Chapitre 1
On disait souvent de Rebecca Fisher qu'elle était vraiment douée pour parler aux autres, et qu'elle simulait parfaitement l'intérêt qu'elle ressentait pour les confidences. En réalité, la journaliste comprenait chacune des paroles, ressentait chaque émotion, souriait sincèrement face à son interlocuteur. Ceux qui la connaissaient précisaient toujours, en la pointant du doigt, qu'elle était trop emphatique, trop gentille, trop intelligente pour exercer ce métier. Pourtant, elle adorait ça. Elle adorait rencontrer de nouvelles personnes et écouter ce qu'elles avaient à raconter, par leurs mots, mais aussi par leurs silences et leurs gestes.
Elle était même fière de ce travail qui était le sien. Pourtant, ça n'a pas toujours été simple. Elle se souvenait encore des disputes incessantes avec ses parents quand elle avait décidé de se lancer dans cette voie. Aujourd'hui encore, quand Rebecca parlait des reportages qu'elle entreprenait, son père ne l'écoutait plus et sa mère faisait mine de changer de sujet.
En tout cas, son empathie n'avait jamais été un frein dans son métier. Du moins, c'était ce qu'elle croyait, jusqu'à ce que son patron la reçoive dans son bureau. Grand, droit comme un piquet, Dobrans - souvent surnommé Nobranle à cause de son inaction au sein du journal - ne convoquait presque jamais ses employés, sauf pour motif grave. C'était donc avec anxiété que Rebecca se postait devant lui, attendant qu'il termine de lire une feuille.
- Rebecca Fisher.
- Oui ?
- Savez-vous pourquoi je vous convoque ?
- Si c'est à cause de mon dernier article sur l'EHPAD où tout le monde...
- Oui. Mais pas que de ça. De tous les autres sujets que vous avez traités, aussi.
Elle prit quelques secondes pour réfléchir à ce qu'elle avait fait de mal, mais rien ne lui vint.
- Je ne comprends pas...
Dobrans la fixa comme si elle était définitivement idiote.
- Vous croyez vraiment que ça intéresse les gens de lire sur des personnes heureuses ? La seule chose que ça leur fait, c'est de se dire qu'ils ont une vie de merde.
- Mais...
- Écoutez. Vous êtes intelligente, vous avez une belle plume, alors servez-vous de votre tête. Dans les journaux, ce qui se vend, ce sont les faits divers, les meurtres, les psychopathes, les animaux maltraités. Ça fait réagir, ils se disent "oh, c'est horrible !" avant de se renseigner plus sur le sujet, tout en étant secrètement soulagé que ça ne leur arrive pas à eux.
- Le but du journalisme n'est pas de proposer l'actualité à tous, et toute l'actualité, pas uniquement les mauvaises nouvelles ?
- Ce n'est pas la partie la plus importante du métier. Vous voulez savoir laquelle c'est ? Faire vendre le journal. On a une baisse significative. Vous savez depuis quand ?
Cette fois, Rebecca Fisher resta muette.
- Depuis que vous avez commencé à écrire sur les gens heureux. Publiez quelque chose d'intéressant. Écrivez quelque chose où les personnes pensent "heureusement, ce n'est pas à moi que ça arrive". Sinon, je serai dans l'obligation de me séparer de vous.
Beaucoup pourraient penser que la journaliste se serait défendue davantage, mais elle tenait à son travail. Et surtout, l'idée qu'on puisse la virer l'avait profondément ébranlé. Ce fut après un bref signe de tête qu'elle quitta le bureau.
...
Il s'était écoulé plusieurs jours avant que Rebecca Fisher ne trouve l'idée de son article. Plusieurs jours durant lesquels elle était restée à son bureau, à chercher jusqu'à en dehors de ses horaires de travail quelque chose qui parle de meurtre, de sang, de psychopathe. Rien qu'à lire plusieurs articles ou des posts Facebook, ça lui filait la nausée. Alors elle cherchait sur les réseaux sociaux, sur internet, appelait même quelques contacts, mais rien ne l'intéressait.
Peut-être était-elle fait pour des articles joyeux. Peut-être devrait-elle vivre de son deuxième métier, prête-plume. Peut-être devrait-elle prendre quelques jours de congé.
Peut-être n'était-elle pas faite pour ce métier.
Elle avait commencé à regarder ce que les autres journaux publiaient, et elle comprit ce que Nobranle voulait dire. Si plusieurs nouvelles étaient optimistes, les plus gros titres reprenaient des informations catastrophiques ou, du moins, négatives. Rien qu'à la lecture de quelques titres, Rebecca avait le cafard.
Pendant qu'elle fouillait de plus en plus sur d'anciennes éditions de son propre journal, la femme aperçut un article qui attira son attention. Comme beaucoup, elle avait entendu parler de l'affaire, mais ça lui était sorti de la tête.
Celle de l'expérience psychologique qui avait viré au cauchemar, et de la psychologue qui refusait de s'exprimer et de sortir de chez elle. Elle se souvint même de l'un de ses collègues qui avait failli se faire frapper par la femme en question.
Elle fit quelques recherches pour en savoir plus. Erin Filery avait refusé toutes les interviews inimaginables et vivait recluse depuis. Et si Rebecca parvenait à la faire parler ? Elle était douée pour. Ce ne sera pas simple, bien au contraire, mais peut-être qu'avec sa patience et son empathie, Erin Filery sera suffisamment rassurée pour lui parler, et surtout raconter ce qui s'était passé. Mais pour cela, elle devra mentir sur son métier, sinon elle l'enverra paître, comme tous les autres journalistes avant elle.
Elle avait peut-être une chance de rester dans le journal. Encouragée par sa découverte, elle fit encore quelques recherches et attrapa sa veste pour sortir. La voiture de fonction l'attendait.
Rebecca Fisher traversa la ville - pleine - pour pénétrer dans un village plus calme. Quelques champs et deux ou trois vaches se profilaient à l'horizon. Elle se sentait pleine d'énergie, motivée à prouver son travail. Elle l'aimait et ferait tout pour le garder.
Enfin, au bout d'une vingtaine de minutes, elle trouva ce qu'elle cherchait. Un petit hôpital moderne se dressait dans un renfoncement, flanquée d'un minuscule parking qui accueillait déjà quelques véhicules. Heureusement qu'un panneau lui avait indiqué la direction et qu'elle avait un GPS, sinon elle ne aurait eu toutes les peines du monde à repérer l'endroit. Elle se gara tant bien que de mal et entra.
Les hôpitaux la mettaient mal à l'aise. L'odeur de désinfectant couvrant celle de la mort et de la douleur lui filait la chair de poule, et celui-ci ne faisait pas exception. Mais au lieu de se laisser envahir par d'autres émotions, elle marcha d'un pas résolu jusqu'à l'accueil, où une jeune femme tapait frénétiquement sur son ordinateur.
- Excusez-moi ?
Elle attendit que la réceptionniste lève des yeux surpris vers elle.
- Vous êtes Mathilde ?
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