Histoire locale - 5
Je m’apprêtais à remettre en place une pile de livres dont on n’avait plus besoin pour notre exposé quand la catastrophe se produisit. Je tenais les livres en équilibre précaire sur ma main droite tandis que je les rangeais sur leur rayonnage avec la gauche, et pour gagner du temps, j’avais emporté tous les bouquins d’un coup. Vous voyez venir la tuile ? Je rangeais approximativement trois livres avant que la pile ne bascule en avant, vers l’étagère. En tentant de la maintenir, je les poussai davantage sur le panneau de bois du fond, qui craqua sous le poids des briques que je ne tenais plus et le mien. La moitié des livres atterrirent par terre dans un bruit sourd, les autres restèrent affaissés devant le trou béant.
« Dites-moi que je n’ai pas fait ça, pensai-je, mortifié. »
J’avais toujours les bras tendus sur le rayonnage dévasté quand Isobel et Sam vinrent voir ce que je fabriquais.
- Je suis désolé !
- Eh bah ! Ces étagères ont plus de soixante ans, et toi t’arrives et tu la massacres en un après-midi ! commenta Samuel.
- J’ai pas fait exprès !
- Justement, c’est ça qui est incroyable, se marra-t-il alors que je me décomposais de l’intérieur. T’en as même fait passer au travers de la cloison !
- Hein ? Mais non, ils sont tous tombés par terre presque. Le panneau s’est simplement… décroché quand j’ai lâché la pile.
- Et ça, c’est quoi ?
Isobel tendait déjà la main pour en retirer un livre à la couverture grise de poussière et de toiles, sur lesquelles se balançait justement une petite bestiole poilue et pleine de pattes. Elle la décrocha du bout du doigt et la replaça dans le trou, sans même tressaillir, alors que j’avais déjà fait un pas en arrière à la vue du monstre.
- Qu’est-ce que… ?
Les sourcils froncés, elle entreprit de dénouer le cordon qui maintenait l’ouvrage épais, et parcourut prudemment les pages. Le vieux papier crissait sous ses doigts. S’arrêtant au hasard, elle se mit à lire, Sam et moi penchés de part et d’autre pour l’imiter. Les pages étaient remplies d’une écriture fine et nette, à l’encre noire.
« La nuit de la battue fut terrible, la plus noire que connut le hameau de Ravenhill. Les habitants étaient dans une rage noire, que rien ni personne ne pouvait endiguer. Ils nous chassèrent toutes et tous ; aucune créature ne fut à l’abri ce soir-là. Sorcières, goules, gobelins, tous nous fûtes poursuivis : chez nous, dans les rues et la forêt attenante, oubliant toute amitié passée qui avait jadis lié nos existences. Presqu’aucune d’entre nous, les sorcières, n’en réchappa. Celles qu’ils capturèrent furent traînées, enchaînées les unes aux autres comme du bétail, dans la vaste clairière à l’orée de la forêt où une énorme fosse avait été creusée. Le clair de lune se voila, honteux d’assister à l’horreur qui se préparait sous ses rayons. »
Nous relevâmes la tête d’un bloc, avec la même expression sur le visage.
- Qu’est-ce que c’est que ça ? interrogea Isobel à voix si basse que je dus me pencher davantage pour l’entendre.
Samuel prit le livre, le retourna et le retourna dans ses mains, inspectant la dernière et la première page.
- Un journal, chuchota-t-il également en le rendant à Iso. Vachement vieux.
- Plus que toi ?
- D’un bon siècle au moins, regardez la date, là.
1787. La page que nous venions de lire datait du mois d’octobre 1787. Ça donnait le vertige.
- C’est bizarre, dis-je. Pourquoi il était derrière le fond de la bibliothèque ?
- Aucune idée. Mais je compte bien le découvrir. Une chasse aux sorcières à… Ravenhill ?
Isobel lança un regard interrogatif à Sam qui secoua la tête en signe de dénégation.
- Ça ne me dit rien.
- Les enfants ? nous appela une voix du rez-de-chaussée. Vous voulez une part de gâteau ?
- On arrive ! C’est Rose, ajouta Isobel en me jetant un coup d’œil. Peut-être qu’elle pourra nous renseigner sur le hameau de Ravenhill.
- Attends ! Et la bibliothèque ?
- Ah, ouais.
Isobel replaça la planche tombée du mieux qu’elle put – autant dire qu’elle ne tenait plus énormément, ça cachait juste le trou du double fond. Puis je l’aidais à ramasser les livres et à les ranger sur l’étagère.
- C’est tout ? Pas de sortilège magique pour n’y voir que du feu ?
- Pas le temps. Allez, viens.
- Elle ne connaît pas le sort, m’indiqua Sam un brin railleur.
Elle lui tira la langue. Elle allait sortir, mais elle se ravisa et alla cacher le livre derrière d’autre sur un rayonnage plus bas que celui que j’avais malmené. Je n’eus pas besoin de lui demander pourquoi elle agissait de la sorte. Ce livre caché, c’était notre secret. Nous l’avions trouvé. En un regard, nous convînmes de n’en rien dire à Ruth ni à Rose pour l’instant.
- On ne dit rien non plus pour l’état de la bibliothèque, je présume ?
- La bibliothèque ? Qu’est-ce qu’elle a, la bibliothèque ?
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