres sont, elles, plus éloquentes que la lumière. Elles s’étirent de plus en plus et bientôt celle du casier en fer aura rejoint le mur effondré, à l’angle.
Alors il sera l’heure de la visite quotidienne du barbu.
Celui qui m’aime un peu trop.
Il ouvrira la porte et cela annoncera sa plus belle opportunité d’aller retrouver Toto. Marie-Mélodie ferme les yeux. Chaque parcelle de son cortex lui dicte la marche à suivre, et son cortex est bavard :
C’est très simple.
À travers le grillage de son ascenseur, elle a pu les observer. Elle les connaît.
Il y a quatre geôliers. Dont le lieutenant. Cela ne laisse que trois menaces à éliminer.
Le premier viendra bientôt. Il a toujours sur lui un pistolet à un coup modèle Teskunov-17 à balles rondes.
Le second sera en bas, il surveillera l’entrée à côté de Toto. Il n’a qu’une batte de baseball hérissée de clous rouillés.
Le troisième sera sur le toit. C’est le plus frêle et le plus lent. Probablement malade ; une pneumonie. Il n’aura jamais le temps de descendre cinq étages pour t’arrêter avant que tu n’atteignes le rez-de-chaussée. Ce n’est pas une menace. Tu seras rapidement hors de portée de son pistolet.
Récapitulons.
Oui, récapitulons !
Je tue le premier pendant qu’il m’aime. Ça sera facile. Je prends son arme, je la charge. Mais il va crier, parce que je ne pourrai pas le tuer rapidement. Alors celui d’en bas va monter voir. Je tire pendant qu’il est encore dans l’escalier. Il meurt et son sang coule dans les marches de l’escalier comme une casca...
Concentre-toi ! On n’a pas le temps pour les détails.
Pardon.
Reprends.
Le dernier ne sera alors qu’au quatrième, peut-être troisième étage lorsque je retrouverai Toto. Je le réveille et on sort par la porte d’entrée en chantant. Il me protégera de l’unique balle du malade. Il est trop faible, il ne pourra pas nous courir après.
Très bien. Tiens-toi prête, il approche.
Je suis prête.
— Hé ! Le client arrive d’un moment à l’autre alors l’abîme pas trop !
— T’inquiète, il ne saura jamais que je suis passé par là, héhé.
— T’es vraiment dérangé, Vladislav.
— J’suis pas assez bien payé pour pas me servir dans la soupe.
C’est toi qu’il traite de soupe ?
IV
La clé tourne dans la serrure et l’épais cadenas oxydé tombe au sol dans un bruit sourd. Une symphonie quotidienne ; le grand gaillard barbu est réglé comme une horloge.
Lorsqu’il entre dans la cage à oiseau, il est déjà occupé à défaire sa ceinture. Avant même qu’il n’approche de Marie-Mélodie, celle-ci peut sentir son odeur emplir l’espace.
Il attrape la jeune fille par les cheveux et la plaque contre la grille en fer. Sans perdre de temps, il remonte l’unique étoffe de Marie-Mélodie jusqu’à ses hanches.
— Héhé. Hé bah, il est tout sale ce petit con. C’est comme ça que je les préfère...
Le colosse s’agenouille devant la frêle créature et fourre sa tête entre les cuisses graciles de celle-ci. Elle reste muette, stoïque. Elle est prête, héroïque.
À l’instant précis où la langue du porc effleure l’innocence du petit oiseau, Marie-Mélodie récite son plan :
Dans un mouvement presque félin, ses cuisses se referment sur les oreilles du monstre et ses doigts agrippent les anneaux coincés dans sa chair. Elle en tire deux aiguilles à tricoter cachées sous sa peau, puis les enfonce aussi profondément que possible dans les orbites de son geôlier.
Le colosse se redresse et hurle de douleur, mais Marie-Mélodie tient bon. Elle s’agrippe de toutes ses forces aux épingles. Bien campée sur les épaules du vilain, elle enfonce encore un peu plus ses armes incongrues. Elle connaît bien le chemin ; un peu à gauche, en dessous de l'os sphénoïde, puis elle atteint sa destination.
Au fond, là où les pointes s’amusent avec la chair, c’est mou.
Son cortex à lui ne sera plus jamais bavard…
Finalement, le geôlier barbu, celui qui aimait tant Marie-Mélodie, s’étale sur le dos, inanimé.
Sans perdre un instant, la fillette attrape le Teskunov-17, charge une balle, l’oiseau sort du nid.
Dans l’escalier, monte le second vilain. Comme prévu, elle tire. L’homme s’efondre, un point rouge sertit son front. Son sang coule paresseusement d’une marche à l’autre. La jeune fille exulte.
Ne traîne pas !
Marie-Mélodie reprend ses esprits et dévale les marches quatre à quatre. Plus qu’un palier, et elle sera auprès de son ami, de son amant, de son protecteur. Toto.
Soudain quelque chose siffle au-dessus de sa tête et un carreau autrefois blanc vole en éclat dans le mur.
Non, pas possible, il est censé être sur le toit !
Peut-être a-t-il dû descendre se soulager ? Quoi qu’il en soit, ne reste pas plantée là !
Il vient de tirer avec son arme, pas vrai ?
J’imagine, oui…
Alors il est désarmé. Désarmé et malade.
Sans attendre de réponse de son cerveau, la fillette remonte les marches. L’homme se trouve à quelques enjambées, en face de l’ascenseur qui a trop longtemps privé l’oiseau de son ciel. Il tousse tandis qu’il recharge son arme. Mais Marie-Mélodie court vite.
Il n’aura pas le temps.
Et il n’a pas le temps. Sans s’interrompre, l’enfant lui saute à la gorge. Ses épingles trouvent le chemin de son cœur. Ses dents lui arrachent la trachée.
Tétanisé par l’extrême violence de la frêle silhouette, le garde n’a pas eu la moindre chance de se défendre. Il s’écroule, mort lui aussi.
Toto. Vite avant que le grand gaillard ne rentre !
Cette fois, rien ne vient perturber Marie-Mélodie. En quelques secondes, elle se tient à côté de Toto. Il dort paisiblement, toujours allongé sur le comptoir. La fillette sourit.
Mais il est abîmé, Toto. Par endroit, ses coutures ont lâché et une masse visqueuse rougeâtre tente de sortir des entrailles de la...chose.
Car en fait d’humain, il s’agit d’une grossière sculpture vaguement humanoïde. Quelque chose assemblé à partir de tissus, mais surtout de peaux d’animaux et, probablement, d’hommes et de femmes. Une poupée terrifiante. Une marionnette délirante. Toto.
Mais l’enfant n’est pas troublée. Non. C’est elle qui l’a confectionné. Elle est triste de le voir ainsi blessé, aussi entreprend-elle de le rafistoler du mieux qu’elle le peut.
Tu ne peux pas sortir dans cet état ! Non, il faut que je te bricole !
Elle répète alors un geste mécanique si bien assimilé. Elle passe un bout de fil qui dépasse de sa chainse, et l’enfile dans le chas d’une de ses aiguilles. S’en suit une gymnastique aussi véloce que vitale ou le fil se mêle à la peau, et les plaies béantes de Toto se referment comme par magie.
Dehors, on entend le bruit d’un moteur qui se coupe.
V
— Restez ici, monsieur, je vais chercher votre colis, dit une voix familière derrière la porte à double battants.
Il va entrer d’un moment à l’autre !
J’ai presque fini !
Un dernier crochet, et Toto est enfin reprisé.
Marie-Mélodie est satisfaite. Elle plante ses deux épingles sous les parodies d’omoplates de sa poupée et ferme les yeux.
Je les sens. Ils sont toujours là ! Je sens les fils bouger sous mes doigts !
Puis elle les agite, ses petits doigts. La montagne de chairs, de peaux et autres trucs se lève en silence de son lit, savamment guidée par une petite fille ravie.
Enfin, la porte s’ouvre avec fracas. Le lieutenant rentre dans la pièce. La porte se referme derrière lui.
Touchez, bougez, petits boudins !
Hurlez, criez, petits vauriens !
La maîtresse des poupées arrive.
Vous mourrez en pleurant… endives.
Endives ?
Je n’avais pas de rime en “ive”.
Le grand gaillard n’aura jamais le temps de hurler de terreur, car sur ses tempes, le colosse informe abat ses grosses mains.
Son crâne éclate comme une pastèque trop mûre, décorant la porte et les murs alentour d’une constellation vermeille. Le silence retombe dans cet office de Leonigrad. Mais Marie-Mélodie n’a pas terminé. Dehors, il reste quelqu’un à éliminer.
Si un crâne en est incapable, comment une simple porte en bois pourrait résister à la furie de la fillette et de son Toto ? Le pauvre client en costume noir, prisonnier de son auto, assiste au ballet des échardes qui s'échouent sur son pare-brise. Assis à l'arrière, il est déjà bien trop tard pour s’enfuir.
Le goliath avance à grandes enjambées vers la voiture.
Comme elle est belle ! Une Sadka Turbo-motion trois roues, nouvelle génération ! Encore plus jolie que celle du temple !
C’est le modèle de cette année, non ? Han, ça vaudrait peut être le coup de ne pas l’abîmer et de s’enfuir av…
Mais parfois, Marie-Mélodie agit plus vite que son cortex ne cause, et de ses deux poings, le monstre fracasse la calotte de l’auto, broyant tissu, vitre, ferraille, chair et os sans distinction.
Le spectacle laissé par la ruine alentour ravit la fillette au plus haut point. Elle est bien à Leonigrad : tout ici est est détruit, décrépi. La lumière orangée laisse place à une nuit tangerine. Elle soupire encore.
Mais attends…
Quoi ?
Approche-toi de la voiture. Oui, là, baisse-toi. Regarde la plaque.
Oh… Une plaque anonyme.
Le gouvernement ?
Oui !
Oh… Très bien. Bon. Nous n’avons plus grand-chose à faire ici, pas vrai ?
Non, je ne crois pas.
Sur ces pensées, l’étrange duo avance d’un pas sûr vers les dernières lueurs du soleil. Puis un chant doux, une comptine pour enfant, un canon réconfortant s’élève dans le crépuscule…
Quand Marie-Mélodie s’amuse avec une mouette
Elle l’attrape, l’étripe et lui décroche le bec
Quand Marie-Mélodie joue avec un toutou
Elle le choppe, le butte et l’noie dans la gadoue
Si Marie-Mélodie met la main sur toi mon gars
Fais tes prières, car Toto a b’soin d’un bras !
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